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Rencontre avec Douce Dibondo : “La charge raciale n'est pas un vêtement que l'on revêt pour se plaindre”

Autrice de l'ouvrage La charge raciale, vertige d'un silence écrasant, publié aux éditions Fayard, Douce Dibondo mêle les approches linguistiques, historiques et sociologiques, afin de comprendre les arcanes du racisme. Rencontre.
Douce Dibondo pour le livre La Charge raciale
© Sand Cct

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Publié aux éditions Fayard, La charge raciale, vertige d'un silence écrasant de Douce Dibondo est un véritable parti pris littéraire, à la plume presque aussi poétique qu'elle est dense et précise. Mêlant les approches à la fois linguistiques, historiques et sociologiques, l'ouvrage permet à son autrice de dresser une fresque complète du racisme en France, de ses racines comme de ses conséquences les plus graves. “La poésie permet d'aller creuser en soi pour comprendre les autres et le monde” nous confie l'autrice au détour d'un entretien réalisé en juin, à Paris. Grâce à l'écriture, elle s'interroge : qu'est-ce que les mots disent de moi ? Comment je me définis ? Comment faire collectif en partant de soi, en partant de l'intériorité ?

Ces interrogations se nichent au cœur de la réflexion de La charge raciale, vertige d'un silence écrasant un ouvrage né de la découvert du concept élaboré par l'universitaire française Maboula Soumahoro, et surtout de la sidération face aux manques de mot mis sur ce mal partagé par les personnes racisées.

Rencontre avec Douce Dibondo autour de son ouvrage La charge raciale : vertige d'un silence écrasant

Vogue. Commençons avec le concept de noirité que vous empruntez à Mame-Fatou Niang. Que signifie-t-il exactement, et pourquoi l'utiliser pour traduire la notion de “blackness” en anglais ?

Douce Dibondo. On a entendu le mot “négritude” dans les années 50 et 60 autour des poètes comme Césaire, mais aujourd'hui ce mot a presque disparu. On pourrait utiliser le mot “noirceur”, qui relève d'un aspect très esthétique. Mais quand il s'agit de penser ce que vivent les personnes noires, on se trouve vite contraint. En outre, on trouve derrière ce mot une théorie des chercheurs afro-pessimistes, pour qui à partir du moment où des personnes ont été kidnappées du continent africain pour être esclavagisées en Amérique, la face du monde a changé. Notre couleur de peau a été associée à l'esclavage éternel. De là ont découlé les discriminations que l'on connaît. Pour eux, la noirceur c'est le néant, le vide, c'est être des non-personnes et ne pas avoir de subjectivité. C'est vrai, c'est une partie de l'expérience noire. Mais moi, je me place du côté de l'Afrique où je suis née. Là, des gens ont vécu ce déchirement de gens enlevés, ainsi que celui de la colonisation. Mais on a toujours été debout. On s'est toujours considéré comme des personnes vivantes, ayant une subjectivité, des choses à dire, de la créativité, une résilience. Je trouvais que le mot “noirité” appelait celui de “qualité”. Il traduit la singularité en nous. Pour moi, la noirité, c'est l'amour de nous. C'est l'amour pour les gens autour de nous. C'est ce qui nous permet de tenir debout, ou de partir de certaines situations qui ne nous plaisent pas. C'est refuser, dire non, et se révolter.

Deux approches ressortent de votre livre : l'approche linguistique et l'approche historique. D'où vient cette passion pour l'Histoire ?

Pour parler du sujet de la race sociale (et non biologique, évidemment), on est obligé d'avoir une assise historique. Sinon, on nous renvoie à une victimisation. Je trouvais cela très intéressant de montrer que la charge raciale ne vient pas de nous. Ce n'est pas un vêtement que l'on revêt pour se plaindre. L'humour utilisé, la manière dont nos corps sont perçus, tous les stéréotypes autour de nous… tout cela vient de quelque part. Quant à la question du langage, elle est essentielle. Comment on se définit, c'est comment on se pense. Qu'est-ce que cela veut dire d'être une personne noire avec un vécu, avec un regard sur le monde ? Cette question m'a toujours traversée. En sociologie, j'ai appris à voir la société dans son ensemble, mais il me manquait toujours quelque chose, que j'ai fini par trouver du côté de l'afro-féminisme, où les chercheuses comme Audre Lorde, Alice Walker, bell hooks, ont toujours mis en lien la société, le macro, avec le micro, l'intime, le vulnérable politique.

