Battre les lames, leur insuffler notre énergie, couper le jeu avec la main du cœur avant les étaler avec révérence… et bien sûr, les interpréter. Si la cartomancie relève d’un rituel et d’une tradition, elle est surtout devenue une mode. Tarot de Marseille ou de Ride Waite, oracles… les jeux divinatoires connaissaient un véritable revival.

En librairie, les coffrets caracolent en tête de gondoles, rayonnants de couleurs et de promesses. Toutes les maisons d'édition, qu’elles soient grand public (Eyrolles, Gallimard, Marabout…) ou spécialisées (Trédaniel, Le Lotus et l’Éléphant…) y vont de leurs concepts inspirants.

Anges, couleurs, déesses... les auteurs rivalisent d'originalité dans leurs créations à l’esthétique toujours plus léchée, à l’instar du modèle dessiné ce printemps par Marin Montaigut. Fasciné par les mystères de la bonne-aventure, le célèbre illustrateur et créateur rêvait depuis toujours de créer son propre jeu divinatoire.

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Cette passion est partagée aussi bien par de nombreuses personnalités des arts et de la mode que par le commun des mortels. Et personne ne s’en cache plus. "Avant, cette niche était destinée aux astrologues et médiums. Les nombreuses formations de développement spirituel qui fleurissent depuis quelques années ont boosté la montée en puissance de ce segment d’édition", explique Cathy Selena, responsable éditoriale chez Exergue, du groupe Guy Trédaniel. "Il y a des sujets plus dans l'air du temps, mais c'est cyclique ; l'année dernière, c'était l'astrologie, les sorcières et la magie ; des sciences qui existent depuis des milliers d'années. Mais les tendances évoluent de plus en plus vite".

Une quête de sens et un besoin de rompre avec le tout rationnel

Sophie Bartczak, directrice éditoriale Développement personnel et Ésotérisme aux éditions Leduc et Animae, se réjouit d'une démocratisation qu'elle observe depuis plusieurs années.

"Cette appétence répond à un besoin de quête de sens, mais aussi à un goût pour le voyage, à la fois intérieur et extérieur. Déployer un jeu de tarot ou un oracle nous plonge dans un univers riche en sensations et en symboles. Il nous fait rêver et nous permet de faire un break avec le tout rationnel, le monde matériel ; nous partons à la rencontre de choses plus subtiles, d’une dimension spirituelle également. Cette ouverture fait du bien face aux aléas de l'existence", considère la professionnelle de l’édition.

Comme dans toutes les tendances, on trouve aussi bien des choses superficielles que profondes. Les cartes sont reliées directement aux questions d’intuition, elles aussi à la mode, comme l’explique Sophie Bartczak.

Les tirages offrent une manière différente de chercher et d’interpréter les signes qui viennent à nous.

"On croit aux synchronicités ; ça nous parle, sans que l'on puisse expliquer pourquoi. Dans cet univers, tout est signe, tout fait sens. Les tirages offrent une manière différente de chercher et d’interpréter les signes qui viennent à nous", explique l’éditrice.

Et dans toute quête spirituelle, la forme a son rôle à jouer. "L'art est une voie importante ; l'esthétique onirique parle à l’âme, favorise les échanges avec soi. Lorsqu'on travaille avec les sens, le mental est neutralisé. C'est comme ouvrir intuitivement une autre voie en nous", décrit-elle. Il existe même un public de collectionneurs friands de tarots anciens, où chaque couleur posée, chaque dessin participe au sens des cartes qui parfois peuvent résonner avec l'univers des Alchimistes.

Outil codifié s’il en est, le tarot présente une complexité de lecture supérieure à celle des cartes d'oracles. Il rassemble naturellement un public plus initié, plus expert.

Tarots et Oracles, des univers distincts

Un tarot a toujours la même structure : 78 cartes, dont 22 arcanes majeurs qui représentent des choses importantes dans la vie. L’oracle, lui, est plus libre car il se compose des cartes que l'on veut. L'auteur peut dresser tout simplement une liste de concepts qui lui parlent et s’en servir pour construire son jeu.

"Généralement, les oracles servent plutôt à la divination, quand les tarots s'utilisent aussi bien pour la divination que pour le développement personnel", explique la tarologue Emmanuelle Iger (@lesmotsclefs).

Du côté des tarots, il existe deux écoles : le tarot à visée divinatoire suppose que la personne qui les tire et celle qui les interprète croient toutes les deux que le jeu peut prédire l’avenir. "Ce système exclut de facto les individus qui ne croient pas dans ce système", souligne l’auteure du Mini-Guide Ultime du Tarot (Ed. Animae). "Le tarot psychologique - qui signifie juste qu'il n'est pas divinatoire, est davantage inclusif car il n'implique pas de croire en un quelconque pouvoir de prédiction des lames".

