Chief Happiness Manager, activité de team-building, corbeille de fruit gratuite, baby-foot, hamac et fat boy... Les champs d'action en faveur du bien-être au travail sont vastes, variés et même parfois insolites. Le terme de "bonheur au travail" est apparu récemment, comme une prise de conscience des entreprises, et plus généralement de la société. Les salariés ont (enfin) le droit de passer de bonnes journées. L'heure du soulagement aurait-elle sonné ? Pas si sûr.

"Bonheur au travail" :  un vilain mensonge ?

Quelque chose ne tournerait-il pas rond au coeur de cette admirable dynamique ? Comme si, malgré toutes ces bonnes intentions, les travailleurs ne parvenaient pas à trouver sérénité et ravissement entre les quatre murs de leur bureau. 90% des actifs pensent même que la souffrance au travail a augmenté depuis 10 ans (1). Respectivement, 71% et 58% des personnes qui ont souffert au travail déclarent que leur hiérarchie et services RH n’ont pas compris, ou pire, ont été indifférents à leur mal-être. Le manque de reconnaissance, l'absence de perspective d'évolution et les mauvaises conditions de travail (2) sont les principales causes de cette souffrance professionnelle. 

Autre phénomène identifié, celui du présentéisme. Complexe, sournois et banal, il encourage l'épuisement professionnel. Être constamment surchargé, faire de longues journées et se sentir dans l'obligation de venir au travail, même malade, n'est pas sans conséquences. Durant l'année 2016 (3) près de 20% des arrêts maladie prescrits n'ont pas été suivis par les patients. "Ne pas se laisser aller" était le principal motif des personnes interrogées. "Bonheur au travail", un terme finalement assez éloigné des conclusions tirées par ces récentes enquêtes. Peut-on alors véritablement utiliser cette formule ?

"Je suis fermement hostile à l'appellation 'bonheur au travail', je pense que c'est un mensonge", confie sans détour le psychologue du travail Adrien Chignard. "C'est un argument commercial et marketing malin pour faire du bénéfice (...) C'est d'une tristesse infini", regrette-t-il. Mais ce n'est pas tant le nouveau positionnement des entreprises qui lui pose problème, mais plutôt la tromperie associée : "La promesse du bonheur au travail porte la dissimulation de la réalité, on enrobe ça avec des Happiness Manager qui sont là pour apporter de l'engagement de la part des salariés. Quand on parle d'un environnement de travail sain, on ne parle pas des locaux ni du baby-foot. Je n'ai jamais vu un salarié venir se plaindre parce qu'il n'avait pas de baby-foot !", s'exclame le spécialiste. Selon lui, ces techniques d'enjolivement coûteraient moins cher à l'employeur que de former correctement les managers à soutenir une équipe.
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Le conférencier professionnel et coach certifié, Raphael Bensaid, pense quant à lui que le bonheur au travail est véritablement possible. Cependant, celui qui intervient régulièrement en entreprise ressent également l'effet marketing du phénomène. "Il faut être sincère : 'oui j'ai envie que mon employé soit heureux, et en plus il produira un travail de meilleur qualité'. On peut être transparent", ajoute-t-il. Être une entreprise où il fait bon vivre comprend en effet divers avantages pour elle-même : image de marque alléchante (ou redorée), engagement de la part des salariés, productivité accrue... Être chouchouté sur son lieu de travail à travers un panel d'activités et d'accessoires brouille la frontière entre la vie personnelle et professionnelle. Alors, on reste plus tard au boulot et on arrive même plus tôt.

Une source d'épanouissement... Parmi tant d'autres

Si l'appellation "bonheur au travail" sonne finalement assez faux, il serait injuste de ne pas reconnaître les aspects positifs de l'activité professionnelle. Source d'épanouissement pour les uns, fierté et réussite sociale pour les autres... Si le travail ne rend pas, à lui seul, les individus heureux, "il ne rend pas forcément malheureux non plus", souligne la coach de vie Alexandra de Roulhac. "Quand on parle de travail, on pense 'charge' alors que cela génère aussi des gains : salaire, congés, relations humaines, objectifs, dépassement de soi, position sociale, etc. Le travail est bénéfique pour l’image de soi", ajoute-t-elle.

