Mai 2020. Alors que la France s’extrait un brin hagarde de son premier confinement, d’interminables files d’attente s’étendent devant certains magasins. Exit les bonnes résolutions anti-consumérisme et autres appels à construire un nouveau monde post-Covid qui ont proliféré pendant ces deux derniers mois d'enfermement.

De Zara à H&M en passant par Mango, les enseignes de fast-fashion voient dès l’aube se former un afflux de client.e.s visiblement en mal de shopping et d’achats compulsifs. "Ça me manquait. Je n’ai besoin de rien en particulier, je verrai ce qu’il y a et j’achèterai en fonction." confie Maureen, 21 ans, à un journaliste du Nouvel Obs. Et elle n’est pas la seule.

En France comme dans de nombreux pays touchés par la pandémie, des scènes similaires ont été observées aux différentes sorties de confinement, comme en Chine où les ventes de boutiques de luxe ont littéralement explosé. Celle d’Hermès, à Shanghaï, a d’ailleurs enregistré une journée à 2,46 millions de dollars lors du premier déconfinement chinois en avril dernier. Un record.

Des scandales à répétitions

Pourtant, on le sait, le shopping n’est pas vraiment ce que l’on fait de mieux en matière de préservation de la planète et de l’humanité. Dans son désormais célèbre documentaire The True Cost, Andrew Matthews pointe en effet avec justesse les méfaits de l’industrie du prêt-à-porter, notre consommation de vêtements entretenant un cercle vicieux de pollution environnementale et d’injustices sociales.

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Effondrement du Rana Plaza au Bangladesh et ses 1135 morts, déchetteries textiles à ciel ouvert au Ghana, empoisonnement aux produits chimiques en Inde ou encore plus récemment exploitation des Ouïghours en Chine par les sous-traitants de ces-dites enseignes : les scandales et griefs à l’encontre de ce qui est aujourd’hui considéré comme l’une des industries les plus polluantes de la planète s'enchaînent sans que leurs clientèles ne semblent s’en émouvoir.

Secoué par plusieurs scandales sur les conditions de travail de ses sous-traitants, l’e-shop Boohoo a ainsi enregistré une hausse de 40% de ses ventes au cours des 4 derniers mois. De son côté, le groupe Inditex, maison mère de Zara, Stradivarius ou encore Massimo Dutti, a insisté sur "sa reprise remarquable" en fin d’année, grâce à la "reprise progressive des ventes en boutiques" et à la croissance à un "rythme soutenu" du chiffre d’affaires en ligne.

Je finis toujours par craquer car ils arrivent à rendre la mode du moment accessible, même si je sais que ce n’est pas bien.

À croire que l'être humain est prêt à consommer de la fast-fashion envers et contre-tout, y compris dans un contexte sanitaire et socio-écologique digne d’un film apocalyptique.

Consommer à tout prix ?

D’où la question qui nous taraude aujourd’hui : pourquoi continue-t-on inlassablement à dégainer notre carte bleue dans ces enseignes aux méthodes de production peu éthiques ? Au-delà de la mise au pilori du système mode dans son ensemble, il serait également intéressant de tenter de comprendre nos habitudes de consommation pour (peut-être) envisager de les corriger.

Et lorsque l’on pose la question directement aux principaux concernés, les réponses s’avèrent rapidement unanimes : on continue d’aller chez Zara parce que c’est financièrement abordable, tout en restant très désirable. Car tel est le tour de force magistral opéré par ces enseignes, notamment ces 10 dernières années : proposer en un temps record, parfois seulement quelques jours après tel ou tel défilé, des imitations de pièces de luxe, initialement destinées à une élite sociale, à un prix accessible à une grande partie du commun des mortels.

je veux bien aller m’habiller chez Dior, j’ai juste pas le budget !

Peu importe, votre origine sociale, la nature de votre job ou la taille de votre appartement, grâce à la fast-fashion, vous pouvez avoir facilement la même dégaine que Kate Moss ou que Kim Kardashian, sans que cela ne nécessite a priori de souscrire à un crédit à la consommation, ni même de sortir de votre domicile.

"Je finis toujours par craquer car ils arrivent à rendre la mode du moment accessible, même si je sais que ce n’est pas bien." confesse Célina, styliste, qui explique que certaines pièces de la fast-fashion ressemblent aujourd’hui à s’y méprendre aux créations de luxe, certaines marques du Triangle d’Or étant d’ailleurs parfois accusées de faire du Zara vendu à prix d’or.

"L’argent, c’est le nerf de la guerre dans cette histoire : si demain on devient tous millionnaires, on ira évidemment faire notre shopping avenue Montaigne. Mais en attendant c’est pas le cas, donc on va tous chez H&M.", ironise Simon*, publicitaire parisien. "Ah mais moi je veux bien aller m’habiller chez Dior, j’ai juste pas le budget !" se défend Sophie, avocate basée à Londres.

Les vêtements sont fermement intégrés aux expériences émotionnelles que nous avons de nous-même.

Même son de cloche du côté des jeunes générations qui baignent dans cette démocratisation apparente de la mode et du luxe depuis leur tendre enfance, ces derniers n’hésitant pas à flouter leurs origines et complexes sociaux via leurs achats chez Zara & Co.

"Je ne vais pas me plaindre, mes parents m’ont toujours plus ou moins offert les trucs à la mode comme la Canada Goose ou dernièrement les baskets Balenciaga que tout le monde porte à l’école." nous explique Camille*, 20 ans. "Mais ça reste des achats exceptionnels, que je vais bien entendu porter avec mes autres vêtements qui viennent en grande majorité de la fast-fashion. Disons que ça fait la blague et que ça permet de me sentir moins en décalage avec mes autres copines." avoue-t-elle.