Un temps de questionnement et d'introspection spirituelle

Selon la tarologue, c’est surtout le confinement qui a accéléré le renouveau des ces pratiques. "La fréquentation de ma boutique en ligne a explosé pendant ce temps si particulier", illustre la titulaire d’un master de philosophie. "Les gens, qui d'habitude étaient occupés à travailler, le nez dans le guidon, à l’étroit dans des emplois qui ne leur parlaient pas ou plus forcément, se sont soudain retrouvés enfermés chez eux, avec tout le temps nécessaire pour se demander ce qu'ils voulaient vraiment. Or, le tarot est justement un outil qui sert à réfléchir à soi, à sa vie".

Qui suis-je ? Qu'est-ce que j'ai de particulier ? Quelle est ma voie ? Qu'est-ce que je veux de ma vie ? Les lames dérouleraient une série de concepts à même de nous aider à clarifier ces questions.

"Nous vivons dans une époque de perte de repères. Les cartes incarnent une possibilité de guidance dans un monde où tout bouge en permanence", abonde Sophie Bartczak. "L'étymologie du mot oracle est d’ailleurs en lien avec la prière et le message du divin". On pense à la célèbre Pythie de Delphes : la prêtresse de la Grèce Antique partageait l'oracle d'Apollon. Traduisez : la réponse du dieu à ceux et celles qui imploraient son aide. Des racines éminemment spirituelles qui ne sont pas du tout valables pour les tarots !

On est loin de l’outil paranormal réservé à certains initiés ou à des personnes qui auraient un don. Cette croyance très courante favorise d'ailleurs les relations d'emprise. 

"On nous vend le tarot comme un concept magique qui viendrait d'une sagesse ancestrale, qu'on fait même parfois remonter jusqu'à l'ancienne Égypte. La réalité est beaucoup plus triviale ", éclaire Emmanuelle Iger, qui œuvre à démystifier cet univers. D’après elle, historiquement, les tarots ne sont au départ que de simples cartes à jouer, dont les premiers sets sont apparus à la Renaissance.

Pendant des siècles, ils n'étaient destinés qu'à passer le temps. "Ce n'est que vers le XIXe siècle qu'on a commencé à associer ses images à des symboles importants du quotidien (le soleil, la lune…). Une signification inventée de toutes pièces", recadre la pro. 

Pour elle, même si certains praticiens discutables affirment avoir compris une tradition ancestrale, profonde, ou évoquent des archétypes jungiens, dans les faits, la lecture du tarot est relativement moderne. "On est loin de l’outil paranormal réservé à certains initiés ou à des personnes qui auraient un don. Cette croyance très courante favorise d'ailleurs les relations d'emprise", regrette-t-elle.   

Le tarot psychologique pour réfléchir à soi autrement

En réalité, tout dépend de la manière dont les cartes vous parlent ; autrement dit, de ce que vous projetez plus ou moins consciemment sur les images. Elles deviennent alors un prétexte à mettre des mots sur ce que vous voulez vraiment pour votre avenir, et sur la façon dont vous pouvez l'obtenir. "On se raconte tous une certaine histoire sur notre existence, avec des croyances et des injonctions qui nous freinent. L'intérêt de tirer les cartes au hasard est que le hasard se moque de nos certitudes. Il nous présente le scénario de notre vie d'un point de vue totalement différent, car aléatoire. Et cela peut avoir un impact très fort sur la psyché", considère la tarologue.

"Imaginez une personne qui n'a pas confiance en elle, a tendance à se présenter comme une personne inintéressante. Son tirage aura très peu de chance d’aller dans le sens de son histoire. Et si, par hasard, elle tire une carte ultra positive pour la représenter, cela peut changer ses croyances, pour peu que la personne pense que le tarot dit la vérité", illustre l’experte. "En bref, si les cartes mettent en lumière un événement qui ne fait partie de ma narration, je suis obligée de revoir cette dernière".

Selon Emmanuelle Iger, ce jeu donnerait une certaine trame, mais les interprétations des auteurs diffèrent puisqu’il n'y a pas de signification originelle. "Quand on exerce le tarot psychologique, nous sommes simplement invités à utiliser cette trame pour monter notre propre système de raisonnement, et à penser par nous-mêmes".

Les cartes deviennent alors un outil de développement personnel, que chacun peut lire avec sa sensibilité. Une optique qui retire tout risque d'emprise de la part des praticiens qui affirment détenir la vérité.

Tarots, oracles : gare aux phénomènes d’emprise

La tarologue cible certains praticiens qui utilisent la mystique reliée aux cartes pour faire croire qu’ils en savent plus long que vous sur votre propre vie. "Ils utilisent ce décorum pour attaquer les gens un peu perdus. Quand on se remet en question, on est toujours vulnérable face à ceux qui sont sûrs d'eux. Or, il n'y a personne de mieux placé que nous pour savoir ce dont nous avons vraiment besoin", rappelle Emmanuelle Iger.

Aucun outil n'est mauvais en soi ; tout dépend de ce que l'on fait. Évidemment, il faut veiller à ne pas tomber dans l’obsession. 

"Il y a un nouveau public de jeunes, voire très jeunes, qui découvre ce milieu via les réseaux sociaux. Friands des tirages divinatoires, ils prennent la porte qui leur conviennent en fonction de là où ils se trouvent sur leur chemin", décrit Sophie Bartczak. "Ils l'utilisent de manière totalement décomplexée, ultra ludique".

