On se souvient si bien d'être passée, en 2019, chez Sincerely, Tommy, dans ce quartier de Bedford-Stuyvesant, dit Bed-Stuy (on prononce "staï"), à Brooklyn. D'être tombée sous le charme de cette élégante Tompkins Avenue bordée d'arbres et de "brownstones". De cet espace de briques et bois comme une galerie, avec un coffee shop délicieux. Et des marques dont aucune n'était familière mais toutes étaient fortes et séduisantes.

Et puis, des bijoux graphiques et des céramiques comme des œuvres exposées. Et pour nous, le sentiment d'échapper à un Brooklyn pour hipsters devenu passablement "mainstream" du côté de Williamsburg, et de penser toucher là à la fois une sorte de nouvelle frontière et quelque chose du "downtown" des années 80.

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Une boutique branchée à Bed-Stuyvesant

Camille Farrah LENAIN

"C'est vrai que j'ai voulu, en quelque sorte, être une pionnière en m'installant dans le quartier où j'ai grandi, confirme Kai Avent-deLeon. Un quartier tellement important pour moi et pour la communauté noire en général. C'est là que sont mes racines familiales. C'est un endroit où une famille noire pouvait être propriétaire d'une maison, créer des entreprises, les faire fructifier, vivre en paix. Il n'était pas question d'installer ma boutique ailleurs."

Ce faisant, elle contribue à la gentrification de son quartier, elle le sait et le revendique. "C'était une manière de dire : nous aussi, on a le droit d'avoir des boutiques et des restaurants cool et branchés. Certain·es étaient sceptiques, voire critiques, j'ai entendu que cette boutique avait sa place à SoHo, mais c'est justement cette idée que je voulais contrecarrer ou, au contraire, entamer la conversation sur ce que nous voulons pour notre quartier. Il change, c'est inéluctable, alors prenons la main et soyons les acteurs plutôt que les spectateurs de cette gentrification."

Pour autant, à 37 ans, après tant d'années passées dans le quartier, elle aime toujours autant le Bed-Stuy traditionnel, le calme et la beauté de Stuyvesant Avenue, le restaurant trinidadien Ali's où elle et sa famille ont toujours eu leurs habitudes, Café Calaca, le resto mexicain tenu par une mère et sa famille. Une communauté, au sens américain du terme, faite aussi de créateur·rices, d'artistes du coin qu'elle fédère autour d'elle. Avec toujours un mode opératoire fondé sur l'intuition.

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L'entrepreneuriat dans les gènes

Camille Farrah LENAIN

"C'est ce qui me guide, depuis toujours. Après avoir été "drop out" du FIT [Fashion Institute of Technology, ndlr] parce que j'avais trop hâte de travailler, puis avoir passé douze ans dans le "retail", au merchandising, au stylisme et à des postes plus corporate chez Chanel, j'ai senti très fortement qu'il fallait que je me lance."

Elle saute le pas en 2016, armée d'un solide esprit entrepreneurial, hérité, sans doute, d'une grand-mère reine de l'immobilier à Bed-Stuy et d'une mère créatrice de l'un des tout premiers coffee shops végans de Brooklyn... et d'une passion absolue pour la mode – "Je reste à ce jour fascinée par la conceptualisation d'un vêtement, j'y vois une expression artistique et un point de vue sur le monde". 

Par manque de trésorerie et de réseau de créateur·rices, elle envoie des dizaines de mails à celles et ceux dont elle aime le travail. Ces noms, vous en connaissez certains ; elle a été l'une des premières à vendre Nanushka et Rejina Pyo, par exemple. Aujourd'hui, c'est le travail de la céramiste Jaye Kim qui côtoie les pièces de la marque marseillaise Azur, de The Bibio Project, mais aussi Sincerely, Tommy, ses propres créations.

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Kai Avent-deLeon, avant-gardiste et hyper créative

Camille Farrah LENAIN

Kai la touche-à-tout est aussi designer de pièces de mobilier, qu'elle édite sous le label Raini Home. Encore une fois, l'aventure est intuitive et organique : "J'avais envie d'une chaise qui soit moderne mais pas froide, au sens propre comme au figuré, lorsque j'avais mon fils bébé dans les bras. J'ai créé une assise aux accoudoirs arrondis, qui me plaisait. On a commencé à me demander si on pouvait me la commander, ce n'était pas mon intention mais je l'ai fait ! Et je n'avais pas non plus de modèle ni de source d'inspiration en tête. Ou plutôt si : le désert m'inspire, les arbres, les prairies et les rivières aussi. Mon bien-être et ma paix sont mes priorités, et dans le même temps, je suis à la tête d'une entreprise dans l'une des villes les moins calmes du monde." Elle en rit mais ce dilemme est au cœur de sa dynamique et de sa créativité.

Elle quitte la ville le plus souvent possible, direction Upstate New York, au vert. Là, elle a retapé et remodelé elle-même une maison en pleine nature, entourée d'arbres, et créé un sanctuaire. "J'y vais le plus souvent possible et j'y organise des retraites créatives informelles pour les femmes de ma communauté."

Une communauté qu'elle vient d'agrandir encore en ouvrant Che avec des amis de Bed-Stuy, son premier restaurant, sur Malcolm X Boulevard. Un lieu simple et beau, une carte veggie, pleine de couleurs, qu'elle accompagnera de vins nature dès qu'elle aura la licence. La cuisine la passionne, ou plutôt "le bien que l'on peut se faire en mangeant". Elle s'y intéresse aussi comme moyen d'expression de sa personnalité : "Je ne suis pas qu'une 'personne de la mode', tous les champs de la créativité et du bien-être m'intéressent."

On a entendu tout le bien du monde d'un "egg sandwich" qui commence à faire affluer tout Brooklyn, et d'un "grain bowl", son plat préféré, composé de banane plantain laquée au tamarin, du kale, de lentilles, de betterave préparée comme un houmous, d'avocat, avec un assaisonnement citron vert et piment. Elle décrit sa cheffe Grace comme une autodidacte ultra-talentueuse et très impliquée dans sa communauté. Pas étonnant.

Ce portrait a été initialement publié dans le magazine Marie Claire numéro 858, daté mars 2024.

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