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Pourquoi l'auto-édition est-elle un geste féministe ?

Avec Abécédaire d’auto-édition féministe, Apolline et Clémentine Labrosse proposent un guide à la fois joyeux et engagé pour qui cherche à créer livre, revue ou magazine de ses propres mains. À lire de toute urgence.
Abcdaire dautodition fministe  Apolline et Clmentine Labrosse
Apolline et Clémentine Labrosse sont sœurs. Ensemble, elles ont co-fondé la revue féministe Censored et la maison d'édition trouble.© Léo Arnaud

Depuis cinq ans, Apolline et Clémentine Labrosse façonnent l'écosystème féministe français grâce à leur revue Censored, imaginée comme une archive intime et politique, ou, plus récemment, comme un terreau d'expérimentations artistiques et engagées. Une revue auto-éditée, par deux sœurs nourries par la même passion pour la débrouille et la puissante envie de créer. L'année dernière, elles fondent trouble, maison d'édition féministe qui entend rendre compte des plumes émergentes à travers des essais révolutionnaires, de la poésie ou de la science-fiction. Manifeste pour une démocratie déviante – Amours queers face au fascisme de Coco Spina en est le premier ouvrage publié, aujourd'hui suivi par Abécédaire d’auto-édition féministe, que co-signent les deux sœurs. Un guide comme une aventure au cœur de leur apprentissage, dont les mots choisis oscillent entre poésie (“constellation”) et conseils pratiques (“graphisme”, “poste”). L'occasion de les rencontrer pour échanger sur leur parcours, leurs projets, et leurs ambitions – celles d'une lutte féministe joyeuse et révolutionnaire.

Abécédaire d’auto-édition féministe de Apolline et Clémentine Labrosse (trouble, 2024)

Rencontre avec Apolline et Clémentine Labrosse, autrices du livre Abécédaire d’auto-édition féministe

Vogue. Quelle est la genèse du projet Censored ?

Clémentine Labrosse. Apolline et moi sommes sœurs, et nous étions en colocation au moment de l'explosion du moment #MeToo, en 2017. À cette époque, nous n'étions pas encore aussi politisées qu'aujourd'hui, mais nous avions déjà envie de le devenir. L'art et la culture nous intéressaient également beaucoup. Dans l'offre médiatique, nous avions donc du mal à trouver des titres qui allient ces univers.

Apolline Labrosse. J'étais en école de mode, et tous les magazines que j'achetais manquaient clairement d'engagement.

Clémentine Labrosse. C'est ça. On trouvait les magazines de mode trop creux, et les magazines féministes  accordaient trop peu d'importance à l'esthétique. Apolline ayant un fort attrait pour l'image, et moi pour les mots, nous avons commencé à travailler ensemble. Nous avons enchaîné les rendez-vous avec des personnalités à la fois artistes et féministes, sans vraiment savoir où tout cela pouvait nous amener, jusqu'à ce que le n°0 de Censored voit le jour. Grâce aux relais médiatiques, tous les numéros se sont vendus d'un coup !

Apolline Labrosse. Une très bonne excuse pour apprendre et rencontrer de nouvelles personnes !

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D'où vient cette passion pour le Do It Yourself ?

Clémentine Labrosse. On a grandi dans la campagne, d'une famille d'agriculteurs du côté de notre mère, et d'un milieu un peu plus bourgeois du côté de notre père. Nous n'avions pas accès aux espaces militants ! J'aime bien dire que l'on a grandi à Wisteria Lane, la banlieue pavillonnaire de Desperate Housewives.

Apolline Labrosse. On achetait le ELLE et on faisait des régimes à 14 ans.

Clémentine Labrosse. La passion pour le Do It Yourself vient peut-être de notre mère, qui nous a toujours poussé à faire des choses de nos mains.

Apolline Labrosse. Elle m'a acheté une machine à coudre et m'a accompagnée à Paris pour passer mon entretien pour enter en école de mode !

Quid de la pensée féministe ?

