En ce mercredi matin de novembre, un timide rayon de soleil balaye la pelouse soignée du domaine des Fontaines Parfumées*, un plateau d’un hectare situé en plein cœur historique de Grasse. Au fond d’une allée bordée d’arbres et de plantes (le jardin rassemble plus de 350 espèces de fleurs et herbes aromatiques, dont 20 sortes de menthe !) se dresse une bâtisse aux murs terracotta et volets vert de gris, typique de la région.

Restauré avec le souci de la tradition et du détail, l’endroit a retrouvé sa splendeur en 2016, après son rachat, trois ans plus tôt, par LVMH qui y a depuis installé un atelier pour ses Nez maison : Jacques Cavallier-Belletrud pour Louis Vuitton, déjà domicilié depuis quelques années dans la région, et François Demachy pour Dior. À l’abandon depuis près de 50 ans, la belle endormie avait presque été oubliée des Grassois eux-mêmes. Il y a encore 200 ans,  il s’agissait pourtant d’un haut lieu de la parfumerie française.

©Louis Vuitton

Un morceau de patrimoine remis à neuf

À l’époque, la configuration de l’endroit n’est pas très différente de celle d’aujourd’hui. Construite à flanc de montagne en 1640, la bâtisse, ses jardins mais aussi son moulin à eau sont traversés par La Faux, la principale source qui alimente la ville en eau. Tout autour, les tanneurs, corps de métier majoritaire du 12eme au 16ème siècle- et les ouvriers du parfum s’activent. C’est à cette époque que les Fontaines Parfumées sont ainsi baptisées par les habitants de la ville. Et pour cause : les ouvriers de l’usine de distillation qui s’y trouve, déversent chaque jour des litres d’hydrolats de fleurs (rose, lavande, jasmin…) dans le cours d’eau qui rejaillit dans les fontaines du bourg.
 
"J’ai un attachement particulier à ce lieu", nous confie d’emblée Jacques Cavallier-Belletrud, installé dans son bureau, au premier étage de la bâtisse. Rénovée dans l’esprit du lieu d’habitation qu’elle a toujours été, la demeure s’ouvre sur un vaste hall d’entrée qui dessert un salon -où trône une malle de consultation à parfums à taille humaine-, une salle à manger -dans laquelle crépite tout l’hiver un bon feu de cheminée- ainsi qu’une rotonde dont le clapotis de la fontaine  intérieure, vestige d’un temps où l’on venait ici remplir son flacon d’eau parfumée, invite le visiteur à la rêverie. "Enfant, sur le chemin de l’école, je passais chaque jour devant la porte fermée du domaine. Je savais qu’il s’agissait d’une maison de parfumeurs. Je me suis longtemps demandé comment c’était à l’intérieur", se souvient l’heureux Nez Louis Vuitton qui a longtemps vécu à Paris avant de succomber à l'appel de ses racines.

Vidéo du jour

L'ancien moulin à eau transformé en salle de formation ©Elodie Bousquet


Jacques Cavallier-Belletrud à Grasse ©Louis Vuitton

Quand 'l'idée" surgit au détour d'une fenêtre ouverte

"C’est une chance de travailler ici. D’abord parce que Grasse reste le plus grand carrefour des matières premières qui servent à fabriquer le parfum, 90% d'entre elles transitent ici. Ensuite parce que chez Louis Vuitton, le prix du concentré n’est pas un problème. C’est important de le dire car c’est un luxe de pouvoir créer de la qualité sans cette contrainte en tête." Enfin, "vivre ici, c’est aussi l’avantage énorme d’être au plus près des producteurs et à un étage seulement de l’Atelier de création (situé au deuxième et dernier étage de la maison, ndlr) auquel j’envoie jusqu’à 20 idées par jour, lesquelles donnent toutes lieu à des essais". Tantôt réalisés par son assistante, tantôt pas sa propre fille, Camille, jeune apprentie bien décidée à marcher dans les pas de son père, ces derniers sont travaillés en même temps. Soumis illico à l’odorat intransigeant du maitre, certains vont rapidement s’affiner, d’autres restent sur la touche. Telle est la nécessaire conséquence de l’art de la formulation qui permet de donner concrètement vie aux idées du parfumeur, ce "kaléidoscope d’images, de sons, de sensations".
 
