Partir tard et vivre vite. Un pitch qui colle bien à la trajectoire d'Audrey Diwan, lauréate du Lion d'or à la Mostra de Venise pour son film L'événement. Une consécration pour une réalisatrice qui n'a pas fait d'école de cinéma et dont ce n'est que le deuxième long métrage.

L'événement, adapté du roman éponyme d'Annie Ernaux, est la chronique d'un avortement clandestin dans les années 60. Une œuvre racontée du point de vue de la jeune fille qui traverse ce qui, à l'époque en France, est une condamnation. Et aujourd'hui, dans une quinzaine de pays, une réalité.

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Audrey Diwan a passé la cérémonie de remise des prix sur Google Trad, sans imaginer qu'elle allait gagner. À l'unanimité. "On m'avait dit que je pouvais faire mon discours en français, mais tous étaient en anglais." L'événement est un grand film qui renvoie Mais vous êtes fous, son premier, au rang de galop d'essai. "Il y a des précoces, je n'en fais pas partie, sourit-elle. Je suis lente, moi."

Un film difficile et personnel

Le Nazir, bar de la rue des Abbesses où l'on s'est retrouvé·es à minuit, a vu naître le film. À Montmartre, la nuit pulse autour de nous, amicale, le vin blanc réchauffe l'automne qui commence à piquer. "C'est ici qu'on a imaginé le film avant d'avoir les moyens de le faire. On n'avait pas de bureau, ils nous ont laissés squatter dix tables au fond. Il a été dur à financer. On me demandait : 'Pourquoi l'avortement clandestin aujourd'hui ?' Regardez la Pologne, le Texas, c'est le présent et le futur de toutes ces femmes."

La prouesse d'Audrey Diwan est d'avoir donné à cette réalité de fil d'infos un caractère intime. "Dans son livre, Annie Ernaux s'interroge sur sa capacité à ressentir ce qui s'est passé. J'ai choisi de ne pas regarder la jeune fille mais d'être elle. En me demandant : ce genre d'expérience est-il partageable ?"

J'ai mesuré la chance de vivre dans un pays où l'IVG est légal

Scotché devant l'écran noir, après le générique de fin, on sait ce qu'avorter illégalement veut dire. C'est après avoir elle-même avorté qu'Audrey Diwan s'est lancée dans ce projet. "Le livre d'Annie Ernaux est sidérant. J'ai mesuré la chance de vivre dans un pays où l'IVG est légal."

Avec son jean droit et ses escarpins vernis, la femme de 41 ans qui me fait face a tout de la Parisienne chic qui ne court que derrière les taxis. Ne jamais se fier aux apparences. Lors d'une avant-première, un jeune homme a pris le micro : "Ma famille est catholique, on est contre l'avortement. Et là, je ne sais plus."

"Le partage d'expérience est l'une des magies du cinéma – et c'est ce qui le rend social et politique", remarque la réalisatrice, qui ira promouvoir L'événement en Pologne et au Texas, où il est programmé. 

Audrey Diwan, l'électron libre

Enfant, elle faisait un rêve à répétition : "Je visitais une maison, tantôt somptueuse, tantôt effrayante, mais à chaque fois, c'était chez moi. Symboliquement, cela doit avoir un rapport avec la quête d'identité."

Journaliste, éditrice, romancière, scénariste (notamment sur La French et BAC Nord, de son ex Cédric Jimenez), réalisatrice, Audrey Diwan brouille les pistes depuis vingt ans. "Ma vie est impossible à résumer, ce ne sont que des choses qui se superposent et, à la fin… ce film."

La seule chose qui nous arrête, c'est l'idée qu'on ne peut pas

Cette fois, l'électron libre pourrait bien avoir trouvé sa maison. "Tout est possible. C'est ce qu'on pensait quand on la voyait", se souvient une amie qui l'a connue à ses débuts à Technikart. L'intéressée, de commenter : "La seule chose qui nous arrête, c'est l'idée qu'on ne peut pas."