Clémentine Labrosse. Elle coïncide à notre arrivée à Paris, où nous avons commencé à mener des actions militantes, avec les Femen notamment, ou en faisant des collages dans les rues. On a donc vite tressé ce lien avec la débrouille ! Il y a mille façons de militer, mais la créativité est très présente dans l'activisme. Là nous avons compris qu'on pouvait faire absolument ce que l'on voulait avec nos mains !

Apolline Labrosse. Toutes les deux, nous étions encore étudiantes, donc aucune pression. D'ailleurs, les premiers numéros de Censored sont bourrés de coquilles… C'est mal scanné, la résolution n'est pas bonne…

Clémentine Labrosse. Au début, on achetait beaucoup de revues et de fanzines pour regarder comment la structure était faite. Et puis au bout d'un moment, on a tout envoyé valdinguer pour faire quelque chose de plus personnel, à notre façon. C'était à l'occasion du n°5 : “Transmission”.

Mais reste le besoin de faire du papier.

Apolline Labrosse. Historiquement, l'objet papier reste, notamment à la lumière de l'héritage féministe. On s'inspire beaucoup des revues des années 1970, que l'on a découvert après s'être lancées ! C'est aussi une manière de contourner la censure présente sur les réseaux sociaux. On a eu la bonne idée de s'appeler Censored, ça nous a flingué au niveau des algorithmes ! L'idée, c'était de créer un espace pour mettre tout ce que l'on voulait dedans. Et puis comme on ne traite pas frontalement de l'actualité, on peut rouvrir nos magazines des années plus tard.

Clémentine Labrosse. Il y a une approche sensorielle du papier. On peut le sentir, le toucher. Pauline Rivière, qui a un atelier d'impression à Bruxelles, nous disait d'avoir confiance dans le papier, car cela fait des millénaires qu'on l'utilise, et qu'il reste une valeur sûre. Et ce n'est pas moins écologique que tout ce que l'on crée sur le web !

Abécédaire d’auto-édition féministe de Apolline et Clémentine Labrosse (trouble, 2024)

Votre devise est la suivante : “La lutte commence dans l'imaginaire”. Pouvez-vous l'expliquer ?

Clémentine Labrosse. Premièrement, nous peinons à nous auto-proclamer activistes, car nous voyons plutôt notre fonction comme celui d'une mise en avant de voix et d'artistes émergent·es, en créant un cocon comme un terreau d'expérimentations. Mais nous avons aussi très vite compris que c'est dans la contre-culture que s'organise la lutte. C'est là où on invente de nouveaux imaginaires. La culture, et la mise en avant de certains artistes, est politique.

Une réflexion qui fait écho à celle de l'ouvrage Manifeste pour une démocratie déviante – Amours queers face au fascisme de Coco Spina, le premier que vous avez édité avec votre maison d'édition, trouble.

Clémentine Labrosse. Ce livre reflète beaucoup de nos discussions sur l'utopie et la dystopie. Que fait-on de nos récits ? Doit-on toujours imaginer d'immenses catastrophes ? J'aime beaucoup la dystopie, notamment sous la plume de Margaret Atwood. Mais j'en ai marre de lire des récits de femmes violées ! Ne peut-on pas réclamer ce pouvoir politique, féministe et queer, d'imaginer des récits qui se finissent bien ? C'est pour cela que l'on essaie d'avoir cette approche très joyeuse de l'édition.

Apolline Labrosse. Avec Censored, on a fait un numéro intitulé “Réponse à la violence”. Au début, il devait être sur la violence, ou sur la protection. Mais on avait peur que cela soit trop plombant, donc on a transformé notre sujet pour trouver des solutions. Par exemple, quand on a rencontré Assa Traoré, on a trouvé cela très intéressant qu'elle n'appelle pas à répondre à la violence par la violence. En fait, la clef de ce numéro, c'est le collectif, comment s'organiser, se connaître et s'entraider.