Pour prendre plaisir à travailler (ou à venir travailler), quelques critères essentiels sont à respecter. Selon un sondage Ifop (4), la passion et l’intérêt des actifs pour leur travail serait un véritable facteur de bien-être, voire d'épanouissement. La liberté, l’autonomie, la qualité des conditions de travail et des relations humaines viendraient succéder le premier constat. Ces observations rappellent la théorie de l'autodétermination des professeurs en psychologie, Edward L. Deci et Richard Ryan. Selon eux, l'être humain est animé par trois besoins fondamentaux, nécessaires à leur bien-être : l’autonomie, la compétence et l’appartenance. Ces trois critères s'appliquent bien entendu à la vie active. Plus que la création d'une salle de détente dans l'entreprise, les employeurs ont tout intérêt à veiller à ce que leurs salariés se sentent autonomes, compétents et intégrés à leur groupe de travail.

S'il peut générer du contentement et de la stimulation, le travail ne représente pas une source d'épanouissement unique. Ni forcément une source d'épanouissement tout court. Il peut en être une, parmi tant d'autres. "Que le travail puisse être un facteur de satisfaction dans la vie, ça ne fait aucun doute. Mais faire de lui la satisfaction en elle-même, ce n'est pas donner la bonne place au travail", confirme le psychologue Adrien Chignard. Fonder toutes ses attentes, mêmes personnelles, au sein de la sphère professionnelle est une entreprise risquée. Notamment lorsque la satisfaction n'est plu. 
 

Le travail, c'est la santé

"Le travail c'est la santé, rien faire c'est la conserver, les prisonniers du boulot n'font pas de vieux os", chantait Henri Salvador en 1965. Plus de 50 ans après, ces paroles résonnent toujours. Le stress au travail brise plus d'un actif : près d'un quart des individus se trouve état d’hyperstress lié à l'activité professionnelle. Un état dangereux pour leur santé, selon l'Observatoire du stress au travail publié par Stimulus (5). Cadres et non-cadres sont concernés par ce phénomène et les femmes sont quant à elles légèrement plus touchées que les hommes. "Environ la moitié de ces salariés (interrogés par le sondage, ndlr) présentent des niveaux élevés d’anxiété et un salarié sur six est sans doute atteint d’une pathologie anxieuse", révèle l'étude. Les états dépressifs ne semblent cependant toucher qu'un salarié sur quinze. 

Si les mauvaises conditions de travail mettent en danger la santé des actifs, avoir une activité professionnelle exercée dans un bon environnement possède l'effet inverse. "On sait scientifiquement que le travail est bon pour la santé, celles et ceux qui travaillent ont une meilleure santé que ceux qui sont sans emploi", avance le psychologue Adrien Chignard. En effet, comme le relate le Huffington Post, le taux de mortalité chez les chômeurs est clairement supérieur à la moyenne. "Selon Pierre Meneton, chercheur à l'Inserm, le chômage tue 'entre 10.000 et 20.000 personnes par an' (...) Être privé d'emploi a 'des effets majeurs sur la survenue d'accidents cardiovasculaires et de pathologies chroniques' en plus de l'anxiété, du stress, de l'hypertension, du mal-être, de la dépression, de l'addiction au tabac et à l'alcool, pouvant même aller jusqu'à une rechute de cancer", peut-on lire dans l'article du pure player. 

Travailler dans un cadre serein n'est peut-être pas la clef du bonheur, mais sans doute celle de la santé.
 

(1) D'après étude réalisée par le groupe MGEN avec OpinionWay (2017)
(2) D'après une étude Malakoff Médéric, Santé et bien-être des salariés, performance des entreprises (2016)
(3) D'après une étude Le Comptoir mm de la nouvelle entreprise et Malakoff Médéric sur les arrêts maladie (2017)
(4)  D'après un sondage Ifop, réalisé pour Le Pèlerin en partenariat avec France Inter (2016)
(5)  D'après une étude Stimulus, l'Observatoire du Stress au Travail (OST). Les résultats ont été évalués entre mi-janvier 2013 et mi-juin 2017 sur plus de 30 000 salariés.