Trouver l'amour ou sa mission de vie, recevoir une bonne nouvelle ou un message de son ange gardien... Il y a de tout ; des tirages superficiels ou plus existentiels. "Aucun outil n'est mauvais en soi ; tout dépend de ce que l'on fait. Évidemment, il faut veiller à ne pas tomber dans l’obsession", considère l'éditrice. "Si on a tendance à prendre toutes ses décisions en s'en remettant à ses tirages, ou à tirer les cartes 10 fois par jour sans jamais passer à l'action, mieux vaut s’en éloigner ", prévient-elle en appelant au bon sens. 

Sophie Bartczak estime toutefois qu’au-delà de la mode nourrie par la période COVID, le public a mûri, sensibilisé par des années de vulgarisation des concepts néo spirituels. "Les gens ne sont pas dupes. Ils font un premier pas, explorent une pratique de manière légère puis passent généralement à une autre dimension qui touche directement la nature de ces outils ; à savoir une démarche intime, spirituelle, où l’on cherche moins des réponses que la réflexion pour progresser", estime-t-elle.

Un phénomène porté par le marketing 

Fanny Charrasse, sociologue et auteure du livre Le retour du monde magique (Collection "Les Empêcheurs de tourner en rond", Ed. La Découverte) observe que le phénomène tarots semble beaucoup passer par la marchandisation des pratiques dans l’édition mais aussi sur internet, via les réseaux sociaux. "Les usages sont nombreux, et ne se limitent pas à la prédiction. Ces cartes servent par exemple de supports aux psys ou aux coachs", décrit-elle. "On s’en sert même pour mener des entretiens en anthropologie, au Danemark".

"De nombreux oracles proposent désormais d’aller plus loin que le versant ludique du question-réponse sur l'avenir. Quitte à servir de support à un travail thérapeutique, comme le proposent les cartes de Lise Bartoli", complète Cathy Séléna, responsable éditoriale de la collection Exergue, aux Edition Trédaniel.

En fonction de leur travail et de leur vision, les auteurs proposent ainsi une structure symbolique au service de leur point de vue.

Autre tendance du moment : un très net retour du sacré, comme l’illustre l’oracle des "Mantras sacrés" de Lilou Macé (Ed. Leduc). Ses 50 mantras calligraphiés, bénis et chantés par le moine tibétain Tenzin Penpa, proposent de transformer notre vie sans chercher de réponse, simplement en nous mettant en résonance. Annales akashiques, vies antérieures, blessures de l’enfant intérieur… on trouve autant de coffrets qu'il y a de domaines de la spiritualité ou de modes thérapeutiques. Toutefois, les éditeurs sont unanimes : en 2024, les ventes sont davantage boostées par les auteurs que par les thèmes.

Des tirages random et loufoques sur TikTok

"Les réseaux ont pris le pas sur la communication, donnent de la visibilité au quotidien à des praticiens qui jadis œuvraient dans l'ombre. Aujourd'hui les auteurs communiquent toute l'année sur leurs jeux", analyse Cathy Séléna. "Ceux qui sont actifs sur la toile sont les plus exposés médiatiquement ; le succès et les ventes sont au rendez-vous, mais aussi un rajeunissement de la clientèle… et des créateurs".

Selon l’éditrice, si avant, les gens s'intéressaient aux anges, au troisième œil, aux synchronicités, sans s'autoriser à en parler, tout a changé avec la jeune génération qui s'est emparée de ce domaine pour en casser les coder, les moderniser. Ils proposent in fine des outils de développement spirituel nouvelle vague, accessibles à tous. D’où la multiplication des jeux de tarots très vulgarisés, qui donnent une symbolique clé en main des cartes. Une créativité qui arrive à point nommé : les jeunes publics avaient besoin de moderniser des arcanes qui peuvent paraitre désuets.

 Sur les réseaux comme en librairie, de plus en plus d’artistes ont compris qu'on peut penser par soi-même avec le tarot.

Les auteurs de cette nouvelle génération vont jusqu’à rejeter les rituels ; pour eux, l'important est de faire comme on le sent. Une tendance très "cool", selon Emmanuelle Iger. " TikTok regorge de nombreux acteurs qui utilisent le tarot de manière totalement désacralisée. L’idée ? En faire des supports de créativité pour s'exprimer", sourit l’experte reconnue. "C'est une rupture avec la tradition étriquée à la Mme Irma, qui suppose que le tarot n'aurait qu'une signification". Et de se réjouir de voir certains tiktokeurs.ses découper et recoller les cartes à leur manière."Sur les réseaux comme en librairie, de plus en plus d’artistes ont compris qu'on peut penser par soi-même avec le tarot".

Un point de vue partagé par Cathy Séléna : "Ce qui donne la justesse d'un tirage, c'est la personne qui le réalise, puisqu’elle y met son énergie et son intention". À chacun, donc, la responsabilité d’en décoder le message.