Décédée le 23 juillet 2020 à l'âge de 72 ans, Jacqueline Sauvage a été l'une des figures de la lutte contre les violences conjugales en France, après avoir abattu son époux violent envers elle et des filles, à l'issue d'années de sévices.

Elle était celle à qui les mots ont toujours manqué et qui, disait-elle, "n’a jamais su exprimer ses émotions". Qui n’a pas su, malgré deux procès, expliquer comment elle en était arrivée, un
soir de septembre 2012, à tirer trois balles de fusil dans le dos de son mari violent. Qui n’a pas su décrire le mécanisme d’emprise qui l’a poussée à subir, quarante-sept ans durant, la brutalité du père de ses quatre enfants.

Interview de Jacqueline Sauvage

Par deux fois, Jacqueline Sauvage, confuse, contradictoire dans ses propos, a été condamnée par des magistrats et des jurés populaires qui n’ont pas retenu la légitime défense. Convaincue, comme le furent ses enfants par la suite, que déposer plainte "ne servirait à rien", elle a fait face à l’incompréhension du tribunal. Mais après l’avoir partiellement graciée en janvier 2016, le président lui a accordé une grâce totale le 28 décembre dernier. Depuis, la petite dame aux cheveux gris est libre et demeure chez ses filles.

Dans le salon de Sylvie, l’aînée, installée dans les Yvelines, elle est accoudée à une table recouverte de plastique et se raconte un peu. Dans son livre, Je voulais juste que ça s’arrête (éd. Fayard), préfacé par ses avocates et dédié à son fils Pascal, qui s’est suicidé quelques heures avant qu’elle ne tue son mari (elle l’apprendra en garde à vue), Jacqueline Sauvage décrit pour la première fois l’enfer qu’a été sa vie. 

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Comment elle a enduré les coups, appris le viol de deux de ses filles sans jamais appeler au secours. Brisée par près de cinquante ans de terreur, celle à qui le tribunal d’application des peines avait demandé, à l’été 2016, de "s’interroger sur sa part de responsabilité dans le fonctionnement pathologique de son couple" avait tenté une explication auprès de Marie Claire, début 2017.

Marie Claire : Vous êtes libre depuis le 28 décembre. Comment vous sentez-vous ?

Jacqueline Sauvage : Je suis très fatiguée. Ces quatre années de détention, la promiscuité, l’humiliation, la brutalité de la prison m’ont épuisée. Je pense beaucoup à mon fils, Pascal, dont j’ai appris le suicide alors que j’étais en garde à vue. Je n’ai rien fait pour le sauver.

J’ai mis ma maison en vente, même si je sens le regard amical de mes voisins, qui n’osent pas toujours venir me parler. Je vis désormais chez mes filles. On ne me laisse jamais seule. J’ai toujours mes enfants, mes petits-enfants et mes gendres avec moi. Je me sens entourée. Je vais partir pour quelques jours à la mer, chez des amis. 

Quelle est la première chose que vous avez faite en sortant de prison ?

Les premiers jours, je suis restée près de mes enfants et petits-enfants. Je voulais me recueillir sur la tombe de Pascal, j’avais besoin de lui parler et de le sentir près de moi, mais je n’ai pas pu le faire car j’étais poursuivie par des journalistes. Ça m’a beaucoup peinée. Ils m’attendaient même devant le cimetière. J’y suis allée quelques jours plus tard.

Les relations, les amis, ça vous a manqué pendant les quarante dernières années ?

Beaucoup. Mais mon mari nous avait complètement coupées du monde. J’avais 16 ans quand je l’ai rencontré, 17 lorsque nous avons décidé de nous marier parce que j’étais enceinte. Mes frères aînés étaient opposés à cette union et m’ont fait établir un contrat de mariage afin que la maison que mon père avait mise à mon nom reste dans notre famille. Norbert (le mari, ndlr) leur en a voulu et m’a interdit de les revoir.

Quant aux amis, ça ne durait jamais : il était provocateur, querelleur. Petit à petit nous sommes devenus des parias. 

C’était les prémices d’un processus d’emprise qui s’est renforcé avec les années… Quand votre mari a-t-il commencé à vous frapper ?

Juste après notre mariage. Mais je l’avais dans la peau, je lui pardonnais tout. Il avait eu une enfance très difficile, il a lui-même été battu par sa mère. Quand je l’ai rencontré, il sortait de maison de
correction. Avec le temps, la violence est devenue habituelle, j’ai commencé à avoir peur de lui. C’était un verre jeté au visage, une nuit passée toute seule dans la cabane du jardin, les coups de pied dans le ventre…

En société, quand nous sortions, il donnait le change, me hissait sur un piédestal. Mais à la maison tout était de ma faute, toujours : l’entreprise qui marchait mal, ses problèmes. 

Votre isolement, votre tristesse auraient dû alerter vos proches. Vous ne leur en voulez pas ?

