Le rire est pour elle un point. Solaire, sincère, Judith Godrèche achève ainsi ses phrases. Même et surtout les plus secouantes. Elle a ce regard ému lorsqu'à l'esprit, les flash-back défilent, mais toujours ce sourire bouleversant vissé à ses lèvres, qui, sans un mot échappé, semble déjà nous dire : "Je suis là et bien vivante." Prête à percer ce silence.

Rencontre avec une "Icon of French Cinema"

Avec Icon of French Cinema, autofiction douce-amère qui connaît depuis le 28 décembre sur Arte.tv un succès mérité - tant les dialogues et la réalisation nous marquent par leur justesse -, l'ancienne star du cinéma d'auteur exilée à Hollywood imagine en six épisodes son retour à Paris et dans les salles françaises. Quelle place pour une actrice disparue des plateaux ? Pour une femme de 50 ans sur nos écrans ? Le milieu artistique français, celui-là même qui s'est montré silencieux et complaisant envers ce cinéaste de 25 ans son aîné qui a exercé une emprise sur elle lorsqu'elle était mineure, a-t-il vraiment évolué ? Des questionnements, hélas, on ne peut plus contemporains, alors que l'année 2023 s'est clôturée comme la 2024 a commencé : avec l'affaire Depardieu.

En filigrane de cette réalisation comique, Judith Godrèche nous raconte son enfance dans ce monde d'adultes et cette relation d'emprise, via des flash-back essentiels, parce qu'ils nous permettent d'approcher sa vision et son ressenti d'enfant, à l'époque de ce vécu, et pas seulement son regard sur celui-ci avec presque quatre décennies de recul.
 
À travers ces scènes - et parfois le hors-champ -, on comprend les abus de pouvoir, les gestes déplacés, la violence infligée à cette petite fille qu'elle était (incarnée par Alma Struve). Un réalisateur estimé qui vit avec une enfant de 14 ans qui débute au cinéma : l'anormalité de la situation nous gêne autant qu'elle ne gêne pas ces adultes qui gravitent autour du duo à l'époque. Le malaise traverse l'écran, l'omerta est courageusement rompu, sans que le nom de cet homme alors âgé de 40 ans, bien qu'identifiable, ne soit une fois prononcé.
"Il s'appelle Benoît Jacquot" lâche finalement Judith Godrèche le 6 janvier dernier, dans une publication éphémère Instagram. Ce nom, elle explique "ne peut pouvoir [le] taire" après la découverte d'un extrait violent du documentaire L’Interdit déterré par des internautes. Au psychanalyste Gérard Miller, réalisateur de ce film datant de 2011, Benoît Jacquot affirme : "C’est forcément une transgression. Ne serait-ce qu’au regard de la loi (…) on n’a pas le droit, en principe, je crois. Une fille, comme elle, cette Judith qui avait en effet 15 ans, et moi 40, en principe je n’avais pas le droit, je ne crois pas. Mais ça alors, j’en avais rien à foutre et même, elle, ça l’excitait beaucoup je dirais."
 
Judith Godrèche souhaite que "les gens visionnent ce documentaire, et que ceux qui valident ces propos, encore nombreux, changent." Regarder ce passé pour espérer un autre avenir. L'espoir, ce que représentent son œuvre artistique et sa parole précieuses pour de nombreuses femmes. Par cette démarche, Judith Godrèche a encouragé "des milliers de femmes" à parler, enfin. Rencontre avec une nouvelle grande réalisatrice et une lanceuse d'alerte.

Témoigner pour transmettre

Marie Claire : Pour qui avez-vous écrit cette autofiction ?

Judith Godrèche : Je ne savais peut-être pas exactement pour qui que je l'écrivais, lorsque j'étais dans cette action-là. J’ai le sentiment que la réponse commence à prendre forme. Je l’ai sûrement écrite pour la petite fille que j’étais. Je l'ai écrite pour ma fille et les jeunes femmes de sa génération, dans un souci de transmission.

Je crois que ma fille a beaucoup appris de mon histoire durant ce tournage. Je ne lui avais jamais raconté mon enfance.

Dans une scène, vous confiez à Zoé, le personnage de votre fille joué par votre propre fille, Tess Barthélémy : "Quand j’avais 15 ans, j’ai acheté un appartement avec mon copain. Si j’avais su un jour que je serais ta mère, je ne l’aurais pas fait." Auriez-vous pu écrire cette mini-série sans être sa mère ? Sans être mère tout court ?

Le lien que vous faites est intéressant. Non, je n’aurais jamais écrit cette série si je n’avais pas été mère.