Clémentine Labrosse. Nous avons fait le choix de ne pas avoir une approche pédagogique des questions féministes. Une revue comme La Déferlante le fait très bien, et même mieux que nous. Nous n'avons pas fait d'études féministes. Nous voulons surtout aider les gens à se libérer par l'art et par l'émotion. Nous ne sommes pas la première revue à acheter si le but est de s'éduquer au féminisme, mais nous sommes complémentaires. Aujourd'hui, nous avons appris à connaître cet écosystème, cela nous a également permis de cour-circuiter la rivalité féminine.

Ainsi est né Abécédaire d’auto-édition féministe, votre premier ouvrage ?

Clémentine Labrosse. Exactement. Dans une volonté de partager toutes les informations que nous avions. Quand nous nous sommes lancées, nous avons rencontré beaucoup d'obstacles, notamment car des revues refusaient de nous partager certaines informations, comme le nombre de tirage. Avec ce livre, notre but est de faire gagner du temps aux personnes qui veulent se lancer.

Vous êtes très critiques du manque de transparence dans le milieu de l'édition.

Apolline Labrosse. Il est même arrivé qu'on nous transmette de fausses informations…

Clémentine Labrosse. Il existe des formations académiques sur le milieu de l'édition, mais celles-ci sont axées sur le fonctionnement des grosses maisons. Alors attention : je ne dis pas qu'il n'existe pas de lieu de transmission dans l'édition. Mais nous sommes à une intersection de l'engagement, anticapitaliste, féministe et queer où il reste encore de nombreuses choses à penser. Souvent, nous citons le collectif éditer en féministes qui nous a beaucoup inspirées. Il rassemble des maisons d'édition indépendantes qui se partagent toutes leurs informations et leurs bons plans. C'est un vrai réseau de soutien, qui se demande à qui revient l'argent du féminisme aujourd'hui.

Apolline Labrosse. Nous sommes par exemple encore en recherche d'un modèle économique qui fonctionne… et il est encore à inventer !

Clémentine Labrosse. Nous venons de passer en mode associatif, car nous ne sommes pas rentables. Nous tirons à 3 000 exemplaires et nous vendons tous nos numéros, ce qui nous rend très fières, mais le papier coûte très cher. Et puis, où est la limite, en tant que structure commerciale à message féministe ? Est-ce qu'on ne se contredit pas ?

Abécédaire d’auto-édition féministe de Apolline et Clémentine Labrosse (trouble, 2024)

Comment s'est opérée la transition entre la publication du magazine Censored, et le désir de monter la maison d'édition trouble ?

Clémentine Labrosse. Plus nous avançions avec Censored, plus nous remarquions que de jeunes auteur·ices nous écrivaient et publiaient des textes très intimes dans nos pages. Un gage de confiance énorme ! Et à force de voir passer de très belles plumes, on a eu envie de faire plus avec. Ça a été le cas avec Coco Spina, qui avait écrit un article sur le fascisme, la pensée queer et l'amour. Un vrai déclic à la fois pour lui, et pour nous aussi. On a donc commencé à réfléchir à un livre ensemble, notamment du fait de notre lien : Coco Spina a fondé le média Manifesto XXI, qui a beaucoup aidé Censored.

Pourquoi publier un abécédaire de l'auto-édition ?

Apolline Labrosse. Tout a commencé dans les pages de Censored, encore une fois. Dans le n°9, “It's about time”, nous célébrions nos cinq ans. L'occasion de faire un état des lieux, et le texte a commencé à prendre beaucoup de place dans le numéro ! Voilà donc le livre, où nous avons essayé de mélanger des réflexions philosophiques à des conseils très pratiques.

On y apprend notamment que les premiers textes de féministes éminentes comme Audre Lorde ou Françoise d'Eaubonne ont été publiés dans des revues, avant de devenir des ouvrages majeurs !

Clémentine Labrosse. C'était des brouillons, juste des tests ! Et aujourd'hui, ce sont des chefs d'œuvres qui sont dans toutes les bibliothèques féministes. Nous les connaissons dans certaines versions, mais des versions, il en existes des dizaines !

Apolline Labrosse. C'est pour cela que nous tenons à l'appellation “terrain d'expérimentation”.

