interview

Rokhaya Diallo nous raconte sa montée des marches à Cannes aux côtés de Judith Godrèche

La journaliste, réalisatrice et autrice Rokhaya Diallo a gravi les marches du Festival de Cannes 2024 aux côtés de Judith Godrèche afin de présenter le court-métrage Moi aussi. L'occasion d'échanger avec elle sur #MeToo, le patriarcat et les solutions pour faire évoluer le droit français sur la condamnation des violences sexistes et sexuelles.
Rokhaya Diallo attends the Furiosa A Mad Max Saga  Red Carpet at the 77th annual Cannes Film Festival at Palais des...
© Daniele Venturelli

Elle était là sur le tournage. Elle était encore là, ce mercredi 15 mai 2024, sur la montée des marches du Festival de Cannes. La journaliste Rokhaya Diallo a accompagné beaucoup d'étapes du court-métrage Moi aussi, réalisé par Judith Godrèche, qui s'applique avec grâce et ténacité à bousculer une industrie du cinéma français gangrenée par les violences sexistes et sexuelles.

Malgré l'absence criant de femmes cinéastes en Compétition officielle cette année encore – comme s'est empressée de le faire remarquer Camille Cottin lors de la Cérémonie d'ouverture du Festival de Cannes, ces dernières ont décidé de faire entendre leurs voix et de faire voir leurs visages, au cœur de cette 77ème édition marquée par l'ombre de #Metoo. Ainsi, ce mercredi 15 mai, alors qu'elle venait présenter son court-métrage Moi aussi, Judith Godrèche s'est emparée avec intelligence de ce moment précieux qu'incarne la montée des marches avec un geste puissant. Toute l'équipe du film a en effet fait face aux photographes, la main devant la bouche, comme pour illustrer la parole empêchée des victimes de violences sexistes et sexuelles. Vogue s'est entretenu avec Rokhaya Diallo le lendemain de ce moment puissant, afin d'évoquer son message et son importance dans un milieu comme celui du cinéma.

Judith Godrèche et l'équipe du film Moi aussi au Festival de Cannes, le 15 mai 2024.© Dominique Charriau / Getty Images
A lire aussi
La symbolique derrière le geste de Judith Godrèche lors de sa montée des marches à Cannes

Ce mercredi 15 mai 2024, la comédienne et cinéaste Judith Godrèche gravissait les marches du Festival de Cannes afin d'y présenter Moi aussi, un court-métrage comme une voix collective offerte aux victimes de violences sexistes et sexuelles. Un moment chargé d'émotions et de symboles.

Judith Godrèche et l'équipe du film Moi aussi au Festival de Cannes, le 15 mai 2024

Rencontre avec Rokhaya Diallo après sa montée des marches pour Moi aussi

Vogue. Pouvez-vous nous raconter le tournage de Moi aussi, le court-métrage de Judith Godrèche ?

Rokhaya Diallo. Je n'avais pas vu l'appel à témoignages de Judith Godrèche, donc je ne lui ai pas envoyé de messages, comme beaucoup de personnes présentes dans le film. Il se trouve qu'on échangeait alors assez régulièrement sur Instagram. On se partage souvent du contenu. C'est elle qui m'a fait part de ce tournage qui avait lieu le 23 mars dernier, donc je me suis empressée de me rendre sur place ! C'était d'ailleurs la première fois que l'on se rencontrait. C'était assez incroyable… on était tellement nombreuses. Je ne suis pas arrivée aussi tôt que les autres. Lorsque j'ai débarqué, tout le monde avait déjà commencé à avancer sur l'avenue. C'était vraiment très impressionnant. Je reconnaissais certains visages que j'avais déjà pu croiser, notamment dans les milieux féministes, mais pas toujours. C'était intense ! J'ai senti une volonté de faire front, de faire amitié… C'était frappant cette ambiance, malgré le sujet et la tonalité du film.

C'est également ce qui ressort de cette montée des marches ! Comment l'avez-vous préparée ?

Honnêtement, pas beaucoup… Judith Godrèche m'a contactée pour me proposer d'accompagner la montée des marches, et on s'est mises d'accord sur le geste très tardivement. Ce n'était pas aussi orchestré que ça en avait l'air ! Mais ce qui était clair, c'est qu'elle voulait que cette montée des marches ait un sens, avec une déclaration forte.

Qu'avez-vous ressenti au cours de cette montée des marches ?

