C’est un immense bonhomme bleu plongé dans son bouquin suspendu en plein cœur du Bon Marché. Ni le va-et-vient des escalators ni l’agitation des client·es ne semblent perturber sa lecture. Réalisé par l’artiste Jean Jullien, ce Paper People était le gardien de Mise en page , une exposition imaginée par Sarah Andelman au printemps dernier. La cofondatrice de feu Colette, aujourd’hui à la tête de sa maison d’édition Just an Idea Books, y déployait avec humour et poésie sa passion pour l’univers du livre, transportant le visiteur dans ses librairies préférées (The Strand à New York, Cow Books à Tokyo…), dévoilant des collaborations inédites, des objets rares pour bibliophiles (les serre-livres du designer Harry Nuriev).

Vidéo du jour

Non loin de là, rue de Grenelle, Saint Laurent Babylone vient d’ouvrir ses portes. Là, vous ne trouverez pas les célèbres sahariennes de la maison mais un choix de livres d’art et de revues pointues, de vinyles aussi, sélectionnés par le directeur artistique de la griffe, Anthony Vaccarello. À New York, ce sont les "reading parties " qui triomphent où le seul accessoire indispensable est en carton et en papier et coûte seulement quelques dollars…

Passion lecture sur les réseaux sociaux

On le croyait passé de mode, on annonçait partout sa disparition au profit des liseuses numériques, mais sa majesté le livre résiste, comme les bouquinistes des quais parisiens menacés un temps d’expulsion pour cause de J.O. (et sauvés par une pétition aux 184  000 signatures). Mieux  : il jouit aujourd’hui d’une aura qui dépasse le milieu des bibliophiles et transcende les générations. Selon The Guardian, 2023 aura été une année record en matière de vente de livres physiques au Royaume Uni (669 millions d’exemplaires pour 6,9 milliards de livres sterling). Un format plébiscité par les jeunes qui en ont fait leur nouveau héros, partageant en ligne leurs coups de cœur et autres conseils de lectures.

Ce qui fait du bouquin le premier choix des jeunes, devant le cinéma et la musique.

En 2023, #BookTok aura été le hashtag le plus viral de TikTok (plus de 200 milliards de vues). En France, " 7,2 millions de livres ont été vendus l’année dernière grâce au Pass Culture, témoigne Régine Hatchondo, présidente du Centre national du livre (CNL). Ce qui fait du bouquin le premier choix des jeunes, devant le cinéma et la musique. Car contrairement au DVD et au CD qui se sont dématérialisés sur les plateformes, le livre papier reste un objet de désir. "

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Pourquoi une telle aura ? 

Kaiagerberbookclub

Bien sûr, le livre sait comme nul autre pareil nous raconter des histoires, faire marcher notre imagination, provoquer toute une palette d’émotions plus vraies que nature. Et même augmenter notre espérance de vie, comme le montrait en 2010, une étude des chercheur·ses de l’université de Yale  (A chapter a day : Association of book reading with longevity d’Avni Bavishi, Martin D. Slade, Becca R. Levy, Yale University School of Public Health, 20 octobre 2015)  : lire plus de trente minutes par jour nous ferait gagner deux ans en moyenne  ! La lecture "a des impacts majeurs sur le langage, l’imagination, la créativité, l’expression écrite, expliquait récemment Michel Desmurget, auteur de La Fabrique du crétin digital (Éd. Points) au micro de France Inter.

Plus nous lisons, plus nous sommes capables de structurer notre pensée, d’organiser nos idées. Lire développe donc l’intelligence, augmente le Q.I. mais elle force aussi notre intelligence sociale et émotionnelle ". Alors, à l’heure où le numérique grignote notre cerveau – selon une étude du CNL  (Les Français et la lecture), en 2023, les Français·es ont passé trois heures quatorze minutes en moyenne par jour sur leurs écrans contre quarante et une minutes de lecture –, le livre s’impose comme un acte de résistance ou en tout cas comme son fantasme. 