C'est dans un article publié en 2019 que vous évoquez pour la première fois la charge raciale. Comment cette pensée est-elle devenue un ouvrage ?

Quand je rencontre les mots de Maboula Soumahoro en 2019, je comprends d'emblée que j'ai une vérité sous les yeux qui dit énormément de notre existence noyée sous le silence. Si cela résonne autant en moi, pourquoi est-ce que personne ne se soulève pour s'emparer de cette question ? Comparons avec l'écho médiatique de la charge mentale qui est une vraie déflagration. Pour mon article, j'ai reçu une vingtaine de témoignages, à la fois très longs et denses émotionnellement. Ce n'est pas normal qu'une majorité de personnes racisées en France vivent de manière si étouffée, silenciée juste du fait de leur couleur de peau. Et comme personne ne s'emparait de la question, j'ai tout simplement écrit le livre que j'ai toujours voulu lire !

Mais dont le processus d'écriture n'a pas dû être aisé.

Ça a été compliqué émotionnellement. J'ai fait un travail psychologique et spirituel sur mes propres blessures en tant qu'enfant et en tant que personne racisée. Aujourd'hui, alors que le Rassemblement National est aux portes du gouvernement, je ressens cette charge raciale. Ça me retourne le cœur. Et pourtant je sais qu'à cet endroit de ma noirité, il y a un vide qui me permet de jaillir de la sidération pour aller chercher l'action, et trouver ce qu'il est possible de faire en collectif. Pour le livre, le processus a été le même. Si j'avais été aussi traumatisée qu'une personne née en France et qui a compris dès l'enfance que sa couleur de peau était un problème, je n'aurais pas pu l'écrire de cette manière-là.

L'idée selon laquelle nous portons en nous les traumatismes de nos ancêtres a-t-elle été théorisée ?

Oui, bien sûr ! On appelle cela l'épigénétique, qui existe depuis une quinzaine d'années. Mais avant ça, il y a La Blès vient notamment des Antilles et des Caraïbes, où l'on a avancé que des enfants naissaient avec des traumatismes non-expliqués et non-explicables. Les Anciens ont dit qu'ils étaient liés à des traumatismes d'autres générations. C'est toute cette charge raciale du passé, comment nos corps ont été torturés, que l'on porte inconsciemment. À cela s'ajoute la charge raciale du présent. Le lendemain de l'annonce du président Macron de la dissolution de l'Assemblée nationale, une amie a fait une hypertension à 17,5. C'est ça, la charge raciale : être confronté·e à une mort prématurée plus ou moins frontale.

Un concept que vous empruntez à Ruth Wilson Gilmore.

Une chercheuse reprise par les afro-pessimistes sur cette question de la mort sociale en tant que personne racisée. La mort sociale peut correspondre à une mort face à la police ou aux institutions médicales dont le traitement est souvent différé. En face, nous sommes constamment dans l'hyper-vigilance. C'est ce que l'on appelle le racisme vicariant : potentiellement, nous pouvons être le·la prochain·e. Tout cela nous fige dans nos êtres. Si on parle d'ascenseur social, nous sommes également souvent relégué·es aux périphéries. Qu'est-ce que ça veut dire pour nous d'avoir du pouvoir ? D'être entendu·es ? Là aussi la mort sociale se manifeste. La charge raciale, c'est ça : ressentir cette mort sociale dans tous les pans de notre vie.

Pouvez-vous développer ce concept de racisme vicariant, abordé dans le livre ?

Le racisme vicariant, c'est le fait de vivre indirectement les discriminations et les oppressions. Par exemple : voir et entendre constamment à la télévision des faits divers de personnes racisées qui ont été violentées, tapées, qui sont mortes sous les coups de la police. La pornographie de la souffrance : c'est ça le racisme vicariant. On intériorise ! C'est aussi avoir la crainte que nos enfants, nos futurs enfants, soient aussi victimes de racisme, de harcèlement racial à l'école… Face à cela, il faut se prévenir : que faire ? Que faut-il anticiper ? La charge raciale, c'est un continuum de la violence que l'on vit plus ou moins à des degrés différents selon sa classe ou son genre.

