Il y a dix ans, la tendance outre-Atlantique, était d’essayer les deux sexes, et surtout de le dire. La faute certainement à un épisode de Sex and The City ou autre sitcom du début des années 2000. Ou à la fameuse chanson de Katy Perry qui se targuait d’avoir “embrasser une femme et d’avoir aimé ça”. Mais loin de cette “bi-attitude” se trouve une réalité intime beaucoup plus profonde et sincère, qu’est la bisexualité.

Aujourd’hui, la question ne choque plus, fort heureusement. Le cinéma jongle avec le sujet(1) et les romans(2) aussi. Sans pour autant, malheureusement, défaire tous les clichés qui pèsent sur la bisexualité. Et les questions fusent et s’immiscent dans les esprits : ne serions-nous pas, nous-mêmes, bisexuelles ? Tout doucement, le doute s’insinue, lézarde les certitudes, et les images se superposent. Et pourquoi pas ?

Les méfaits d’un phénomène de mode

Venue également des Etats-Unis, la vogue du “girls kissing” a submergé les nuits parisiennes branchées, du côté des plus jeunes. Traduisez french kiss entre lolitas, façon Madonna-Britney Spears 2012... Un peu rebelle, très rock’n roll, c’est un “attrape-mecs”, affirmaient alors les pratiquantes, plus radical que la panoplie la plus racoleuse. Très hétéro, finalement. Mais bien le signe d’une sexualité qui cherche à sortir de ses rails et de l’assommante binarité homo ou hétéro, d’une envie de brouiller les pistes, de louvoyer entre les étiquettes, de mettre un peu de jeu dans un paysage morose et ronronnant.

“Il ne s’agit pas d’inciter tout le monde à devenir bi, expliquait en riant Pierre Des Esseintes, auteur de Osez... la bisexualité (Ed. La Musardine), lors de la sortie de son ouvrage en 2006. Mais plutôt de dire : si ça vous tente, allez-y ! Cela correspond plus à une envie de jouir sans entrave, d’aller au-delà des modèles que la société nous impose.” La véritable tendance érotique, derrière la tentation bi, c’est, au fond, la découverte, l’exploration. Avec, en perspective, une notion très à la mode : l’épanouissement de soi. Le dernier cri, en la matière, c’est d’être “trysexual”, autrement dit curieux, aventurier sexuel. Même si, cette tendance n’a pas que du bon, puisqu’elle a amplifié certains clichés sur la bisexualité.

Malgré tout, nous avons donné la parole à celles et ceux qui ont osé l’entre-deux. Et qui osent penser, écrire et se prononcer sur un sujet, encore aujourd’hui, plus tabou qu’on ne le croit.

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D’abord une question de personnalité

Fabienne a 37 ans et est paysagiste. Aujourd’hui en couple avec un homme, elle a toujours su qu’elle pouvait tomber amoureuse aussi bien d’une fille que d’un garçon. “Dès ma première histoire d’amour, en fait, à l’âge de 15 ou 16 ans, je suis tombée dans les bras d’une fille alors que, jusque-là, mes amours platoniques avaient toujours été masculins...”, débute-elle. Sans jamais se dire qu’elle était homosexuelle : “Je me disais juste : "C’est elle, c’est moi." Et nous avons tout découvert ensemble. Son corps, le mien, le plaisir... C’est tellement naturel de tenir une fille dans ses bras”.

Pendant plusieurs années, elles ont filé le parfait amour sans que ça se sache. Jusqu’au jour où l’une et l’autre tombent dans les bras d’un homme. “C’était une nouvelle "première fois", et j’ai autant adoré”, sourit-elle. Si aujourd’hui Fabienne est en couple avec un homme avec qui elle un petit garçon de 6 ans, elle a eu entre-temps des coups de foudre et des aventures aussi bien avec un sexe qu’avec l’autre. “En fait, je peux aussi bien être troublée par un corps d’homme que par celui d’une femme, par une personnalité d’homme ou de femme. Par la douceur de satin d’une peau et la délicatesse d’une cheville comme par l’épaisseur d’une nuque et la pilosité d’un poignet... Ça dépend de la personne, du contexte, de la période de ma vie peut-être”, confie-t-elle. Avant de conclure, “Le plus curieux, c’est qu’on ne trouve pas forcément le plus féminin chez une femme, et le plus masculin chez un homme. La personne la plus "virile" que j’ai connue était paradoxalement une toute jeune fille, au corps très fin, qui cachait une énergie de vrai macho”.   

On s'est initié aux plans à 3 : toujours avec Aurélia au centre,  mais moi, de plus en plus consciemment, je profitais de ces rapprochements…

Patrick, 39 ans, est plus réservé quand à sa bisexualité. “Rien que pour reconnaître mon ambivalence, il m’a fallu des années. Ma première expérience, pourtant, je l’avais vécue avec un garçon. Mais ce n’était pas allé très loin, et je m’étais persuadé que c’était souvent comme ça : on s’initie avec son meilleur ami…”, explique-t-il. Mes amours platoniques, elles, étaient toutes hétéros, ma première expérience sexuelle aussi. Et j’ai finalement rencontré, à 25 ans, celle que j’ai tout de suite reconnue comme "la femme de ma vie", et avec qui je suis encore... “

Doucement, la relation évolue. Le couple s’initie aux plans à 3. “C’était toujours Aurélia le centre, mais moi, de plus en plus consciemment, je profitais de ces rapprochements…”, poursuit-il. Et un jour, sans rien voir venir, il est tombé amoureux d’un ami. Lui l’a repoussé, mais ça a été le déclic. Plus tard, il rencontre un homme dont il s’éprend et qu’il présente naturellement à sa femme qui l’accepte. "J’ai eu depuis d’autres histoires d’amour avec des hommes, et c’est toujours eux qui sont partis, car à un moment ils ne supportaient plus de partager. Aurélia, elle, a toujours été géniale”, poursuit-il. Avant de conclure en disant, qu’il n’avait pas encore trouvé “le bon schéma”.

