"Seul l'espoir apaise la douleur" : cinq extraits poignants du témoignage inédit de Simone Veil

Simone Veil
C'est une archive inédite, précieuse. En 2006, pour la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et l'INA, Simone Veil prend le temps de raconter ce qu'on lui a longtemps interdit d'évoquer. Digne et bouleversante, l'ancienne ministre se confie durant plus de cinq heures. Jusqu'alors jamais publiée, cette interview a été dévoilée ce mercredi 19 octobre 2022 en livre (Flammarion), podcast et vidéo.

9 mai 2006. Quelques mois avant la publication d’Une Vie, son autobiographie publiée en 2007, Simone Veil, alors âgée de 79 ans, témoigne face caméra pour l'Institut national de l'audiovisuel (INA) et la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, qu'elle a présidé dès sa création en 2000 et jusqu'en 2007.

Seul l'espoir que la mémoire de l'Holocauste perdure apaisait sa douleur. L'ancienne déportée le confiait dans ce long témoignage jusqu'alors jamais publié, dévoilé en intégralité sur le site de l'Institut national de l'audiovisuel (INA) mercredi 19 octobre 2022 et en librairie ce même jour.

Jean et Pierre-François Veil ont préfacé ce récit qui prend le temps, rare et puissant, édité par Flammarion. Ce sont eux qui, à la disparition de leur mère en 2017, ont autorisé sa publication.

Cet entretien fleuve de 5h30 accordé à Catherine Bernstein peut se lire, se visionner... aussi s'écouter. Le média de précieuses archives l'a découpé en quatre épisodes de 30 minutes chacun pour un podcast au titre éponyme.

Quand Simone Veil raconte sa mère, perle et perte de sa vie

Sa mère fut "le personnage le plus important de [s]a vie", confessait la grande reporter Annick Cojean, autrice de Simone, la force d'une femme (Steinkis). 

Les mots choisis par sa fille lors de cette interview, puis répétés avec émotion pour louer les qualités d'Yvonne Jabob, morte en déportation du typhus le 15 mars 1945, le démontrent encore.

Simone Veil se souvient d'abord de la vie d'avant l'enfer des camps, son adolescence solaire à Nice au sein d'un foyer aimant, et laïc, insiste-t-elle. De cette complicité heureuse et imperturbable mère-filles. 

Vidéo du jour

"Maman venait souvent nous chercher, même quand nous étions grandes, ça n’était plus, plus du tout pour nous raccompagner mais simplement pour profiter de notre présence, revit-elle. Elle venait nous chercher et on la prenait d’ailleurs quelquefois pour la sœur aînée. Elle était vraiment un peu comme une sœur aînée, elle était aussi très proche de nos amies."

Je crois que toute sa vie a été une vie de générosité, une vie vers les autres, sans avoir conscience (...) ni de sa bonté exceptionnelle, ni de sa dignité.

Plus loin dans ces confidences, l'ancienne ministre rend un bouleversant hommage à l'humanité de sa mère, même dans le plus inhumain des contextes.

"Tout le monde aimait ma mère. Et au camp, puisqu’elle a été déportée avec nous [sa grande sœur "Milou" et elle, ndlr], mes amis conservent d’elle un souvenir exceptionnel, parce que même très malade, plus tard presque mourante, elle a toujours donné du courage à tout le monde, elle disait 'On va rentrer, ça s’arrangera', elle aurait tout donné." Et d'exemplifier, telle une unité de mesure de son immense altruisme : "Si elle avait un bout de pain, elle le donnait à quelqu’un dont elle pensait qu’il avait plus faim qu’elle".

"Je crois que toute sa vie a été une vie de générosité, une vie vers les autres, sans avoir conscience (...) ni de sa bonté exceptionnelle, ni de sa dignité, songe celle qui est devenue orpheline à 17 ans. Car dans les périodes les plus difficiles, elle a toujours montré une dignité extraordinaire." Une dignité dont elle avait hérité, qu'elle affichait à chaque épreuve de son engagement politique.

Indélébiles souvenirs des camps

La Shoah est marquée dans sa chair, pas seulement littéralement. Cet entretien nous permet de réaliser, sinon nous rappeler, à quel point sa déportation à l'adolescence a influencé le restant de son existence, infusé dans tous ses combats.

C'est pour cela que cette époque sombre est au cœur de témoignage - réalisé pour la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, c'est un contexte important -, pour cela aussi que Simone Veil y revient toujours, même lorsqu'elle évoque, plus tard au cours de cet échange, sa bataille pour la légalisation de l'avortement en France ou sa détermination pour réconcilier l'Europe.

À Gleiwitz, on s’est retrouvées aussi avec beaucoup d’hommes, alors là c’était un autre chantage. C’étaient les hommes qui vous disent : "On n’a pas vu de femme depuis dix ans".

Parmi les étapes détaillées, les camps traversés au cours des dix-huit mois de déportation, le chapitre sur son arrivée à Gleiwitz, en Pologne, interpelle. "À Gleiwitz, on s’est retrouvées aussi avec beaucoup d’hommes, alors là c’était un autre chantage. C’étaient les hommes qui vous disent : 'On n’a pas vu de femme depuis dix ans.' Bien sûr, c’est toujours la même chose, c’étaient les kapos, les chefs de bloc, les gens qui avaient des responsabilités", révèle la survivante.