Travailler aux Fontaines Parfumées, c’est aussi avoir la possibilité d’aller "froisser des feuilles dans le jardin pour faire avancer un projet autour de la Cologne ou sentir les différentes facettes de la tubéreuse en fleurs tout au long de la journée". C’est d’ailleurs par la fenêtre ouverte de son bureau, un après-midi de printemps, que le parfumeur a eu "l’idée" de ce qui deviendrait l’une des senteurs phares de la première collection de parfums de la maison : Rose des Vents. "Il faisait beau ce jour-là et il y avait cette brise qui soulevait l’odeur délicate des champs de roses alentours", détaille celui qui se considère avant tout comme un "façonneur d’émotion" à la mémoire en constante activité.
C’est qu’en plus des 5000 matières premières rangées dans cette dernière, tout un patchwork d’odeurs du quotidien s'y accumule également. "Il y a quelques années, j’étais en voyage en Chine. À un moment, j’ai été saisi par la vapeur d’un jasmin sambac mêlé à du thé chaud. J’ai tout de suite su qu’un jour, j’en ferai quelque chose. Il s’avère que c’est cet instant, cette émotion, qui est le point de départ du parfum Un Jour se lève sorti en 2017."


A gauche, la malle de voyage du parfumeur ©Elodie Bousquet

A gauche, la salle à manger des Fontaines parfumées ©Louis Vuitton

Parfumeur ? Un partage d'émotions

De l’idée au flacon, le processus de création d'un parfum peut ainsi s'avérer -très- long. Mais qu'en est-il alors, du point final de la formule ? À quel moment sait-on qu'un parfum est terminé ? "C'est difficile à dire. Parfois, on peut-être si obsédé par son idée qu'on finit par la détruire à force de la retoucher", analyse Jacques Cavallier-Belletrud. "Quand cela m'arrive, je mets la formule de côté, je la laisse décanter." Pour le reste, ce Nez aime aussi se fier à celui des autres "Il m'arrive de faire porter mes tests les plus aboutis à ma femme et à mes filles. J'observe leurs réactions, j'écoute ce qu'elles me rapportent à son sujet." Parfois, la magie opère, sans qu'on l'ait flairée. "Pour L'immensité (l'un des parfums de la collection des masculins lancée en 2018, ndlr), c'est ma boulangère qui m'a convaincu, sans le savoir, d'arrêter les essais. C'était mon parfum du week-end et un dimanche, en allant chercher mon pain, tandis qu'elle était dans l'arrière boutique, elle est arrivée en trottinant et m'a dit : 'Je savais que c'était vous, j'ai reconnu votre parfum !' Je lui ai demandé ce qu'elle en pensait et elle m'en a parlé, avec ses mots, pendant plusieurs minutes. En sortant de sa boutique, j'ai compris que c'était le bon."
 
Il est 16h, le jour amorce son déclin. Au rez-de-chaussée des Fontaines Parfumées, l'odeur de la cire de la première collection de bougies pour la maison** logotée LV flotte encore. À l'extérieur, celle, délavée, du vaillant jasmin d'automne a laissé place à des notes de mousse et d'écorce d'eucalyptus. J'emporte sur le dos de la main -l'endroit idéal pour apprécier un parfum, ai-je appris aujourd'hui- une création personnelle aux émanations de cèdre et de cuir. Et dans la tête, le souvenir, ou plutôt l'émotion, d'une rencontre singulière.

*Les Fontaines Parfumées, allée Jean Moulin, 06 130 Grasse. Exceptionnellement ouvert au public lors des Journées Particulières LVMH.
** Les Parfums pour la Maison Louis Vuitton, collection de 4 bougies parfumée en céramique, 175 euros l'unité sur www.louisvuitton.com et en magasins.