Sur l'image : le book club de Kai Gerber. Pour suivre les lectures et conseils de la star sur Instagram

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"Les jeunes ont un rapport presque fétichisé au livre"

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"Le retour au livre est une réaction au tout digital, une manière de revenir aux fondamentaux et au temps long, analyse Vincent Grégoire, directeur Consumer Trends & Insights chez Nelly Rodi. De se démarquer aussi par son intelligence  : il y a un certain snobisme à choisir le papier quand tout le monde dématérialise l’écrit. " Et donc une propension à le sacraliser. Signe de goût et de distinction, le livre se lit autant qu’il se donne à voir. Bel objet, voire objet d’art, il suscite toutes les attentions, notamment de jeunes maisons d’édition qui cultivent une esthétique sophistiquée.

À l’image des ouvrages précieux et limités des Parisiens Toluca ou encore de l’Anglais Fitzcarraldo (éditeur outre-Manche d’Annie Ernaux, Paul B. Preciado ou Simon Critchley), dont les couvertures, bleu Klein, sont parmi les plus instagrammées du moment.

" Les jeunes ont aujourd’hui un rapport presque fétichisé au livre, poursuit Vincent Grégoire. Ils sont très sensibles à sa dimension esthétique mais aussi à sa sensualité, à un érotisme du papier qui fait appel au toucher. " Voire à l’odorat. Le parfumeur Diptyque n’a-t-il pas lancé récemment une fragrance (L’Eau Papier) qui " traduit le contact délicat et sensible de l’encre sur la feuille ", dixit son nez, Fabrice Pellegrin  ? Le luxe a bien compris l’énorme potentiel de ce lifestyle intello. Ainsi, de l’énorme succès des produits dérivés de librairie.

"C’est amusant de voir toutes ces filles porter dans la rue des 'tote bags' estampillés Daunt Books ou Shakeaspeare and Company, observe Sarah Andelman. Aujourd’hui, c’est devenu aussi hype que d’avoir le dernier sac Prada ", poursuit celle qui propose au Bon Marché une sélection de produits issus de ces endroits mythiques. Habiller les corps et l’esprit, tel est aujourd’hui l’objectif de la mode.

Sur l'image : le book club de Dua Lipa.

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Mode, luxe et littérature 

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Après avoir fait poser des écrivaines pour leurs campagnes publicitaires (Joan Didion pour Céline, en 2015), les maisons n’en finissent plus de clamer leur passion livresque. Les défilés prennent d’assaut les bibliothèques (Kenzo présentait son show en janvier dernier à la BNF), les romans ont remplacé les "voyages d’inspiration " (cette saison, Louis Gabriel Nouchi citait A Single Man de Christopher Isherwood) et les maisons se transforment en salons littéraires. Dior propose ainsi son Dior Book Tote Club où ses ambassadrices, telle Rosamund Pike, révèlent leurs ouvrages préférés à glisser dans leur… Dior Book Tote, et s’associe aussi au festival Paris des Femmes.

Chanel organise des rendez-vous littéraires rue Cambon animés par Charlotte Casiraghi (la dernière rencontre disponible en podcast et vidéo accueillait l’écrivaine britannique Rachel Cusk). En mars dernier, c’était au tour de la créatrice de bijoux Annelise Michelson d’inaugurer la première édition de son Book Club dans sa boutique, autour de Vivre nu de la philosophe Margaux Cassan. Le livre, expression plus large d’un style et meilleur moyen de remplir les magasins  ? En octobre dernier, une queue ininterrompue squattait ainsi devant la boutique Jacquemus, avenue Montaigne, pour acheter Le Chouchou. Un ouvrage autoédité à couverture rouge documentant, à travers des textes érudits et des photos signées Martin Parr, la collection automne-hiver 2023 de la maison. Devenues de véritables lieux de vie, les librairies poussent comme des champignons.