C'était impressionnant, et en même temps, le fait qu'on soit toutes et tous main dans la main, ça m'a donné une confiance et un sentiment de légitimité très fort. J'avais la conviction que l'on venait dire quelque chose qui devait être là et qui devait être dit à ce moment-là.

Une sororité qui n'a pas toujours été évidente, et qui semble plus naturelle aujourd'hui ?

Il y a de plus en plus de personnes qui se rendent compte de leurs privilèges et qui remarquent qu'en prenant la parole, elles peuvent invisibiliser d'autres groupes. J'ai l'impression de voir beaucoup plus d'humilité qu'il y a quelques années, où des gens se braquaient très vite en niant l'existence de ces violences. C'est beau de voir ça changer ! On se souvient du début de #MeToo avec les réactions de femmes plus âgées et privilégiées qui se braquaient et écrivaient des tribunes pour défendre “le droit d'importuner”. C'est moins le cas aujourd'hui, ou en tout cas, ce n'est plus le discours dominant. C'est même devenu honteux socialement ! Comme quoi, tout cela a beaucoup bougé en très peu de temps.

Difficile de ne pas penser à la montée des marches de 82 femmes en 2018, qui unissait Cate Blanchett, Agnès Varda ou encore Marion Cotillard…

Oui, je me souviens très bien. 82 femmes par rapport aux 82 réalisatrices sélectionnées depuis le début du festival. Vous avez raison, notre montée d'hier peut y faire écho. Je pense également au Festival de Cannes l'année dernière qui s'est ouvert avec un film dont l'acteur principal était Johnny Depp… c'est une autre ambiance. Que le moteur de cette action vienne d'une actrice française, ça change aussi les choses. La France n'a pas été un pays très accueillant envers le mouvement #MeToo à ses débuts. C'est une manière de montrer autre chose de la France au monde. C'est important.

Haifaa al-Mansour, Kirsten Stewart, Léa Seydoux, Khadja Nin, Ava DuVernay, Cate Blanchett et Agnès Varda foulent le tapis rouge pour protester contre le manque de femmes cinéastes honorées au cours de l'histoire du Festival de Cannes lors de la projection des Les Filles Du Soleil pendant la 71ème édition, en 2018.© Gisela Schober / Getty Images

Vous avez fait le choix de l'image, après les nombreux mots de Judith Godrèche.

Tout à fait, et c'est quelque chose que l'on retrouve à la réalisation du film, que je trouve très dépouillée. Les sons sont très important, on entend des chuchotements. La musique est présente de manière très subtile. Les mots sont là, mais c'est une manière de montrer la puissance de l'image, du son, du geste, des corps… La masse des corps n'en paraît que plus flagrante ! Et le corps de Tess Barthélemy qui est danseuse et qui incarne toutes ces violences. C'est ça que j'ai trouvé hyper fort.

Et l'idée du collectif !

C'était exactement la volonté de Judith Godrèche : ne pas monter les marches seule, et montrer qu'on était nombreux·ses. Les autres personnes n'ont pas forcément été identifiées mais il y avait par exemple Sophie Lacombe qui s'occupe de l'accueil des femmes victimes de violence dans le milieu associatif. Il y avait plein de personnes personnellement impliquées dans ces questions-là. Il n'y avait pas seulement des membres de l'industrie du cinéma. Certaines personnes étaient là parce qu'elles avaient une action concrète, féministe et quotidienne. Ça avait beaucoup de sens. Le fait de s'associer à ces personnes-là, une association qui n'était pas de circonstances – ces personnes étaient présentes sur le tournage pour aussi recueillir la parole des femmes qui pouvaient craquer, car comme on se l'imagine, ce n'était pas facile. C'est vraiment une continuité. Il y a toujours eu un soin dans le cadre de la conception de ce film.

Instagram content

This content can also be viewed on the site it originates from.

Que retenez-vous du tournage de Moi aussi ?

Ce qui m'a vraiment étonné, c'est la présence des hommes. Ils n'étaient pas majoritaires, mais suffisamment nombreux pour qu'on les remarque. C'était assez frappant de les voir, sachant qu'on parle encore très peu des violences sur les jeunes garçons, en dehors de l'affaire Olivier Duhamel. C'est très compliqué pour eux, et je pense que le patriarcat fait aussi ça aux hommes : il entrave leurs paroles, car leur position d'hommes est complètement mise en cause par le fait d'être victimes de violences sexuelles et sexistes.

