Roseline, 54 ans : "J'ai réalisé que le travail n'était plus ma priorité"

Sans le soutien de mon patron, je n'aurais pas pu travailler ; et je le voulais vraiment, car c'était ma manière de dire au cancer : « Tu ne m'auras pas. » Savoir qu'il me gardait sa confiance, même les jours où j'avais des lacunes, à cause de troubles de la concentration et de la fatigue, a été déterminant. Est-ce parce que son épouse a eu un cancer du sein ? Les deux jours après la chimio, je travaillais de chez moi, et les collègues dont j'étais proche ont toujours été là pour moi. Ça me rassurait de travailler comme avant.

Puis, un jour, j'ai réalisé que ce n'était plus ma priorité. Le décalage était trop fort entre ce que je vivais et les enjeux au travail. Tout me paraissait dérisoire ou m'horripilait. La société s'apprêtait à signer un contrat mirifique, et alors ? A côté de la vie, ça ne fait pas le poids. Le cancer a changé ma vision de l'existence : ma priorité, c'était de voir grandir ma fille, qui avait alors 11 ans, de vouer mon énergie à sauver ma peau et de profiter des miens – mon enfant, mon mari, ma famille – et de la vie. Si d'aventure cela ne se passait pas bien. Au bout de quatre mois, j'ai demandé un congé maladie. Je n'ai pas eu d'effets secondaires lourds, j'aurais donc pu travailler jusqu'au bout, mais dans ma tête je n'arrivais plus à m'impliquer, ma vie était ailleurs.

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Marieke, 41 ans : "Laisser ma place aurait été une injustice"

« Je suis trop jeune pour mourir. » Cette pensée m'étouffait d'angoisse, il n'y a qu'en travaillant que je respirais. Mon bureau est devenu mon canot de sauvetage. J'avais été promue seize mois plus tôt et, pour me battre, j'avais besoin de m'immerger dans ce que j'avais accompli et que je ne devais qu'à moi-même. La tumeur était localisée, j'ai donc eu une tumorectomie, puis six semaines de radiothérapie, pour lesquelles je n'ai pas voulu d'arrêt de travail. Laisser ma place m'aurait donné un sentiment d'injustice insurmontable, car m'absenter revenait à faire entrer le loup dans la bergerie. Ceux qui n'avaient pas digéré ma nomination auraient pris d'assaut mon fauteuil. Je n'ai rien dit à personne : inutile de me mettre en position de maillon faible.

J'ai été opérée un jeudi, et j'ai pris mon vendredi off. Puis j'ai fait mes séances de rayons le matin à 8 heures, cinq jours sur sept, avant de me rendre au bureau. Cela a été très pénible, non pas médicalement – au contraire, ma peau n'a presque pas été brûlée –, mais j'ai dû batailler, et même en venir à supplier, pour pouvoir conserver cet horaire. L'hôpital ne prend pas en compte notre activité professionnelle, on se doit d'être disponible. C'est dommage, la médecine permet de rester active, et la logistique nous met des bâtons dans les roues.

Brigitte, 57 ans : "Repousser ses limites contribue à la guérison"

J'ai eu deux cancers du sein. Lors du premier, à 43 ans, cela m'aurait semblé aberrant de travailler, d'autant que je percevais la totalité de mon salaire. Mais, à mon retour d'arrêt maladie, quinze mois plus tard, j'ai été licenciée. Pour me reconstruire psychiquement, j'avais besoin d'avoir une perspective d'avenir. J'ai donc réalisé mon rêve : devenir infirmière. Mais, en 2010, à 52 ans, après trois années d'études et alors que j'exerçais à l'hôpital pour valider mon diplôme d'Etat, j'ai eu une récidive au même sein. Malgré les chimios et une intervention chirurgicale, j'ai été obligée de travailler, cette fois.

Ce fut l'horreur. Je n'ai bénéficié d'aucune compassion, il fallait que je sois rentable comme n'importe quelle infirmière, cancer ou pas. Je n'avais pas le choix : je gagnais 900 € par mois et, en arrêt maladie, il ne me serait resté que 70 %, soit 630 €. Dans cet enfer, j'ai fini par n'être plus qu'une plaie humaine, tant les chimios me provoquaient des douleurs et une fatigue intenables : j'avais la sensation que des aiguilles me transperçaient les pieds, marcher était un supplice ; mes ongles se décollaient, j'avais les mains en sang, je devais doubler les gants pour réaliser les soins. Pour tenir pendant mon premier cancer, j'ai décidé que la maladie ne me tuerait pas psychiquement et je me disais : « Tu te reposeras pendant la mastectomie », prévue après les chimios. Jamais je n'aurais pensé être capable d'endurer les traitements en travaillant. Réussir à repousser ses limites à ce point contribue à la guérison, car ainsi on se projette dans l'avenir. C'est aussi une belle revanche, car mon ex-mari, qui refusait que je travaille, me répétait que je n'étais capable de rien.