Selon le CNL, 2022 aura été une année record en France, avec 142 ouvertures. Tous les concepts, même les plus fous, sont permis. Ainsi, dans le Marais, l’Anti Public Library  imaginée par le label de mode Enfants Riches Déprimés propose, dans un décor lynchéen, café ou saké ainsi qu’une sélection d’ouvrages rares dédiés au mouvement punk. À Tokyo, Bunkitsu  (bunkitsu.jp) est une librairie payante (mais le café est offert) qui propose plus de trente mille ouvrages. "Nous voulons que les gens pensent qu’ils sont dans une galerie d’art où ils peuvent rencontrer des livres ", confiait récemment son fondateur. Mais aussi des gens…

Sur l'image : le book club de Reese Witherspoon. Pour suivre les lectures et conseils de la star sur Instagram. 

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Zoom sur la "lecture performative" 

Belltriste

Car voilà, le bouquin est aussi un créateur de lien de génie. " Le livre est à la fois un plaisir solitaire et de partage, abonde Régine Hatchondo. Et l’on ressent beaucoup ce besoin, notamment chez les jeunes, de se retrouver autour de leurs ouvrages préférés. " À Brooklyn, il est même devenu l’un des meilleurs moyens de faire des rencontres amicales, voire amoureuses. Baptisées " reading parties ", ces soirées organisées dans des cafés où une foule de participant·es alternent au rythme de la musique, moments de lecture et de discussion autour de mots-clés débarquent en France. En mars dernier, My Little Paris organisait ainsi son évènement. Deux mille personnes s’y étaient inscrites.

À une époque où les gens souffrent de plus en plus de solitude, il permet de parler d’un sujet avec des inconnus, de faire du lien en un mot.

" La lecture est un moyen de retrouver du temps long, de se plonger dans des histoires et d’échapper à l’'infobésité' actuelle, analyse Anaïs Peignier, responsable des contenus du site. Mais le livre est aussi un formidable 'ice breaker'. À une époque où les gens souffrent de plus en plus de solitude, il permet de parler d’un sujet avec des inconnus, de partager des conseils de lecture, de faire du lien en un mot. " Après le 'speed dating ', le 'reading dating '? Certains pourtant s’interrogent  : la vraie passion pour les mots se serait-elle diluée dans les bibliothèques trop belles pour être vraies du "Bookshelf Wealth " ("les bibliothèques bling-bling ") qui stimulent l’ego à peu de frais  ?

D’autres dénoncent un certain opportunisme, notamment parmi les célébrités. Ainsi de Kaia Gerber, qui a rejoint cette année la liste des stars proposant leur book club (Reese Witherspoon, Dua Lipa…). Manière d’enrichir leur personnage, de faire de l’argent, les analyses ne sont pas tendres… Surtout depuis que l’on sait que la poétesse Ashley Gonzales est derrière le choix des ouvrages instagrammables qui figurent sur les posts de nombreuses influenceuses (telle Kendall Jenner, photographiée en bikini lisant Literally Show Me a Healthy Person de Darcie Wilder). Sur les réseaux sociaux, on appelle cela la "lecture performative ".

Alors, bien sûr, on pourrait jeter le bébé avec l’eau du bain. Mais à l’heure où le décrochage se confirme chez les 15-24 ans – en 2022, un jeune sur cinq déclarait ne pas lire du tout –, l’intérêt pour le livre suscité par les réseaux sociaux est un phénomène à saluer. " Je pense que TikTok permet à la littérature de se démocratiser, explique Valentine Tedo, créatrice du compte instagram @_entouteslettres_, qui met en avant ses ouvrages préférés à travers citations et lectures. Au-delà de la critique d’un magazine, cela propose un regard plus personnel et vivant. Les citations que je mets en avant parlent de l’amour, de la mort, ce sont des émotions à la fois intimes et universelles qui parlent à tout le monde. " Qu’est-ce qu’on attend pour se mettre à la page  ?

Sur l'image : le book club d'Emma Roberts. Pour suivre les lectures et conseils de la star sur Instagram

Cet article a été initialement publié dans le magazine Marie Claire numéro 861, daté juin 2024.

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