Avez-vous suivi la Cérémonie d'ouverture de cette 77ème édition, et notamment le discours de Camille Cottin, maîtresse de cérémonie ?

Oui ! C'était très beau… Il y avait une cohérence, le discours était très finement écrit. C'est Fanny Herrero (la créatrice de la série Dix pour cent) qui l'a co-signé. Je l'ai trouvé tout simplement impressionnant. C'était vraiment la dose de ce qu'il fallait : dénoncer tout en restants dans le codes et les canons du festival.

“Être au centre du système pour le faire imploser” comme vous le dîtes vous-même…

Exactement. Les voix des victimes sont souvent marginalisées. L'idée du film de Judith Godrèche, et du mouvement #MeToo de manière plus large, c'est de décentrer. C'est toujours le patriarcat qui se trouve au milieu de l'arène, et qui impose ses conditions. Là on met les voix marginalisées au centre et c'est de là que l'on bouscule le système jusqu'à le faire imploser.

Judith Godrèche a appelé à la création d'une commission d'enquête sur les violences sexuelles dans le cinéma. Quelles autres pistes vous semblent les plus réalisables, et les plus abordables aujourd'hui pour lutter contre ce fléau ?

Je pense que la notion de consentement est à revoir. Nous pourrions prendre exemple sur le droit belge, qui vient d'évoluer sur cette question. Depuis 2022 tout acte de pénétration non consenti est considéré comme un viol et le non consentement est induit par la violence, la contrainte, la menace, le surprise ou la ruse. Le Canada a quant à lui défini le consentement et les conditions de sa validité dès 1983. Beaucoup de nos voisins européens dont l’Allemagne, la Croatie, le Danemark, l’Espagne définissent le viol comme un rapport sexuel non consenti. En France, la loi interdit les relations sexuelles avec des personnes mineures mais elle n’évoque pas le consentement. C’est un terrain qu’il faut vraiment réformer d’urgence.

Pourquoi #MeToo prend-t-il une telle ampleur dans le milieu du cinéma, plus que dans tous les autres domaines ?

Le cinéma est une caisse de résonance de phénomènes sociaux qui opèrent dans tous les milieux. On peut parler de violences sexistes, de violences contre les enfants… ces questions ne sont pas strictement liées au cinéma, mais ce milieu a une visibilité plus importante. En tant que journaliste, et réalisatrice pour la télévision, j'ai fait énormément de sujets sur le cinéma et la représentation des femmes et des minorités. C'est un espace qui a une responsabilité politique dans le miroir qu'elle présente au pays. Ce n'est pas un milieu particulièrement criminogène, comme on voudrait le faire croire. Non, c'est la France. C'est le reflet de tout ce qui ne va pas dans notre société. Et quand les personnes du cinéma parlent, elles ont une audience qui est beaucoup plus importante et elles sont écoutées, elles sont entendues. Cela permet de décomplexer beaucoup de personnes qui elles, sont invisibles.

Avez-vous d'autres modèles que Judith Godrèche qui ont libéré cette parole ?

En France il y a Nadège Beausson-Diagne dont on parle peu, mais qui est à l'origine du #MeToo en Afrique. Elle est française, mais aussi ivoirienne et sénégalaise et c'est la première actrice francophone, en Afrique, à avoir dénoncé les violences sexistes dans le cinéma. C'est une autre vraie question, celle de l'invisibilisation des personnes non-blanches.

Avez-vous des œuvres, peut-être des livres ou des films, à conseiller après le visionnage de Moi aussi, afin de poursuivre la réflexion ?

J'ai participé à un livre collectif (et je ne vous dis pas ça car j'y ai participé) qui s'appelle Moi aussi et qui a été coordonné par Rose Lamy. Je trouve qu'il offre plein de perspectives sur les violences sexistes de manière général – il est très puissant. Je pense à How to Have Sex, un film sur le même sujet sorti l'été dernier. Il suit des étudiantes en vacances en Grèce. Je l'ai trouvé incroyable.

Moi aussi : MeToo, au-delà du hashtag

Moi aussi, un court-métrage de Judith Godrèche, disponible à partir du 22 mai 2024 sur France.tv.

Plus de culture sur Vogue.fr :
Pourquoi on veut voir Aya Nakamura aux Jeux Olympiques ?
Les 5 livres de Beata Umubyeyi Mairesse à lire absolument
Comment la musique pop utilise la sexualité comme un outil pédagogique et féministe

Plus de Vogue France en vidéo :