Tout est possible, donc, skier dents serrées sur des pistes noires, vite, bien trop vite : "Plus j'ai peur, plus je vais vite." Faire du stop n'importe où n'importe quand : "Ça m'a joué des tours mais j'ai pas peur. Si je ne sais pas comment rentrer, j'arrête une voiture. Ça m'est arrivé à Angoulême, quand on tournait, deux jeunes filles très gentilles se sont arrêtées."

Une réputation de bosseuse de compétition et d'audace tout-terrain précède Audrey Diwan, qui s'autorise tout sauf l'arrogance. "En général, je n'aime pas trop ce que je fais. Mais là, chacune des intentions du film a été reçue au bon endroit, c'est presque intimidant. Comme si tu lançais une flèche et qu'elle arrivait à l'endroit désigné."

"Il y a une heure où tout le monde s'en fou"

Il est 1 heure du matin, le Nazir baisse le rideau, elle tient à régler l'addition. "T'inquiète, on va en face, dans mon autre bar, au Petit café de Montmartre." Alors qu'on vient de s'installer en terrasse dans ce rade à l'ancienne, un jeune gars sans abri lui demande un Coca. Elle ne réfléchit pas, se lève direct pour le lui commander.

Ado, elle n'avait pas le droit de sortir, évidemment elle transgressait – "Je savais exactement quelle latte du parquet grinçait. J'ai grandi dans le 16e, dans une famille stricte, un peu dingue, très aimante et protectrice. Mon père est libanais, ma mère a des origines roumaines. Ma plus grande inquiétude, c'était de les inquiéter. J'avais deux passions : la nuit et la littérature."

J'ai grandi dans le 16e, dans une famille stricte, un peu dingue, très aimante et protectrice

Alors que pour beaucoup, sortir en soirée seul·e relève de la défaite ultime, à ses yeux, l'expérience vaut d'être vécue : à 18 ans, elle se pointait au Mathis sans savoir si elle en avait le droit. S'installait à la table de gens qu'elle ne connaissait pas : "Ça ne vous embête pas que je sois là ?"

Née en 1980, elle a connu le goût de la vie sans Instagram, quand on rencontrait des gens, pas des biographies. N'empêche, la magie de la nuit a gardé son pouvoir. "Il y a une heure où tout le monde s'en fout." Le manque de confiance en soi ne la taraude pas et, surtout, ne l'empêche pas.

"C'est quelque chose qu'il faut dompter assez vite. Je crois à la fonction performative du langage. Si tu dis, sur un ton assez certain, 'j'aimerais' ou 'je crois que je peux', les gens vont te laisser essayer. C'est acrobatique mais ça rend la vie un peu marrante."

"J'accepte de ne pas être aimée"

À une époque où la visibilité et les likes déterminent notre envergure sociale, où le calcul nous transforme vite en géomètres de nos existences, elle s'obstine à marcher à l'instinct. "Des loupés, j'en ai des tonnes." Une connaissance la décrit drôlissime et charismatique : "Elle débarque dans une soirée avec une aura de folie et te retourne tout le monde en cinq minutes."

En psychologie discount, ça pourrait signer la quête d'amour et d'adhésion. Thérapie récente à l'appui, elle réfute. "J'accepte de ne pas être aimée. J'essaie toujours de dire exactement ce que je pense, parfois ça se passe très bien, parfois très mal. Je peux me mettre très en colère. Plein de gens ne me supportent pas. Faire l'unanimité est impossible. Je suis aussi très aimée par plein de gens qui comptent à mes yeux."

"Se mettre à risque", comme elle dit, est comme une seconde nature. "J'ai vécu des situations dangereuses et terribles, c'est la face cachée de l'aventure." Mais le pire est moins pire que l'ennui d'une vie balisée. "Quand tu survis, rien ne t'arrête." Il est près de 2 heures du matin, l'heure de fermer. "En ce moment, je veux vivre chaque journée, donc je fais attention à ne pas être fatiguée."

