Il faut aller tout au bout de la ligne 8 du métro parisien pour la rencontrer. Noémie Merlant nous attend, assise à la terrasse d'un café, une paille plantée dans un grand verre de spritz.

En ces premiers jours de redoux printanier, une saison qui lui va bien, elle nous parle avec pudeur et délicatesse du métier d'actrice, de liberté et de consentement, deux thèmes qu'aborde son premier film en tant que cinéaste.

Si la carrière de la comédienne de 33 ans a décollé depuis Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, en 2019, puis avec ses apparitions dans un cinéma d'auteur audacieux (A Good Man, Jumbo) ou encore à travers sa récente prestation dans Les Olympiades de Jacques Audiard, c'est avec une certaine émotion qu'elle appréhende cette nouvelle vie derrière la caméra.

Vidéo du jour

Derrière et devant la caméra 

Un élan dont on ne peut que se réjouir : Mi iubita mon amour, révélé en Sélection officielle à Cannes en 2021, est une très jolie surprise. Loin des formats habituels de fiction, le film met en scène le coup de foudre amoureux entre une Parisienne (interprétée par Noémie Merlant) et un jeune Gitan (Gimi Covaci) dans un road movie en Europe de l'Est.

Une aventure vécue "en bande", tournée "à l'arrache", "spontanée et urgente", raconte la comédienne, où vie et fiction s'entremêlent pour offrir un cinéma humain et chaleureux qui réinvente les regards, notamment sur la communauté rom. Rencontre.

1/3

Raconter sa vie en film

Sabine Villiard

Marie Claire : Mi iubita mon amour s'inspire de votre histoire d'amour avec Gimi Covaci, le coscénariste et acteur principal du film. Racontez-nous…

Noémie Merlant : C'est une histoire d'amour très particulière, un peu hors norme. J'ai rencontré Gimi sur le tournage de Shakira [son court métrage tourné en 2019 sur les galères d'un jeune Rom, NDLR].

Au fil des années, une amitié s'est nouée entre nous. Nous avions envie de faire un film ensemble. Gimi m'a invitée à venir passer des vacances en Roumanie chez ses parents. Notre histoire m'est tombée dessus. Je ne m'y attendais pas.

J'ai commencé à me dire que j'aimerais pouvoir partager cette épreuve, la raconter.

Au début j'étais terrifiée, à cause de notre différence d'âge [il a treize ans de moins qu'elle, NDLR]. Gimi m'a aidée à me libérer du regard des autres. Pour lui, il fallait le crier sur tous les toits, dire en quoi cet amour était particulier. Ensuite, l'idée de ce film, c'est lui qui l'a eue.

L'histoire d'amour est devenue une porte d'entrée scénaristique pour pouvoir parler de la communauté gitane.

Votre désir de passer derrière la caméra est-il né à ce moment-là ?

Non, c'est arrivé bien avant. En 2010, mon père a eu un AVC. Je me suis retrouvée à aller tous les jours à l'hôpital. Il se passait plein de choses, comme dans toutes les familles qui traversent un drame, et j'ai commencé à me dire que j'aimerais pouvoir partager cette épreuve, la raconter.

J'éprouvais l'envie de filmer sans pour autant oser me dire : "j'ai envie d'être réalisatrice". J'avais 19 ans et j'étais inscrite au cours Florent pour être comédienne.

Je me disais sans doute que faire des films était un rêve trop grand et inaccessible pour moi.

Votre film parle de voyage, de liberté. Avez-vous parfois le sentiment que l'on vit trop à l'intérieur de cadres imposés ?

Je le ressens de plus en plus. Essayer de sortir du cadre pour Jeanne et Nino, mes personnages, c'est redéfinir un espace beaucoup plus vaste à travers leur rencontre, plus adapté à eux, qui leur permet de questionner leur vie.

Au début du film, Jeanne doit se marier. Au cours de ce voyage où elle est censée enterrer sa vie de jeune fille, elle comprend que ce n'est pas son rêve mais celui que la société lui a insufflé.

Le cinéma peut-il être une manière d'échapper aux carcans ?

Complètement. Si je suis si attirée par ce métier et que je me sens aussi bien sur un plateau, c'est parce que j'y suis plus libre que dans la vie. Il y a un "cadre" de cinéma qui découpe l'espace et englobe les personnages, mais à l'intérieur duquel on peut tout vivre et imaginer.

2/3

Raconter une histoire d'amour

Sabine Villiard

 C'est difficile de filmer une histoire d'amour ?

C'était important pour moi de filmer un sentiment qui naît progressivement. Cette histoire d'amour est particulière et c'est d'abord par Nino que ça passe, parce qu'il est plus jeune qu'elle.

