Dans un paysage olfactif contemporain trusté par les parfums sucrés, les créations cuirées se démarquent par leur élégance. "On est loin de la note grand public. Cette note de niche clivante rappelle l'animalité et raconte la manière dont cette dernière s'inscrit dans notre époque", constate Pierre-Constantin Guéros, parfumeur pour l’agence de création de fragrances Symrise.

Des plus animales au plus abstraites, les fragrances cuirées campent un chapitre passionnant de l’histoire de la parfumerie. "Pendant des siècles, sentir bon était l’apanage du monde aristocratique. De nombreux objets en cuir, à commencer par les gants, gravitaient autour de la chasse ou l'équitation, des activités alors majeures", raconte l’expert. De son père fourreur, le nez de talent a hérité d’une connaissance intime du matériau issu de la peau de certains animaux. "Bien tanné, il peut exhaler une odeur agréable ; autrefois, il présentait par exemple des nuances de fumée, car il était travaillé avec des écorces de bouleau brulées", décrit le pro.

Dans le cas contraire, les nobles appréciaient alors de parfumer leurs maroquineries. La ville de Grasse, centre de tannerie réputé, met ainsi au point des essences qui subliment le cuir de luxe. Au XVIIème siècle, le métier de "gantier parfumeur" voit même le jour. Le cuir projette alors une image luxueuse et aristocratique unique.

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Un Cuir de Russie longtemps unisexe

"Dans le patrimoine de la parfumerie, on trouve la célèbre note cuir De Russie", évoque Pierre-Constantin Guéros. "Ce nom vient d'une technique particulière liée aux bottes des cosaques, réputées pour leur matière mythique ultra résistante, imperméabilisée avec du goudron de bouleau". Leur odeur fumée et musquée, puissante et virile fut d’ailleurs la source d’inspiration de l’ardent Cuir de Russie, créé par Chanel en 1927.

Contre toute attente, à en croire le créateur, les parfums aristocratiques ont longtemps été unisexes. "Un homme perruqué et poudré portait sans problème un parfum de violette et les femmes pouvaient arborer l’accord Cuir de Russie, précise-t-il. En France, les senteurs ont commencé à être genrées au XIXe siècle, après l’adoption du Code Civil édicté par Napoléon". Alors que ce dernier définit les notions de "père de famille" et les notions de responsabilité des hommes et des femmes, la société se met doucement à distinguer une parfumerie au féminin sensuelle, lascive, séductrice d’une parfumerie spécial homme, discrète, hygiéniste et propre. Même s’il n’a rien d’un "sent bon propre", le cuir de Russie s’inscrira dans la catégorie masculine.

Une palette originelle fumée et animale

Avant de pouvoir être travaillée avec des molécules synthétiques, la note cuir présente deux facettes.

La première, animale, est réalisée avec des notes musquées comme le castoréum. L’autre, fumée, s’appuie sur certains bois comme le cèdre de l’Atlas, le vétiver ou les essences naturelles dites pyrogénées car elles sont, à un moment ou à un autre, brûlées dans le processus de création.

Notes les plus fumées de l’éventail : le bouleau, le styrax ou encore le cade ((Juniperus Oxycedrus), une sorte de genévrier dont on brûle les branches pour en extraire un goudron.

Un siècle de cuirs ultra créatifs

"À la fin du XIXe siècle, l’invention de la molécule isobutyl quinoléine révolutionne les accords cuirés, qui basculent dans un univers plus fantaisiste", raconte Pierre-Constantin Guéros. Cuir et parfumerie restent liés, comme en témoignent des marques de sellerie comme Hermès, si emblématique du luxe à la française. Toutefois, les créateurs explorent tous azimuts les différentes facettes d’une note qui se fait de moins en moins animale. Entre 1920 et 1970, associée à des mousses ou à du patchouli, elle va jusqu’à verser dans le vert ; si loin du cuir figuratif.

Tout au long des années 50 et jusqu'aux années 70, les cuirés restent réservés à des collections particulières ; des marques comme Guerlain ou Chanel le célèbrent comme une note singulière. "Progressivement, on s’autorise à imaginer des parfums un peu plus grand public, comme Fahrenheit, de Dior, un grand succès porté par de nombreuses générations", illustre Pierre-Constantin Guéros. Dans les années 80 et 90, les cuirs se font plus boisés.