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Comment prendre soin de soi ?

En Occident, on nous a fait croire que l'on pouvait guérir individuellement ce qui relève du systémique. La psychologie et les soins personnels sont des pansements, mais la guérison totale vient quand il n'existe plus de structures qui façonnent nos morts. En attendant, il faut bien trouver d'autres moyens : en collectif. Jeter la parole au centre. Pleurer ensemble. Il y a très peu d'endroits où on pleure ensemble ! C'est aussi, si possible, créer des choses ensemble. Imaginer d'autres mondes possibles, notamment par l'écriture, mais pas que. Retrouver les espaces d'amour dans les familles. Soutenir certaines actions, par l'argent ou en relayant, afin de créer des ricochets de lutte.

Avez-vous réussi à mettre le doigt sur le “comment” au-delà du “pourquoi” concernant la question de l'esclavage ?

Avant la colonisation, c'est une vision très binaire de la noirceur et de la blancheur qui primait dans les cerveaux occidentaux et chrétiens. On avait déjà une vision très séparée du bien et du mal, du beau et du laid. Je convoque Carl Jung, un psychanalyste que j'affectionne beaucoup et qui montre que derrière cette idéologie chrétienne on trouve l'alchimie, c'est-à-dire le besoin de partir d'un état primitif, c'est-à-dire la noirceur, pour aller vers la pureté même, le dépassement du puéril et arriver au Soi avec un grand S.

Plus loin, vous évoquez la disparition du mot “race” dans les textes de loi.

Une initiative prise par le Sénat : on le trouve toujours dans la Constitution, mais dans les textes de loi, il n'est plus possible de le mentionner. C'est une politique de l'autruche où, parce que les choses ne sont pas nommées, elles cesseraient d'exister. Or dire, c'est déjà comprendre, d'une certaine manière. Il faudrait alors effacer le mot racisme, et peut-être que, comme par magie, tout disparaîtrait ! Je n'en suis pas sûre… C'est un des leurres de la société française et du gouvernement en général que de prêcher le positif, comme les lois universelles, le vivre ensemble, et refuser les différences. Or les différences ne font pas de morts ni de violence. C'est ce qu'on en fait et comment on essentialise les autres. Comment on voit, à travers nos différences, des justifications pour opprimer les uns et les autres.

En quoi l'année 2020 a-t-elle marqué une rupture ?

C'est aussi le Covid, qui cristallise, à mon sens, l'enfermement, le sentiment de ne pas contrôler sa vie en tant que citoyen·ne et de faire face à une menace qui nous dépasse et nous renvoie à notre propre fragilité. Et dans ce moment d'hyper-vulnérabilité, le système raciste continue à tourner et fait des victimes, dont une victime sur-visible : George Floyd. Le corps assassiné de Floyd cristallise une injustice que l'on peut enfin voir. Neuf minutes, ça paraît neuf siècles, face à un monde qui a enfin le temps de voir. Notre temporalité était autre. On revient à cette pornographie de la violence : il faut voir les corps noirs souffrants, sinon nous ne sommes pas pris au sérieux. Qu'est-ce que cela dit de la crédibilité de notre parole ?

Quelles actions peut-on mener au quotidien ?

Il faut se dire que c'est un marathon, qu'on est là sur la durée et qu'on ne va pas changer les choses du jour au lendemain. C'est pouvoir discuter : je crois beaucoup au niveau local, sur les réseaux sociaux mais aussi dans la vraie vie, faire de l'éducation populaire si cela est possible. Faire du lien : peut-on rejoindre un collectif artistique ? Un collectif militant ? S'ancrer dans un lieu, de son quartier ou pas, où on va pouvoir mener des actions comme distribuer des tracts, relayer des paroles. On progresse parce qu'on a une connaissance des choses. C'est un travail très large, et absolument collectif.

Douce Dibondo - La charge raciale : Vertige d'un silence écrasant

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