Réputée plus engagée en faveur des combats socio-environnementaux, la génération Z serait ainsi tout autant formatée à consommer de la fast-fashion que les précédentes, jeunes comme moins jeunes étant finalement victimes des mêmes biais cognitifs et comportementaux façonnés par nos habitus sociétaux.

Validation sociale et narcissisme 2.0

Comme le confirme, Valérie Sengler, psychanalyste basée à Paris et Saint-Mandé, notre besoin compulsif d’acheter encore et encore des vêtements au détriment de notre planète répond paradoxalement à un irrépressible besoin de survie en société, ou du moins l’illusion de celle-ci, en recherchant la validation auprès de ses membres.

"Ces vêtements symbolisent un accès facile au "luxe","aux grandes marques", au "beau". Or, ce que nous portons véhicule un statut et une image sociale." commente-t-elle, rappelant en filigrane que l’habit fait encore et toujours le moine dans nos sociétés matérialistes.

"Le bas coût de ces enseignes permet à la masse d'avoir la sensation de porter des vêtements de créateurs. Le rêve de Cendrillon se réalise! Nous sommes grâce à ces marques propulsés dans une sorte d’univers féérique, coupé de la réalité." détaille la psychanalyste, qui parle de reconstruction narcissique au sujet de la fonction même de l’achat textile, a fortiori à l’heure de la toute puissance des réseaux sociaux.

Si être soucieux de l’environnement signifie perdre son statut social, cela ne marchera pas.

Instagram et mises en scène 2.0 oblige, cette inclinaison à se vêtir à l’aune d’un sentiment d’appartenance (et de validation) sociale n’a en effet jamais été aussi prononcée chez les animaux politiques ultra-connectés que nous sommes. En Grande-Bretagne par exemple, une étude mentionnée par The Guardian révèle qu’un britannique sur 10 achète de nouveaux vêtements uniquement pour s’exhiber sur les réseaux sociaux, avant de les renvoyer et de se faire rembourser.

En cause ? Le populaire hashtag #OOTD qui inciterait les accros aux likes à cette consommation frénétique de vêtements accessibles, tout en révélant un phénomène qui en dit beaucoup plus sur notre rapport émotionnel aux vêtements qu’on peut le penser.

"Ces hashtags encouragent une sorte de combinaison entre narcissisme et consommation dysfonctionnelle." commente la journaliste et activiste britannique Caryn Franklin. "Alors qu’initialement, la mode nous donne l’occasion de découvrir et de façonner notre propre identité, de déterminer qui nous voulons être." poursuit-elle. "Les vêtements sont fermement intégrés aux expériences émotionnelles que nous avons de nous-même. On rêve de celui ou celle que l’on aimerait être et, finalement, on arrive à se sentir plus proche de cet idéal grâce à nos fringues."

La faute à la dopamine ?

Autant de considérations psychologiques face auxquelles l’écologie ou le développement durable peuvent difficilement faire le poids, notre cerveau ayant, par ailleurs, le don de créer des mécanismes de défense pour nous laisser voir ce qui nous arrange.

"La misère ayant trait aux conditions de vie et de travail appliqués par ces marques est tellement éloignée de nous, dans des pays si lointains, que nous ne nous sentons pas concernés. Autrement dit, ce qui n’est pas vu, n’existe pas !” commente Valérie Sengler. "C’est un mécanisme psychique qui se met en marche et qui évince tout ce qui se met en travers de la satisfaction du désir de posséder, il y a sans doute une forme de déni : je ne veux pas voir car ça me dérange et me limite dans mes plaisirs !".

Ce mécanisme dont parle Valérie Sengler, les neuroscientifiques trouvent son origine dans notre cerveau, et plus particulièrement du côté du striatum, un amas de neurones jouxtant notre cortex cérébral. "Depuis l’aube des temps, cette partie nous récompense avec de la dopamine lorsqu’on répond aux grands désirs fondamentaux (appelés les renforçateurs primaires) comme manger, boire, dormir, se reproduire, être en sécurité, acquérir du pouvoir… Il a toujours incité les mammifères à partir en quête de nourriture et à manger sans limite." explique le docteur en neurosciences Sébastien Bohler dans une interview accordée au magazine Néon.

Il faudrait que collectivement on valorise le lien humain, l’attention, le temps long, la connaissance.

Problème ? Le striatum n’a pas été conçu pour se limiter et génère un système de récompenses illimitées qui nous incite à toutes sortes d’excès pouvant, par extension, avoir de sérieuses répercussions sur nous-mêmes et l’environnement qui nous entoure. À croire que l’être humain a été conçu biologiquement pour s’autodétruire.

La solution ? Tenter de satisfaire le striatum et ainsi générer du plaisir via d’autres sources que les désirs primaires, comme par exemple les comportements altruistes qui peuvent eux aussi activer notre système de récompense et booster la perception de notre statut social.

"Le décroissance matérielle peut aller de pair avec une croissance hédoniste de la qualité perçue." renchérit le neuroscientifique qui appelle à un changement de référentiel de valeur au niveau collectif. "Si être soucieux de l’environnement signifie perdre son statut social, cela ne marchera pas. Il faudrait que collectivement on valorise le lien humain, l’attention, le temps long, la connaissance." enjoint-il.

Une injonction à la réflexion en somme, au nom du bien-être commun et de notre propre épanouissement personnel qui, en ces temps de bouleversements, semble arriver à point nommé.