Dans les années 2000, l’essor de la parfumerie de niche rebat une nouvelle fois les cartes. "Les codes du luxe sont réinterprétés à l’aune de matières premières statutaires (encens, santal…). Le cuir retrouve sa place dans des parfums de caractère", constate le créateur. Chez État Libre d’Orange, on édite par exemple un magistral Clean Suède, un cuiré frais presque purifiant, avec un splash de citron en tête. Crème de cuir par BDK, habille son cœur cuir d’un souffle impertinent de mandarine, baie de rose et ananas.

"Depuis peu, la référence animale est de nouveau appréciée car elle devient disruptive, dans une société où le vegan et la lutte contre la cruauté animale prennent le pouvoir médiatique", avance Pierre-Constantin Guéros. D’après lui, la note cuir, qui est désormais fabriquée sans matières animales, permet d'explorer autrement une animalité frappée par le non politiquement correct : "que ce soit le cuir ou la fourrure, on aime les toucher, les sentir et les avoir sur soi, qu'on le veuille ou non", affirme-t-il.

Une note à forte personnalité, voire subversive

Le cuir ne constitue pas une famille olfactive, comme les hespéridés, mais une facette qui peut s’intégrer dans presque toutes les catégories. Si, dans les collections particulières, il peut être surpuissant, on ne construit pas un parfum sur une note cuir. Il est bien plus élégant de tourner autour, comme le fait Cuir Cuba de Parfums de Nicolaï, où tabac et réglisse twistent avec brio la métaphore animale.

"L’accord cuir exprime toujours un parti pris fort mais reste généralement mineur dans la composition. Sauf quand il s'appelle Cuir de Russie (Chanel), car il date d'une époque où les parfums étaient moins facettés, observe le nez. Le cuir, c'est généralement ce qui reste sur la peau, une fois le parfum dissipé".

Ainsi, il peut se révéler chypré, comme dans un Bel ami ou même un Habit rouge (Guerlain), qui l’associe à des nuances très citrus. Dans les parfums féminins, il évolue souvent dans des structures capiteuses, comme des floraux ambrés. Les cuirés répondent encore à une envie de projeter une image de sensualité aristocratique, mais traduit aussi, quand il est associé à des notes vertes un peu croquantes, naturelles, un désir de s'approprier un côté outdoor, aventureux… et masculin car il ressuscite la référence historique à la chasse.

À part les rares succès grand public comme Fahrenheit (Dior), les parfums cuirés sont appréciés par des personnes qui ont envie de se distinguer d'une parfumerie hygiéniste. Wild Leather, création d’Yves Saint Laurent, met en tension un accord cuir noir avec la réglisse et le bois de Gaïac fumé dans un courant subtilement épicé.

Pour la marque de niche Orchestre Parfum, Pierre-Constantin Guéros a créé un très subversif Liqueur BPM (beats per minutes), avec la complicité d'un DJ londonien qui a créé un rythme arabo-electro aligné avec l'esprit du parfum : une ode aux rappeurs, provocants poètes contemporains. "Autour du cuir qu’ils aiment car c’est un produit de luxe, gravitent absinthe, tabac, liqueur et fumigation".

Des cuirs de plus en plus abstraits

Un peu comme les artistes qui commencent par réaliser des natures mortes avant d’explorer les abstractions, les parfumeurs épurent toujours plus leur vision des parfums cuirés. Dernières nouvelles du front créatif : la disparition progressive des notes pyrogénées, boudées pour des raisons réglementaires, encouragent les formulations audacieuses.

"Aujourd'hui, quand on a envie de suggérer un cuir, on utilise volontiers des touches de oud - et c'est une grande influence du Moyen-Orient, illustre Pierre-Constantin Guéros. Ce bois possède une facette cuirée empreinte d’une légère dose d'animalité, discrète, intimiste et persistante". Chez la jeune maison Olibanum, Cuir Végétal twiste le oud noir d’une pointe de cumin pour un rendu androgyne et monochrome étonnant.

"De plus en plus de compositions convoquent par ailleurs la sensation tactile du cuir", s’enthousiasme Pierre-Constantin Guéros. Selon lui, la tendance actuelle met en vedette une dimension velours qu'on associe volontiers à des notes irisées très poudrées. Les cuirés poursuivent leur voyage.

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Liqueur BPM de L'Orchestre Parfum

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2/9

Cuir de Russie de Chanel

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Cuir Grenat de L'Artisan Parfumeur

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4/9

Cuir de nuit d'Yves Rocher

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5/9

Cuir intense de Guerlain

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6/9

Clean Suede d'État Libre d'Orange

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7/9

Crème de cuir de BDK

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Cuir Cuba de Nicolaï

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9/9

Cuir végétal d'Olibanum

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