Oubliées, invisibilisées. À son échelle, la physicienne Jess Wade rend aux femmes scientifiques leur place légitime, pourtant jamais accordée. Sur Wikipédia, elle répare des décennies - des siècles - d'effacement du rôle des femmes dans la recherche. Grâce au travail entrepris par cette Britannique de 35 ans, 1 600 femmes scientifiques ont désormais leurs biographies sur l'encyclopédie participative consultée par environ 2 milliards d'internautes chaque mois. Emily Temple-Wood, physicienne américaine âgée de 29 ans, contribue également à la "wiki"-reconnaissance de ces chercheuses émérites.

Et les femmes scientifiques de la génération de Jess Wade et Emily Temple ? Vont-elles, elles aussi, évoluer dans ce milieu très masculin, aux multiples biais sexistes tolérés ? Vont-elles même le pouvoir - ou leurs carrières tourneront-elles court au seul motif qu'elles sont des femmes - ?

Après avoir mené en 2023 une enquête à l'échelle mondiale sur les violences sexistes et sexuelles dans le milieu des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques, et récolté d'édifiants résultats - 81 % des femmes indiquaient avoir personnellement été confrontées à, au moins, une situation de sexisme sur leur lieu de travail, par exemple -, la Fondation L'Oréal a élaboré avec une équipe spécialisée dans les violences de genre de l'Université de Genève un outil précis, concret, afin d'aider les femmes scientifiques exposées à des situations de violences.

Trois questions à la chercheuse Giorgia Magni, assistante-doctorante au sein de l’équipe Genre - Rapports intersectionnels, Relation éducative (G-RIRE) de la faculté genevoise, qui a supervisé la conception de ce violentomètre adapté au milieu scientifique.

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Une série de comportements sexistes banalisés

Marie Claire : Pourquoi avoir conçu avec la Fondation L'Oréal un violentomètre spécifique, dédié au milieu scientifique ?

Giorgia Magni : J’ai été contactée par la Fondation L’Oréal à la suite de leur étude avec Ipsos et de ses résultats inquiétants. Dans cette enquête [publiée en 2023, réalisée auprès de 5 184 chercheuses et chercheuses de 117 pays, ndlr], une femme scientifique sur deux révélait avoir été victime d'une situation de harcèlement sexuel. Elle montrait aussi que la majorité des scientifiques ne parlent pas de ce qu'il se passe dans leur environnement. On s'est d'abord demandé si ce milieu était différent des autres. On voit bien que ces données qui concernent le milieu scientifique font écho à celles d'autres rapports plus généraux sur les violences de genre, comme ceux du HCE [Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, ndlr] par exemple. Cependant, ce monde de l’enseignement supérieur et de la recherche demeure un bastion très masculin. Les comportements sexistes y sont manifestes.

C'est-à-dire ? Qu'y subissent les femmes scientifiques précisément ?

Leurs compétences sont souvent remises en cause, sous-estimées, peu considérées. On les tient à l'écart de certains projets, on les exclut d'ailleurs de facto de ce monde en ne leur mentionnant même pas la possibilité de faire une carrière scientifique. L'idée sexiste selon laquelle les hommes sont naturellement plus capables d’être de bons scientifiques est très répandue. Et on estime que les femmes, elles, sont très bien dans les métiers du care, à aider les autres. On joue sur ce stéréotype sexiste lorsqu'il faut nettoyer le laboratoire ou organiser les réunions d'équipe.

Leur travail est dévalorisé, notamment en public, avec parfois des sous-entendus sexistes, qui entraînent des rumeurs. On ne se gêne pas pour dire que si telle femme a décroché tel poste, c’est qu’elle a sûrement fait "quelque chose pour". Encore une remise en cause de leurs capacités. Ces comportements, et l'idée ancrée que les femmes scientifiques devront, à un moment de leur parcours, s'occuper de leur famille et de leurs enfants, les empêchent d'avancer. Conséquences : elles peinent à évoluer dans ce milieu, peu y parviennent [En France, 27% des chercheurs sont des femmes, ndlr]. 

Cet environnement et toutes ses croyances qui invisibilisent les femmes, alimentent aussi une culture du silence. Si une femme veut faire carrière dans ce milieu, elle se tait, ne dénonce pas les comportements, par crainte d'être empêchée de poursuivre sa voie.   

Manque de perception de la gravité des faits

Comment ce nouvel outil peut-il les aider ?

Nous avons construit ce violentomètre à partir des vécus femmes scientifiques, à partir des situations décrites par les femmes qui ont témoigné pour l'enquête de la Fondation L'Oréal avec l'Ipsos, et des étudiantes en sciences avec qui je me suis entretenue dans le cadre de mes recherches sur les violences sexistes dans l'enseignement supérieur et les universités.

Certaines des jeunes femmes que j'ai interviewées n'avaient pas réalisé qu'elles avaient été victimes de graves situations avant notre échange. Elles n'avaient pas les moyens de les identifier. C'est si banalisé. 

À l'université, on retrouve d'ailleurs cette idée selon laquelle les chercheurs seraient des gens plus cultivés que la moyenne, et que donc, "chez nous, il n'y a pas de violences sexistes et sexuelles", ou encore, "c'est les autres". On aime bien observer ce qu'il se passe dans des métiers dits moins prestigieux, en continuant de penser que "chez nous, c'est différent".

Cet outil de sensibilisation permet d'identifier et de qualifier des situations de violence. Il s'adresse aux personnes qui sont victimes, pour qu'elles se rendent compte de ce qu'elles subissent, comme aux témoins, dans les équipes, pour une prise de conscience collective. La première partie du violentomètre, verte, décrit le cadre de travail idéal, bienveillant. Elle permet la comparaison avec la situation vécue, indique que celle-ci est anormale. L'objectif désormais ? Qu'un maximum d'universités s'emparent de cet outil.