Chérie par les uns, décriée par les autres, la décennie 80 occupe une place à part sur l’échiquier politique comme artistique de la deuxième moitié du XX ème siècle en France. Et pour cause, coincée entre des années 70, minées par la fin des utopies collectives et des années 90, annonciatrices d’un monde soumis à une mondialisation frénétique, ces dix années incarnent dans la mémoire collective les derniers temps de l’insouciance et les prémisses d’un tournant radical. En regardant dans le rétro avec brio, l’exposition « Années 80, Mode, design et graphisme en France » du Musée des Arts décoratifs de Paris explore avec malice la multiplicité d’expériences radicalement libératoires et joyeuses permises par cette décennie, symbole de l'arrivée de la gauche au pouvoir et d'une révolution artistique majeure menée dans tous les domaines.

81, année artistique

Avec plus de 700 œuvres au rendez-vous (mobilier, vêtements, affiches, photographies, clips, pochettes de disques, fanzines…), l’exposition la plus attendue de l’automne décrypte l’extrême liberté de ton et d’innovation de créateurs soucieux d’écrire eux aussi des lendemains qui chantent à travers leur art de prédilection, des arts aussi éclectiques que le graphisme, le design, la mode et l’architecture. Dès l’entrée de l’exposition côté galerie des Tuileries, le visage du président François Mitterrand élu en 1981, accompagné de son slogan emblématique signé Jacques Séguéla « La Force Tranquille », contraste avec l'intranquillité qui va infuser son quinquennat à venir.

Photo : Affiche de l'exposition "Années 80, Mode, design et graphisme en France"

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L’heure est au changement, aux « droit à la vie, droit au bonheur » par le prisme de la culture, au télescopage d’idées et de formes qui domineront ces dix années exceptionnelles. Les premières salles rassemblent les premières pièces d’architectes d’intérieur qui vont bousculer les codes esthétiques, façonner la décennie à venir, et encore plus la suivante. Le président fraîchement élu fait appel à Marc Held, Philippe Starck, Jean-Michel Wilmotte, Annie Tribel et Ronald Cecil Sportes pour aménager ses appartements privés de l'Elysée. Comme le président Pompidou dans les années 70, le socialiste affectionne les avant-gardistes.

Du côté du Ministère de la Culture, le ministre futur star Jack Lang multiplie les fêtes pour célébrer la culture dans toutes ses dimensions. Les premières Fête de la Musique, Journées du Patrimoine, Fête du Cinéma voient le jour. L'air du temps est aussi aux grands chantiers architecturaux qui font façonner la capitale telle qu’on la connaît aujourd’hui, de la Pyramide du Louvre en passant par l’Opéra Bastille ou la bibliothèque François Mitterand. Le président souhaitant initier par ses constructions parfois pharaoniques, conspuées pour certaines "une nouvelle civilisation urbaine".

Les eightees, une décennie au design éclectique

Le coeur du sujet rayonne sous la majestueuse nef du musée qui accueille dans un joyeux télescopage bigarré une série de pièces célèbres comme plus anonymes où éclate la diversité des esthétiques. L’éclectisme affiché de l’époque présentée la déleste des clichés habituels qui voudraient que le style épuré à la Andrée Putman et les lignes sobres et sombres de Philippe Starck étaient les seuls de rigueur. Bien au contraire, la rigueur des uns côtoie les étrangetés primitives et néo-baroques des autres à commencer par celles du duo Elizabeth Garouste& Mattia Bonetti ou du sculpteur designer Pucci de Rossi.

Photo : Pièces exposées signées Pucci de Rossi

Une expérimentation tout feu, tout flamme portée (entre autres) par l’action du VIA (Valorisation de l’innovation dans l’Ameublement). Initié par le ministère de l’Industrie dès 1979, l’organisme a pour but de  promouvoir un design hexagonal en perte de vitesse depuis la fin des Trente Glorieuses. "Cartes blanches" aux allures de bourse pour jeunes designers, production de prototypes pour faire découvrir les nouveaux talents, le VIA facilitera la naissance de pièces majeures à commencer par "Don Denny", le premier fauteuil emblématique de Philippe Starck, et la chaise longue tout en contrastes "Pi" de Matin Szekely, deux pièces présentées sous la grande nef.

Photo : Chaise longue "Pi" deMartin Szekely

Pour ce coeur d'exposition, le designer Adrien Rovero en charge de la scénographie a imaginé une ribambelle de podiums éclatés, « disposés de manière non linéaire accompagnés d’un color-zoning au sol » évoquant la naissance du street-art, afin d'écrire le récit d’une décennie où le design cultivait encore l’aventure collective héritée des années 70 tout en lorgnant avec intérêt sur la figure du designer solitaire star qui prendra de l'ampleur la décennie suivante. Aux côtés de groupes iconoclastes comme Memphis et Totem, les oeuvres de la nouvelle génération de designers trônent dans cette mise en scène dynamique et riche en informations - détail souvent trop rare qui vient parfaire ici l'ensemble. Ces pièces sont signées Martin Szekely, Pierre Charpin, Philippe Starck ou Martine Bedin… Au-delà des brillantes individualités, l’exposition met en valeur le travail fondamental des galeristes qui viendront soutenir cette jeune garde créative comme la Galerie Néotù, « lieu de rencontre d’une nouvelle génération de créateurs pris dans le feu de « néo-quelque chose » comme Garouste&Bonetti », ou la Galerie Nestor Perkal, première galerie à exposer le Groupe Memphis mais aussi les innovantes réalisations de Pierre Charpin ou George Sowden. Explosion de couleurs, de lignes tout en courbes et fantaisies, soutenues par un retour aux matériaux nobles et bruts aussi divers que le fer forgé, le verre soufflé, la céramique ou la paille, cette flopée de créations rassemblées paradent dans une effervescence palpable, coincée entre les salles d'expositions dédiées aux avancées sociales, aux révolutions des arts visuels et à l'apogée des défilés spectaculaires et des nuits magiques dans des clubs mythiques.

Photo : Chaise "Mobilier" d'Elizabeth Garouste et Mattia Bonetti pour la Maison de Couture Christian Lacroix

Comme les ondes, la publicité, la mode, la musique, le monde de la nuit, les moeurs (tous ces sujets abordés lors de l’exposition en question), le design s’émancipe, s'immisce dans ces arts annexes que la décennie chérit, comme la mode en particulier. Il devient membre actif de la sphère créative et participe ainsi pleinement à l’extension des champs de cette expression libre et légère qui façonna cette décennie du tout et son contraire, courte parenthèse temporelle que l’on dévisage d’ici, de 2022, avec un regard tiraillé entre envie et regret.

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Années 80, Mode, design et graphisme en France

Musée des Arts Décoratifs de Paris

107 Rue de Rivoli, 75001 Paris

Du 13 octobre 2022 au 16 avril 2023