On ne naît pas bi, on le devient ?

Pour en savoir un peu plus sur la bisexualité, nous avons interrogé le pédopsychiatre Stéphane Clerget(3) et la sociologue Janine Mossuz-Lavau(4).

Marie Claire : Sommes-nous tous bisexuels ?

Stéphane Clerget : Mais non, bien sûr. Ce qui est commun à tous, c’est la potentialité de l’être, ou plutôt de le devenir. Car la bisexualité, comme l’homosexualité et l’hétérosexualité, cela s’acquiert. A la naissance, nous disposons tous de toutes les variétés de préférences sexuelles. C’est d’ailleurs ce qui nous différencie de l’animal, dont le désir sexuel est totalement programmé au gré des variations hormonales. Il n’existe pas d’instinct de reproduction chez l’être humain, mais une volonté consciente de se reproduire. C’est ce que prouve la neurobiologie moderne. Ce qui privilégie l’hétérosexualité, ce n’est pas la nature, c’est la pression culturelle, le fait, entre autres, que nous soyons nés d’un homme et d’une femme.

MC. : Qu’est-ce qui décide alors de nos préférences érotiques ?

SC. : Le plaisir. C’est tout ce qui motive notre comportement sexuel. Et précisément, cela s’apprend en fonction du vécu de chacun, de ses modèles, de ses rencontres... En tout cas, très tôt vers l’âge de 3 ans, on commence à « sexualiser » ses ressentis. On se sait homme ou femme, on ressent des plaisirs et des attachements différents envers les hommes et les femmes... Et au fil du temps, on renonce à certains, on hiérarchise. Toute l’éducation n’est faite que de ça : refouler, éteindre, mettre de côté. Choisir. La bisexualité, elle, ne connaît pas de renoncement. C’est cet entre-deux, ce non-choix, qui dérange aussi bien les hétéros que les homos, qui tous, d’une manière ou d’une autre, ont choisi.

MC. : Peut-on devenir bisexuel à tout âge ?

SC. : Oui. Même tard... Comme nos goûts alimentaires, les livres et les films que l’on aime, notre morale même, nos goûts érotiques évoluent. C’est le cortex qui gère notre sexualité. Et tout au long de notre vie, notre cerveau développe de nouvelles connections au gré de nos expériences, des événements importants (naissances, séparations, deuils...) ou apparemment sans importance... On peut donc, n’importe quand, exprimer de nouveaux penchants. Des goûts, des désirs peuvent devenir soudain dominants, simplement s’ajouter ou ne faire que passer.

L'avis de Janine Mossuz-Lavau(4)

Marie Claire : Les bisexuels sont-ils de plus en plus nombreux ?

Janine Mossuz-Lavau : Il n’existe pas de chiffres fiables sur la question. En fait, tout simplement, on en parle plus. Du coup, c’est mieux accepté et on ose davantage s’affirmer comme tel. Sans doute aussi passe-t-on plus facilement à l’acte.

MC. : Qui sont les bisexuel.les ?

JM.-L. : Des gens qui peuvent avoir du désir pour un homme comme pour une femme, et une sexualité complète avec l’un comme avec l’autre. Cela recouvre des réalités très différentes que l’on peut répartir autour de deux grands types : ceux qui alternent entre l’un et l’autre sexe, et ceux qui ont besoin des deux simultanément. Le second profil est souvent plus difficile à vivre. Je me souviens de cet homme marié qui, parce qu’il avait renoncé aux garçons, se disait “guéri”. Malgré l’effet de mode, beaucoup de “bi”, en fait, ont du mal à trouver leur identité et à l’exprimer. “Les homos nous considèrent comme hétéros, les hétéros comme des homos. Et aucune de ces images ne nous correspond”, expliquent-ils. Certains parcours sont très longs, douloureux.

MC. : Est-ce une idée reçue que la bisexualité est plus facile à vivre pour une femme ?

JM.- L. : Elle est parfois vécue de manière plus légère chez les femmes. J’ai rencontré pas mal de femmes mariées, avec enfants, qui, à un moment de leur vie, sont attirées par une femme. Et qui ont alors moins l’impression de transgresser qu’avec un homme. C’est lourd, le poids de la culture judéo-chrétienne. Le péché d’adultère et le risque “d’attraper un enfant”planent encore inconsciemment. De plus, dans l’imaginaire masculin, l’homosexualité féminine est bien acceptée, bien plus que l’homosexualité masculine, perçue comme plus impliquante.

(1)« La Confusion des genres », d’Ilan Duran Cohen, en 2000 / « Alexandre », d’Oliver Stone, en 2004 / « L’Homme de sa vie », de Zabou Breitman, en 2006

(2)"La plupart de ceux" de Nina Bouraoui /« Le Syndrome de Lazare », de Michel Canesi et Jamil Rahmani / « L’Effrôlée », de Sabrina Berreghis...

(3)Pédopsychiatre et auteur de « Comment devient-on homo ou hétéro » (éd. JC Lattès).

(4) Sociologue et auteure de « La Vie sexuelle en France » (éd. Points/Seuil).



Article publié initialement en juin 2008 dans le magazine Marie Claire, édité en mai 2019.