C'était essentiel de montrer que c'est à lui de décider pour des raisons de "consentement". Jeanne a un ascendant sur lui – de par son âge et sa classe sociale. Donc c'était important qu'il fasse le premier pas.

Je ne me questionne jamais sur ma légitimité à exercer mon métier.

Leurs regards sont filmés de manière horizontale et bienveillante. Pour moi, l'amour passe par là aussi. Dans la scène la plus intime, j'ai choisi de filmer à distance et d'éviter le surplus de montage, pour que cela ne soit pas trop artificiel et fabriqué.

Comment se met-on en scène ?

J'étais tout le temps en train de regarder jouer les acteurs, donc j'ai tout le temps l'air très concentrée ! Jeanne est dans un rôle d'observatrice. Elle est dans son monde, ne parle pas beaucoup… En réalité, je crois que je continuais à être réalisatrice en faisant l'actrice.

Peut-être que je l'aurais joué différemment si j'avais eu derrière moi une équipe plus importante.

Y a-t-il un rapport de force entre Jeanne et Nino – dans les couples en général ? Dans votre film tout est inversé…

Ça pose encore la question du consentement… Forcément, il y a presque toujours un rapport de force dans les couples, sauf si on sort avec sa copie conforme, ce qui n'arrive heureusement jamais !

Le tout est d'avoir conscience de ces leviers de domination – Nino et sa force physique, Jeanne et son âge et son milieu – et d'être dans le dialogue, en ne cherchant pas à utiliser ces leviers pour exercer d'emprise sur l'autre.

Témoigner des discriminations

Qu'est-ce qui vous a le plus touchée dans la culture rom ?

Au sein de la communauté gitane, la population rom vit des discriminations énormes partout où elle est. C'est très dur pour elle de vivre face à l'opinion de la société. Elle est invisibilisée, énormément.

Avec Gimi, on a voulu raconter ces hauts et ces bas ; mais malgré les coups durs, le fait que la vie reste un jeu.

Les gens que j'ai rencontrés ont un rapport très fort au moment présent. Il y a aussi un côté famille, ils sont très liés et il y a énormément d'entraide entre eux.

On parle d'une communauté qui vit le plus souvent en marge. Est-ce, inconsciemment, une manière de parler de votre place dans le monde ? Vous sentez-vous à la vôtre ?

Souvent, je ne me sens pas à ma place… J'ai l'impression que c'est lié au fait d'être une femme. De vouloir être parfaite et de manquer de confiance en soi. Il y a beaucoup d'auto-jugement en permanence qui fait qu'on ne peut pas être réellement nous-mêmes et se sentir légitimes.

C'est aussi plus difficile pour une femme d'avoir accès à ses désirs. Elle se positionne souvent en réponse aux désirs de l'autre – de l'homme.

Et dans le milieu du cinéma ?

Je ne me questionne jamais sur ma légitimité à exercer mon métier. Parfois je peux me demander : est-ce que je suis assez sincère et juste dans mon travail ? Mais jamais : pourquoi je fais ce travail ?

Ça, je le sais. C'est peut-être la seule chose dont je suis sûre ! En revanche, je vais passer mon temps à me remettre en question sur tout le reste.

3/3

Vivre par et pour l'écriture

Sabine Villiard

Linda Lê, une écrivaine disparue récemment, disait que la langue et l'écriture étaient sa demeure, le lieu où elle aimait vivre. Et vous ?

J'aime beaucoup bouger, voyager dans ma tête. M'inventer des choses. Je vais me projeter dans un rôle et ma demeure va devenir ce rôle nouveau qu'on me propose. Ce n'est pas forcément très "safe", parce qu'on s'abandonne peut-être un peu trop. Mais c'est comme ça que je vibre – et j'ai besoin de vibrer plus que de faire attention.

Je préfère parfois me brûler les ailes et vivre vraiment les choses.

Trop se préserver a un côté chiant qui peut m'angoisser. Je préfère parfois me brûler les ailes et vivre vraiment les choses. Je dirais donc que ma maison, c'est la fiction, les rôles, les tournages…

C'est ce qui fait que lorsque je rentre chez moi, je continue à rêver, à m'inventer des scènes qui n'existent pas dans le film. Pareil quand je me mets à écrire. J'ai l'impression que ma vie est flottante et se met en ordre dès lors que j'ai une idée de scénario – que cela soit abouti ou pas à la fin.

Jouer, c'est contrôler ou s'oublier ?

C'est un mélange des deux. C'est une balance permanente, comme un violoncelliste qui doit maîtriser son instrument à la perfection techniquement, pour, au moment de jouer, être dans l'abandon total et laisser quelque chose de magique advenir. Le jeu, c'est pareil.

