Quatre clichés de Jameela Jamil qui enlace Barold, son adorable chien. L'actrice britannique prévient le million de Twittos qui la suit : cette tendre publication sera sa dernière sur ce réseau social, qu'elle quitte alors.

"Je crains que cette offre de liberté d'expression n'aide cette plateforme infernale à atteindre sa forme finale de haine, de sectarisme et de misogynie totalement anarchique. Bonne chance", lâche la star du petit écran dans cet ultime tweet, partagé le 25 avril 2022.

Quelques heures plus tôt ce jour-là, les 11 membres du conseil d'administration de Twitter ont accepté à l'unanimité l'offre de rachat éclair - en 21 jours - d'Elon Musk, estimée à 44 milliards de dollars.

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Si certains peinent à croire à la concrétisation de ce dealun document envoyé aux autorités financières américaines, publié ce jeudi 5 mai, révèle que 19 investisseurs ont accepté de contribuer à hauteur de 7,139 milliards de dollars à l’acquisition du site par le milliardaire. Ce qui va permettre à ce dernier d'atteindre son objectif sans vendre un nombre trop conséquent d'actions ni contracter un prêt sur marge trop élevé auprès des banques. Autrement dit : de faciliter son opération.

Le projet d'un "absolutiste de la liberté d'expression"

Le patron de Tesla et SpaceX se dépeint comme un "absolutiste de la liberté d'expression". La liberté d'expression, selon lui ? "Le fondement d'une démocratie qui fonctionne." Jusque là...

Mais l'homme le plus riche de la planète crispe les associations des droits de l'Homme lorsqu'il assure à coups de tweets vouloir "libérer le potentiel" du réseau social qui a "censuré la liberté d'expression" et permettre aux 217 millions d’utilisateurs actifs chaque jour de "parler librement, dans les limites de la loi".

Mais quelle loi ? Outre-Atlantique, les propos racistes et antisémites ne sont pas condamnés par la justice américaine. Tout comme la diffusion d'informations privées. Légaux, ces contenus pourraient de nouveau abonder sur Twitter, qui, jusque là, a adopté une politique de modération - souvent critiquée par Elon Musk -, afin de limiter la divulgation de contenus haineux ou abusifs.

Monsieur Musk : la liberté d’expression, c’est formidable ; les discours de haine sont inacceptables.

Les plus conservateurs des Républicains américains, mais aussi le clan du président brésilien d’extrême droite Jair Bolsonaro, se réjouissent déjà de voir le petit oiseau bleu, symbole de Twitter, sortir de sa cage.

Et puisque le magnat de la Silicon Valley veut faire sauter les gardes-fous installés par la plateforme, les profils exclus vont pouvoir renaître de leur "ban", espèrent-ils. Et Donald Trump - privé d'accès à Twitter depuis janvier 2021 et l'invasion du Capitole -, de nouveau tweeter tout ce qu'il lui passe par la tête, y compris ses contestations complotistes et autres déclarations de pyromane.

Une vision qui menace différents droits

"Deux mots : toxique Twitter". Par ce tweet percutant posté le 25 avril dernier, jour de l'annonce de l'accord historique, Amnesty International partage toute son inquiétude.

"Nous sommes préoccupés par toute mesure que Twitter pourrait prendre pour affaiblir l'application des politiques et des mécanismes conçus pour protéger les utilisateurs", poursuit dans un long fil de discussion l'ONG, dont l'appréhension est pleinement partagée par la NAACP (pour "National Association for the Advancement of Coloured People"). "Monsieur Musk : la liberté d’expression, c’est formidable ; les discours de haine sont inacceptables", formule simplement Derrick Johnson, président de cette organisation américaine pour les droits civiques, cité par l'AFP.

En France, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, rejointe pour l'inquiétante occasion par des journalistes, dont Anne Sinclair, mais aussi des professeurs et des avocats, s'est elle aussi adressée directement au libertarien assumé dans une tribune publiée dans Le Monde, le 3 mai dernier. "Monsieur Musk, nous ne tolérerons aucune atteinte au socle républicain et démocratique, ni aucun relâchement vis-à-vis des discours de haine", interpelle le collectif improvisé, avant de rappeler que "la responsabilité d’Elon Musk, en tant que futur propriétaire et représentant légal de Twitter, est immense".

Le milliardaire a aussi annoncé qu'il souhaitait supprimer l’anonymat sur Twitter. Si cette mesure permettrait de révéler l'identité des cyber-harceleurs qui se croient intouchables grâce au filtre de l'écran, et serait, en ce sens, bien utile, salutaire, elle exposerait aussi les internautes homosexuels engagés pour leurs droits humains à de réels dangers, par exemple. Sur la plateforme, cet anonymat est devenu le bouclier de celles et ceux qui militent en faveur des droits dont ils sont privés dans leur pays. Que se passerait-il alors pour eux si on leur retire cette protection ?