Ma mère, qui était chez nous tous les jours pour m’aider à m’occuper des enfants, était une femme d’une autre époque, quand les hommes étaient tout-puissants à la maison. Elle aussi avait eu une
vie difficile avec mon père. Elle voyait mais me disait tristement : "Ça va s’arranger… " En réalité, beaucoup de gens savaient ce qu’il se passait, voyaient mes dents cassées, mes bleus. Mais beaucoup avaient peur de mon mari, qui, surtout lorsqu’il buvait, était très violent, colérique.

Beaucoup de gens savaient ce qu’il se passait, voyaient mes dents cassées, mes bleus. Mais beaucoup avaient peur de mon mari

Vous auriez voulu qu’ils parlent, ceux qui savaient ?

Non, j’avais trop peur des conséquences. Je faisais toujours bonne figure à l’extérieur, pour que personne ne s’en mêle. Mes gendres ont essayé de me défendre, c’en est même venu aux coups. Mais eux aussi il les a écrasés. Ils n’allaient pas voir la police parce qu’ils avaient peur pour moi. 

Vous n’avez jamais déposé plainte. Ça vous a été reproché durant le procès.

Oui, mais c’était impossible. Il y aurait eu des représailles terribles sur moi et les enfants. 

Ou bien votre mari aurait été interpellé… Vous avez essayé de partir, à plusieurs reprises.

Oui, mais à chaque fois il me rattrapait. Quand les gendarmes arrivaient, il était avec eux. Alors je disais que j’étais partie parce qu’on se disputait, sans aller vraiment plus loin. Les gendarmes disaient : "Il faut essayer de vous entendre avec votre mari." 

Une scène est particulièrement choquante: à 17 ans, après une fugue, votre fille Fabienne dépose plainte contre son père pour viol… avant de déchirer le procès-verbal et de vous dire qu’elle a menti et qu’elle ne veut plus en reparler. Vous l’avez crue ?

Je n’arrivais pas à croire que mon mari ait fait ça. Je ne sais pas comment la peur a pu me paralyser à ce point, pourquoi je n’ai pas insisté auprès des gendarmes. Je n’ai même jamais osé en parler à Norbert, je gardais tout pour moi. Des années plus tard, Fabienne m’a confié que c’était également arrivé à Carole, sa sœur cadette, qui n’avait jamais rien dit.

Carole, je ne l’ai pas vue pendant quinze ans, je la croisais quand je faisais les courses. Mais je n’osais pas aller la voir, j’avais honte. Dans le livre, je dis que je me sens comme la mauvaise mère qui a laissé ses enfants tout seuls avec le loup.

Les gendarmes disaient : "Il faut essayer de vous entendre avec votre mari." 

Comment teniez-vous? Comment trouviez-vous la force de vous lever le matin ?

J’avais mes routines (le travail, le ménage) qui me tenaient entre deux crises de violence. Et puis je passais beaucoup de temps à contrôler ses réactions. Je ne lui adressais jamais de reproches. Je le connaissais par cœur mon mari. Quand il rentrait, à son pas sur le gravier du jardin je devinais s’il avait bu, son humeur. Ce qui m’a aidée à tenir, c’est mes enfants. 

C’est pour ça que, même majeurs, ils sont restés ? Trois de vos quatre enfants ont travaillé dans l’entreprise familiale de transport…

Oui. Ils ne voulaient pas me laisser seule avec Norbert. Quand Pascal a appris ce qu’il avait fait à ses sœurs, il a voulu partir, il me l’a dit. Ça me faisait de la peine mais c’était pour son bien.

Les scènes de violences étaient quotidiennes. Qu’est-ce qui a déclenché votre passage à l’acte ?

J’ai voulu me protéger. Mon mari était devenu encore plus méchant dans les derniers temps, parce qu’il se sentait dénoncé. Fabienne l’avait prévenu qu’elle irait porter plainte. Pascal lui avait dit qu’il
ne lui pardonnerait pas "ce qu’il avait fait à ses frangines".

Le jour où je l’ai tué, il m’avait battue deux fois, un coup de poing m’avait ouvert la lèvre,il m’avait poursuivie dans la maison en menaçant de « me crever », ainsi que les enfants. Il voulait m’empêcher de partir, avait caché mes clés de voiture, ma carte bancaire.

Vous vous sentez coupable ?

Je n’aurais pas voulu en arriver là, mais je ne me sens pas coupable. Ce que j’ai fait, c’est parce que j’ai eu très peur d’être frappée encore. D’habitude, je me mettais en mode survie, j’attendais que ça passe. Mais cette fois-ci, je ne sais pas pourquoi, c’était lui ou moi. J’étais comme une cocotte- minute qui explose.

Vous avez été défendue par un comité de soutien très actif. Des artistes, des personnalités politiques ont demandé votre libération. Allez-vous vous engager à votre tour dans la lutte contre les violences conjugales ?

Je ne veux plus du tout être médiatisée ni me mettre en avant. Mon soutien, il passe par mon témoignage. J’espère qu’il servira à d’autres.

Comment voyez-vous votre vie, désormais ? Un rêve, une envie ?

Mon envie est simple, c’est de rester et retrouver toute ma famille, mes frères, que j’ai perdus de vue depuis plusieurs années. 

 * "Je voulais juste que ça s'arrête", Fayard

Couverture livre je voulais que ça s'arrête Sauvage