Marquée par le silence imposé aux survivants

À son retour de l'indicible, ne pas pouvoir raconter lui fut insupportable. Simone Veil se remémore à quel point les rescapés devaient rester mutiques, se projeter dans l'avenir sans évoquer ce passé si proche et traumatisant.

"Tout de même, le silence, l’incompréhension qui nous ont été imposés, c’était trop lourd, dénonce-t-elle. Je pense que pour nos familles, c’était trop difficile à entendre. Probablement aussi qu’on en parlait avec une telle brutalité sans s’en rendre compte, je ne sais pas…", s'interroge toujours, six décennies plus tard, celle confie aussi avoir perçu dans l'opinion une différence de traitement entre les Résistants et les déportés survivants. 

Plus loin, Simone Veil revient sur l'incompréhension voire la réticence des Français envers leurs concitoyens ex-déportés. Un malaise et des suspicions profondes, qui perdurent, regrette-t-elle.

Le 12 janvier 2005, un an avant cet entretien, la femme politique participait à l'émission Culture et Dépendances dédiée aux commémorations de la libération d'Auschwitz-Birkenau, présentée par Franz-Olivier Giesbert, et diffusée sur France 3. Elle raconte son échange sur ce plateau avec "un petit imbécile", selon ses mots. 

Ah, monsieur, vous êtes un petit con.

"Oh on sait, les déportés, comment ils sont rentrés…", lui a-t-il lancé. "Bon. Je réponds : 'Écoutez, puisque vous commencez, dites ce que vous pensez. Comment est-ce qu’on est rentrés ? Qui a-t-on tué pour rentrer ? Dites-le, n’ayez pas peur !", a-t-elle rétorqué. "Et il me lance : 'Effectivement, on peut se poser la question.' Je lui dis : 'Ah, monsieur, vous êtes un petit con.' Cet échange a été coupé, malheureusement", dévoile-t-elle. Et d'ajouter : "Je l’ai bien regretté".

La violence encaissée lors du débat sur l'IVG

Le 17 janvier 1975, la loi Veil entre en vigueur... et dans l’Histoire. Son courage et son abnégation ont permis aux Françaises de disposer de leur corps comme elles l'entendent. La bataille ne fut pas évidente. Durant plusieurs mois, la ministre de la Santé a dû affronter l’hostilité, même l’agressivité d’une partie de la classe politique, y compris son propre camp. Elle subit des attaques misogynes, antisémites, qui la renvoient à son passé de déportée.

Je m’attendais tellement peu à ça que ce fut un choc.

Au cours de ce témoignage, lui remontent les propos de Jean-Marie Daillet, alors député UDF de Saint-Lô (Manche).

"Le député en cause a toujours prétendu qu’il ne savait pas, et que, sinon, il n’aurait jamais fait cette référence, mais il a dit : 'Ce que vous faites, c’est comme ces bébés qu’on a jetés dans les crématoires, c’est ce que vous faites avec ces fœtus'", rappelle-t-elle.

"Je m’attendais tellement peu à ça que ce fut un choc", avoue la passeuse de mémoire, avant de révéler recevoir encore - en 2006, donc - "du courrier qui [l]'interpelle en tant que telle", comme : "Vous-même, vous avez tué" ou "Vous nous faites pleurer sur la situation des Juifs, mais vous, vous avez tué autant d’enfants avec votre loi".

L'Europe et l'espoir

Plombantes attaques répétitives. Mais telle une promesse de ce si joli titre, Seul l'espoir apaise la douleur, Simone Veil achève ce témoignage par une note d'espoir.

Il faut savoir faire des concessions, des sacrifices.

Elle rembobine alors jusqu'à son élection au Parlement européen, le 17 juillet 1979. Sa victoire offrit "une très grande joie" à sa tante, la sœur de son premier modèle, sa regrettée mère, qui "pensait comme [elle]".

"Je ne sais pas quels étaient ses sentiments vis-à-vis des Alliés ou des Allemands, mais elle pensait aussi que c’était la seule solution, la seule possibilité", confie-t-elle, dans cette dernière partie lumineuse. Et de conclure, avec toute son admirable résilience : "Il faut savoir faire des concessions, des sacrifices, quelque chose de dur, même, affectivement, si on veut que les jeunes aient un avenir qui ne soit pas obéré dès le départ par des rancœurs, des haines, des désirs de revanche et de vengeance". 

Mercredi 12 octobre 2022, sortait en salle Simone, le voyage du siècle, vertigineux et nécessaire biopic signé Olivier Dahan, incarné, en partie, par Elsa Zylberstein, à l'origine du projet. Certaines scènes difficiles, qui reconstituent les longs mois d'internement dans plusieurs camps de la jeune Simone Jacob, jouée puissamment par Rebecca Marder, illustrent précisément ce que décrit l'interviewée à plusieurs étapes de ce témoignage. Quand la fiction et les archives œuvrent, ensemble, pour le devoir de transmission.

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