L'absence d'anonymat constituerait également un danger pour les journalistes et leurs sources, pointe la Fédération internationale des journalistes (FIJ). L'organisation mondiale, qui réunit 600.000 professionnels issus de 146 pays, perçoit ce rachat comme "une menace" pour "le pluralisme et la liberté de la presse". Twitter pourrait devenir - plus encore que ce qu'il ne l'est déjà - "un terrain favorable à la désinformation", alerte aussi la FIJ sur son site

"La réaction extrême des anticorps de ceux qui craignent la liberté d'expression en dit long", rétorque sur son compte Twitter l'homme suivi par 91 millions d'internautes.

Si toutes les personnes honnêtes partent, ça ira mal ici beaucoup plus vite.

Si l'avenir de la plateforme cristallise autant de craintes, que les associations et personnalités publiques engagées doivent pointer, la solution n'est pas - pour l'heure - de s'en désinscrire comme Jameela Jamil, pour Caroline Orr Bueno, chercheuse spécialiste des questions de désinformation. "Nous n'avons aucune idée de ce à quoi cela ressemblera sous la propriété d'Elon Musk. Ce que nous savons, c'est que si toutes les personnes honnêtes partent, ça ira mal ici beaucoup plus vite", raisonne l'Américaine sur son compte Twitter, suivi par près d'un demi-million d'abonnés.
 

Une acquisition dangereuse pour les femmes ?

"La dernière chose dont nous avons besoin, c’est d’un Twitter qui ferme délibérément les yeux sur les discours violents et abusifs à l’encontre des utilisateurs, en particulier ceux qui sont les plus disproportionnellement touchés, notamment les femmes, les personnes non binaires et autres", alarme Michael Kleinman, directeur en charge de la technologie et des droits humains d'Amnesty International.
 
Une fois le travail de modérateurs réduit - Twitter ne compte déjà que 1 867 modérateurs humains pour des centaines de millions d'abonnés, selon les chiffres d'un rapport communiqué par la plateforme à l'ancien CSA en septembre 2021 -, les utilisatrices de ce réseau social, et notamment les activistes féministes, risquent d'être la cible d'un harcèlement sexiste incontrôlable.
 
D'autant qu'Elon Musk s'est lui-même permis d'utiliser le média social pour cibler une femme et se moquer publiquement d'elle. Vijaya Gadde, responsable juridique de Twitter, a récemment été visée par le milliardaire, qui a partagé une illustration parodique. Un "mème" pour railler la politique de modération de la plateforme, et nommément, cette juriste à l'origine de la désactivation du compte de Donald Trump. Cette dernière, qui a découvert son visage affiché sur l'un des comptes Twitter les plus suivis, a subi ensuite un déferlement de messages sexistes et racistes, envoyés par des fans du troll le plus puissant du monde.
 
Tesla et Space X, les deux sociétés qu'il dirige, ont par ailleurs été secouées par une vague d'accusations de racisme et de sexisme. En décembre 2021, plusieurs employées ont même déposé plainte contre le constructeur automobile pour avoir toléré le harcèlement sexuel qu'elles subissaient sur le site de son usine californienne.
 
Si le PDG n'a pas directement été incriminé dans ces graves affaires, il lui est en revanche reproché de ne pas avoir réagi et condamné clairement ces agissements. D'avoir même autorisé ce climat sexiste au sein de ses entreprises, par ses tweets notamment - comme il l'autorise aujourd'hui sur Twitter en pointant Vijaya Gadde.
 

Quelle est la marche de manœuvre d'Elon Musk, concrètement ? 

Mais comment cet homme, dont la fortune s'élève à 219 milliards de dollars selon Forbes, pourrait-il concrètement mettre en place son projet de "libération du potentiel" de Twitter ? A-t-il occulté que 80% des inscrits sur le réseau social résident en dehors des États-Unis ?

"Rappelons que le Digital Services Act - et donc l’obligation de lutter contre la désinformation, la haine en ligne, etc. - s’appliquera quelle que soit l’idéologie de son propriétaire", prévient sur Twitter Cédric O, Secrétaire d’État français, chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques. Une mise en garde à peine implicite, publiée le jour-même de l'accord entre Elon Musk et le conseil d'administration de l'entreprise.

Celle-ci devra donc "s’adapter totalement aux règles européennes", renchérit Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur. Ce qui comprend le règlement sur les numériques évoqué par Cédric O et adopté pas plus tard que le 23 avril dernier. Ce Digital Services Act oblige désormais les grandes plateformes de plus de 45 millions d’utilisateurs à lutter plus efficacement, avec davantage de moyens, contre les contenus illégaux.
 
Ainsi, Elon Musk, qui rêve de liberté absolue, sera contraint par l'Europe de ne pas laisser passer la parole violente et haineuse des internautes sur le continent. Même si elle ne tombe pas sous le coup de la loi américaine. Ce qui est rassurant. Ce qui l'est moins, en revanche, est cette confidence de Parag Agrawal à ses employés. Selon l'agence de presse Reuters, le directeur général de Twitter aurait lâché, au cours d'une réunion : "Nous ne savons pas dans quelle direction ira la plateforme".