On se projette, c'est vrai. Je dis souvent : "Si j'avais su que ça allait m'arriver, je ne l’aurais pas fait." Par là, je veux en réalité dire : "Si je savais su qu’un jour, je me retrouverais face à une version de moi - toi, ma fille, qui me renvoie à ma propre enfance - , je me serais rendue compte que je n’étais qu’une enfant. À cause de toi, parce que je veux te protéger, parce que je ne voudrais pas que la même histoire t’arrive, je réalise aussi que si j’avais été une enfant avertie et protégée, je n'aurais pas vécu la même chose."

"À chaque fois que je pose des questions à maman sur ses films à mon âge, elle a un trou noir. Amnésie totale. Je n’ai pas envie de la brusquer, mais bon, j’aimerais bien qu’elle m’en parle. " C'est une autre réplique que vous avez écrite, et que votre fille prononce à l'écran. Par ce scénario et ce tournage partagés, avez-vous pu lui raconter ce que vous taisiez jusqu'alors ?

Oui. Je crois que ma fille a beaucoup appris de mon histoire durant ce tournage. C’est vrai que je ne lui avais jamais vraiment raconté mon enfance. Ni à mon fils [Noé Boon, ndlr] d’ailleurs. Car je n’ai pas - du tout - envie que les rôles s’inversent, qu’ils ressentent le besoin de me protéger. Je suis fière et je veux être une mère protectrice. Une mère qui est une mère, donc qui les protège, même de ce qui lui est arrivé. Je refuse qu’ils se retrouvent à porter mon bagage et devoir assumer un passé qui n’est pas le leur.

Évidemment, c’est important de savoir ce que nos parents ont traversé. Malgré tout, la transmission, c’est aussi ça... Les souffrances vécues, quoi qu’on en dise, quoi qu’on fasse, elles se transmettent. Je suis bien placée pour le dire, puisque j’ai été très imprégnée et très marquée par les traumatismes de mon père.

Cette série, c'est comme une lettre ouverte à ma fille. À travers elle, je lui dis : "Voilà ce que j'ai vécu. Je sais que tu veux être une artiste, devenir actrice et danseuse. Dans ce milieu, j’ai dû faire face à un système, dans lequel il n’est pas facile de naviguer." Je veux lui transmettre cette information, pas ma souffrance.

Raconter l'emprise, briser l'omerta

Icon of French Cinema traite de sujets sérieux, graves – l’emprise sur mineure, les violences conjugales, la difficulté d'être mère célibataire, l'âgisme et le sexisme dans l'industrie du cinéma... - mais avec, toujours, immensément d'humour. Que vous permet-il, cet humour ?

Je l’utilise beaucoup comme garde-fou. L’humour, c’est ma façon de négocier avec la gravité et la tristesse. Trouver du comique dans le dramatique, ramener de la légèreté, de la fantaisie et de l’imagination dans des moments difficiles, me permet de m’échapper, de partir en courant. Je suis comme ça... C’est une forme de protection, je pense.

Je crois aussi que grâce à mon personnage drôle, gai, sophistiqué, les flash-back de mon adolescence, ces scènes plus graves, sont plus faciles à accepter pour les spectateurs. Elles saisissent de manière presque plus intéressante que si ma série se déroulait entièrement dans les années 80 et racontait uniquement mon enfance.

Et puis, j'ai écrit cette série aux États-Unis, où je vivais depuis un moment, loin du cinéma français que j'avais quitté. Je ne savais pas que cette réalisation verrait le jour. Bien sûr, je voulais qu’elle soit produite, mais je ressentais cette liberté d’être au bout du monde, d’écrire en dehors de ce milieu. Comme une possibilité de me réinventer, de trouver ma propre voix… Ou de me la réapproprier. Je n’avais pas peur.

On entend dans le milieu du cinéma français ces conversations un peu mondaines : "Après tout, c'était comme ça à cette époque."

Vous viviez aux États-Unis lorsque la révolution #MeToo a éclaté via Hollywood, en 2017. Vous avez d’ailleurs fait partie du collectif de 93 femmes qui ont témoigné contre Harvey Weinstein dans le New York Times et avez dénoncé un harcèlement sexuel de sa part, lorsque vous aviez 24 ans. Quel regard portez-vous sur le #MeToo du cinéma français ? Où en est-on ?

Les États-Unis ont définitivement une longueur d’avance. Pour des faits de l’ordre de ce que j’ai vécu enfant, j'ai le sentiment que les Américain·es prennent des positions instantanées. Une image, un témoignage face caméra : ça leur suffit pour agir. Dès qu’un #MeToo surgit autour d'un acteur, les grosses agences américaines se dissocient de ce dernier. Immédiatement.

En France, c’est très différent. Il me semble qu'une omerta est ancrée dans l'industrie du cinéma français. On y entend ces conversations un peu mondaines : "Après tout, c'était comme ça à cette époque". Comme si, on ne prenait pas de positions morales, puisque que "de toute façon, c’était toute une époque".

Remettre en question cette époque, les agissements commis au cours de celle-ci, reviendrait finalement à se remettre soi-même en question. Et se remettre en question fait très peur aux gens de ce milieu.