Clémentine. Nous avons cette volonté de mettre en avant des profils qui ne trouvent pas leur place dans les plus grosses maisons d'édition. Comme nous ne sommes pas rentables, et que nous ne gagnons pas d'argent, nous n'avons rien à perdre !

Abécédaire d’auto-édition féministe de Apolline et Clémentine Labrosse (trouble, 2024)

Quels sont les mots les plus importants de cet abécédaire ?

Apolline Labrosse. “Constellation”, pour souligner l'importance du collectif. Sur ces cinq dernières années, nous avons fondé un formidable réseau de collègues et d'amies dans les milieux féministes. Ça m'a énormément enrichie.

Clémentine Labrosse. Et moi je dirais “brouillon”. On comprend nos démarches grâce à ce mot. J'ai été touchée en l'écrivant, ça m'a fait réfléchir à nos pratiques.

Cet ouvrage est bourré de recul et l'humilité.

Clémentine Labrosse. Pour moi, c'est l'essence même de l'approche féministe. On ne sait jamais si ce que l'on fait est bien, donc c'est une erreur que de se positionner au-dessus des autres. Il faut aller au-delà de son ego, reconnaître ses erreurs. Ce serait par exemple complètement faux de croire que nous sommes la première revue féministe, et qu'on révolutionne le genre ! Absolument pas ! Faire ça, c'est invisibiliser toutes les autres personnes qui ont lutté avant nous. À ce propos, j'aimerais ajouter le mot “archive” parmi mes favoris. C'est un mécanisme politique que de nous couper de nos histoires, de nos mémoires.

Pourquoi choisir l'auto-édition plutôt que l'édition classique ?

Apolline Labrosse. Parce qu'on n'a pas d'argent !

Clémentine Labrosse. On a beaucoup réfléchi au titre de ce livre, car aujourd'hui a monté une maison d'édition, donc le terme “auto-édition” peut-être remis en question. Mais on a édité et distribué nous-mêmes, donc ce terme parle aussi de notre parcours, de nos débuts et de nos galères liées à cette époque.

Apolline Labrosse. On veut que les gens qui le lisent comprennent qu'ils n'ont pas besoin de démarcher des maisons d'édition…

Clémentine Labrosse. … et expliquer comment l'auto-édition a eu un pouvoir empouvoirant pour nous.

Abécédaire d’auto-édition féministe de Apolline et Clémentine Labrosse (trouble, 2024)

Quels conseils donneriez-vous à une personne qui cherche à lancer un magazine, ou à publier un livre ?

Apolline Labrosse. De contacter toutes les personnes qui peuvent l'aider !

Clémentine Labrosse. Oui, se rattacher à des collectifs, envoyer ses textes, planter des graines, demander des conseils, aller à des rencontres en librairie

Avez-vous des lectures récentes à nous partager ?

Clémentine Labrosse. Je pense au Monde Glorieux de l'écrivaine et philosophe anglaise Margaret Cavendish, dans une traduction française récemment parue aux éditions corti. Une utopie romanesque, un pamphlet féministe qui petit à petit devient un récit de science-fiction mettant en scène une duchesse enlevée par un marchand, qui établit un plan pour créer un "monde glorieux", le tout publié en 1666. Et aussi : Undrowned: Black Feminist Lessons from Marine Mammals, d'Alexis Pauline Gumbs, écrivaine afro-américaine queer et féministe. C'est un livre pensé comme une méditiation pour les mouvements sociaux qui explore les mammifères marins et tisses des liens avec les humain·es pour démontrer que la nature est queer et que l'homme blanc colonisateur a fait de bien nombreux dégâts. Nous avons traduit un chapitre de ce livre publié en 2021 que nous trouvons très important dans le numéro 8 de Censored, “Apocalypticotrashecocidocious”, et qui n'a à ce jour pas de traduction complète en français malheureusement. Plus généralement, on recommande tout le travail d'Alexis Pauline Gumbs.

Le Monde glorieux de Margaret Cavendish (1999, rééd. 2024, corti)

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