Elle veut payer le Coca du sans-abri, le propriétaire du bar s'en mêle : "T'inquiète, c'est pour moi." Une nuit "la classe à Montmartre".

13 questions d'après minuit

Marie Claire : Dormez-vous bien la nuit ?

Audrey Diwan : Oui, très bien. Je m'endors à la seconde où je m'allonge.

Vos boissons et nourritures nocturnes ?

Du vin blanc, essentiellement.

Vivez-vous sous une bonne étoile ?

Je ne crois pas avoir toujours vécu sous une bonne étoile, non, mais c'est le lot commun de ceux qui font beaucoup d'expériences. J'ai des grandes joies et des peines immenses, je suis bien riche des deux. C'est le prix quand tu te jettes dans la vie sans limite.

Votre mère vous embrassait-elle au coucher ?

Alors là, je ne m'en souviens pas. Certainement… Je viens d'une famille où l'on se dit : "Je t'aime" à chaque fois que l'on raccroche le téléphone. Je devais me coucher très tôt et je lisais sous la couette avec une lampe.

La nuit efface-t-elle le jour et les soucis ?

Jusqu'au moment où c'est le matin et que tout redevient comme avant. Je ne vis plus dans cette illusion depuis longtemps. Je crois surtout que le jour et la nuit vont bien ensemble, j'ai besoin des deux. Mais je serai toujours quelqu'un de la nuit.

Que trouve-t-on sur votre table de nuit ?

Des piles de livres ou de DVD.

Vos carburants d'après minuit ? Alcool, sexe, drogue, sucre, Xanax ?

Je n'ai pas besoin de grand-chose pour aller bien. Je ne sais pas à quoi je carbure, à part peut-être au vin blanc. La drogue : à une période de ma vie, oui, mais ça ne m'intéresse pas beaucoup et ne plus me souvenir de rien m'emmerde. Le sucre : il y en a dans le vin blanc. Le sexe : quelle tristesse de se dire que ce serait la nuit ou le jour. Xanax : de ma vie, jamais. Quand j'ai des crises d'angoisse, j'utilise l'appli Calm pour faire de la méditation, en général, ça m'endort.

Boule à facettes ?

Je suis arythmique ! Je ne sais pas quoi faire de mon corps. Un soir, on était chez Joey Starr, il me dit : "C'est pas possible que tu danses aussi mal." C'était sur un de ses morceaux en plus, avec Suprême NTM, Laisse pas traîner ton fils. Il essaie de m'apprendre, on est tous les deux face à un miroir, il me dit : "Tu vois ?" Je voyais pas du tout.

Le parfum de la nuit ?

L'odeur de la cigarette dans mes cheveux. J'ai trouvé ça terrible le jour où ils ont interdit la cigarette dans les bars. Soudain, c'était l'odeur des gens. J'ai adoré ces cafés pleins de fumée, l'odeur de la nuit se confondait avec cette fumée qu'on avait dans les yeux.

La nuit la plus dingue ?

Celle de mes 40 ans, entre les deux confinements : j'ai invité tous les gens qui avaient été importants dans ma vie. Je suis tombée pendant le discours, ça me ressemble. Commentaire de Rebecca Zlotowski, ma pote : "Je crois qu'elle a trouvé la chute de son discours."

Le plus trash la nuit ?

C'est loin et ce n'est pas quelque chose dont je parle.

Que préférez-vous la nuit ?

Les gens. Mon appétit est inextinguible. J'ai une tendresse infinie pour les gens, la nuit. Il y a quelque chose de vrai et d'extrêmement touchant quand le maquillage se barre aux heures tardives. On a tous été cette personne, la nuit.

Les mots de la nuit ?

On se reverra demain.

(*) Avec Anamaria Vartolomei, Kacey Mottet Klein, Luàna Bajrami, Pio Marmaï, Sandrine Bonnaire…

Ce papier a été initialement publié dans le numéro 832 de Marie Claire, daté décembre 2021.