À cette époque donc, dans les années 80-90, personne dans cette industrie ne s’est indigné de ce que vous viviez ?

Non, non, non…

Avec cette série, vous brisez l'omerta autour des mineur·es sous emprise. Comment comprend-on que l’on a été victime d'emprise ?

On le comprend petit à petit. Je pense que les enfants ont une force vitale. Une sorte de compas. Même s’il est très enfoui, étouffé. Même s'ils sont embarqués dans quelque chose de plus fort qu'eux. À un endroit de leur petit être, les enfants victimes savent.

J'ai voulu filmer cette jeune fille, qui tout à coup, se fait engueuler de façon complètement arbitraire et subi la violence verbale et physique de cette personne. La scène suivante, elle apparaît seule dans une chambre d'hôtel et on sent qu'elle a au fond d'elle le désir de vivre de combattante, mais qu'elle ne peut pas le formuler.

Les mots, je les ai posés sur ces événements des années, des années, des années, et encore des années plus tard... J'étais une petite fille très solitaire, élevée par un père qui ne mettait pas de limites. J'ai compris que j'avais fait le lien entre ces deux hommes.

C’est un cheminement intérieur extrêmement long, compliqué, fait de toute sorte de rebondissements. Je suis passée par des moments où j'avais envie de repeindre les murs de la chambre en rose, de réimaginer les choses en les revalorisant. Personne, pas plus vous que moi, n’a envie de penser à son passé de manière négative. S'avouer avoir vécu des choses difficiles n'est pas chose évidente.

Sur les réseaux sociaux, un élan de solidarité et de paroles libérées

Quels messages recevez-vous sur vos réseaux sociaux depuis la sortie de la série (et son succès) ?

Dans tous les cas de figure que j’avais imaginé lié à cette série et de la façon dont elle serait reçue, je ne m'attendais pas à cet engouement, ce soutien de femmes, cette sororité. C’est incroyable. Je suis très impressionnée.

Ce sont aussi des milliers de femmes qui m’écrivent pour me confier leurs histoires similaires à la mienne, qu’elles n’ont parfois jamais dit publiquement. J’ai demandé de l'aide et des conseils à la Fondation des femmes, afin d'avoir des outils à leur livrer. Je n’avais pas forcément les clefs en main, les moyens, si ce n’est mon soutien personnel...

J'essaie de répondre à chacune, mais je suis angoissée à l'idée de ne pas lire la bouteille à la mer de l’une d’elle, qui penserait alors que je l'ai ignorée. J'ai le sentiment d'avoir une responsabilité quand ces femmes me soutiennent et me font confiance. Je me sentirais horriblement mal qu'elles puissent penser que ce n'est pas réciproque, ou alors, qu'elles aient honte d'avoir écrit un message resté sans réponse. J'ai moi-même déjà envoyé des lettres et des au secours qui ne sont jamais arrivés, je connais ce sentiment-là.

On me faisait comprendre que si j’étais si spéciale, magique, différente, c’est parce que j’étais avec cet homme plus âgé.

D'autres internautes vous écrivent que ce couple que vous formiez a véhiculé une image romantisée de la pédocriminalité.

Je comprends très bien que l'image de cette personne plus âgée et moi ait pu créer une forme d’identification, comme on pourrait avoir avec un couple de cinéma. Mais nous étions un couple de la réalité, et non des personnages d’un film.

Je comprends d’autant plus tout cela que je pense que beaucoup de gens ont une très mauvaise interprétation de Lolita de Vladimir Nabokov. Y compris cette personne avec qui j’étais. C’est drôle qu’à une époque, autant d’intellectuels n’aient pas su lire Lolita. En fait, ces hommes-là utilisaient Lolita : Nabokov était le livre de chevet pour justifier de tels actes. Il faisait partie de leur entreprise de séduction.

J’étais moi-même narcissisée à cet endroit-là : on me faisait comprendre que si j’étais si spéciale, magique, différente, c’est parce que j’étais avec cet homme plus âgé. C’était très difficile de dissocier ma personnalité, les qualités que je pouvais avoir, de cette personne. Je me demandais même si je n’en avais aucune.

En 1995, à l’âge de 23 ans, vous publiez Point de côté, un roman autobiographique, puisque votre héroïne est une jeune femme qui a vécu très jeune avec un homme bien plus âgé qu’elle. Comment a-t-il été accueilli à l’époque ? Votre signal avait-il été entendu ?

Non. [Elle s’arrête un instant et réfléchit.] Non, c’est vrai… Personne ne l’a entendu. Il a été reçu comme un livre est reçu, c’est-à-dire qu’on a parlé de l’histoire, mais aucun parallèle n'a été fait avec la mienne. La cécité et la surdité sont bien ancrées dans notre société...