Vivre et jouer avec les angoisses

Il y a trois ans et demi, lors d'une interview pour Curiosa (2), vous m'aviez dit être d'un tempérament très angoissé. Avec le temps, ça s'arrange ?

J'ai toujours des crises d'angoisse. Mais je les maîtrise mieux qu'avant. Ce sont des crises violentes de dépersonnalisation et de déréalisation où le cerveau a si peur qu'il se déconnecte du corps.

On ne reconnaît plus ce qui se passe autour de soi… C'est effrayant ! J'apprends à les contrôler par la méditation, la psychanalyse et par le travail.

Elles surviennent quand on est trop sur soi, sur ses pensées : soudain tout se mélange, plus rien n'a de sens… Il faut donc faire des choses concrètes, comme travailler, faire du dessin, du sport ou du tricot !

Cette fragilité n'est-elle pas presque nécessaire quand on est actrice ?

Cela a pu m'être utile. Même si je doute que les grands acteurs que j'admire aient nécessairement besoin d'être angoissés pour avoir du talent !

À chaque fois que je me reconnecte au présent, quelque chose de très puissant se passe, lié au corps et à l'atmosphère. On ressent "l'ici et maintenant" qui est le mantra de l'acteur.

C'est une expérience qui apporte des instruments pour le métier d'acteur, qui permet de passer par des zones sombres essentielles pour un comédien.

Vous avez été révélée au grand public avec Portrait de la jeune fille en feu. Qu'a changé ce film à votre vie ?

Beaucoup de choses. Déjà, il m'a offert des opportunités, même au niveau international. J'ai pu faire des choix, ce qui est un luxe dans ce métier. Ça a aussi changé mon rapport au monde.

Avant, il y avait plein de choses dont je n'avais pas conscience sur le male gaze et le female gaze, sur le fait de questionner son désir en tant que femme, sur mon envie de réaliser et mettre en scène…

Avant, je trouvais presque normal qu'un cinéaste puisse être autoritaire avec une comédienne.

J'ai appris beaucoup sur le rapport entre actrice et réalisateur, peintre et modèle. Avant, je trouvais presque normal qu'un cinéaste puisse être autoritaire avec une comédienne. Céline Sciamma a changé mon regard sur le rapport entre les hommes et les femmes.

J'ai appris à savoir dire non, à être vigilante sur les notions de pouvoir, sur les personnes invisibilisées… Ce film m'a permis d'ouvrir mon regard.

"Il faut prendre des risques"

Quels rôles vous attirent aujourd'hui ?

Jusqu'ici, j'ai eu la chance d'incarner des femmes qui ne sont pas des femmes-objets, qui questionnent leur désir et sortent des cadres. Dernièrement, j'avais envie de jouer dans une comédie et c'est en train d'arriver avec le prochain film d'Olivier Nakache et Éric Toledano, Une année difficile (3), où je joue une militante écologiste.

Quand on vous voit, on est frappé par votre élégance naturelle. Dans quels habits vous sentez-vous bien ?

J'aime bien changer. Mais en général, je me sens bien dans des vêtements amples dans lesquels je peux respirer.

Vous sentez-vous proche d'une maison, d'un créateur ?

J'aime bien travailler avec Nicolas Ghesquière chez Louis Vuitton. Je me sens extrêmement proche de lui et de ses créations. Il est dans le jeu, dans la fluidité d'époques, de genres, pour aller révéler la puissance féminine, sa force. Ses créations sont frappantes. Chaque pièce qu'il fait est une œuvre.

Il se pose à travers la mode les mêmes questions que lorsqu'on fabrique un film.

Enfant, vous rêviez d'en être là où vous êtes aujourd'hui ?

Je pense que je n'aurais pas osé avoir un si grand rêve. J'ai eu la chance d'avoir des parents qui ne sont pas du tout dans le métier mais qui m'ont dit : "Ne fonce pas dans les études, réfléchis d'abord, prends ton temps." Pour mes parents, la vie est un jeu. Il faut prendre des risques.

Avez-vous déjà en tête de nouveaux projets de réalisation ?

On s'attelle à un nouveau projet de film avec Gimi. Ce sera une très libre adaptation de Notre-Dame de Paris dans une version modernisée, autour de la communauté tzigane.

1. De et avec Noémie Merlant, Gimi Covaci…

2. De Lou Jeunet.

3. Avec aussi Pio Marmaï, Alban Ivanov… En salle le 18 octobre 2023.

Cette interview a été initialement publiée dans le n°839 du magazine Marie Claire, datée août 2022.

La Newsletter Époque

Phénomènes de société, reportages, people et actualités... l'air du temps décrypté.