Ça commence à ressembler à une lame de fond. Au téléphone d'On va déguster sur France Inter, un dimanche de la fin mars, Keren Ann partageait sa passion pour le pain maison : "Je me suis intéressée au vrai levain, celui qui ne contient rien d'autre que de la farine et de l'eau. C'est comme un animal de compagnie, il commande et décide quand il est prêt à être utilisé. J'ai conçu mon levain avec ma fille, c'était un peu notre projet."

Pain maison

Pendant le confinement, elle n'a cessé d'expérimenter différents types de pain, des pâtes à pizza, des focaccias. Nouvelle tocade bobo arty ? Il y a de cela mais ce serait réducteur. 

Les obsessionnels du sujet sont de plus en plus nombreux, aux États-Unis en particulier, où le phénomène des "sourdough fanatics" croît. À New York, on s'échange des "mères" (souches) de levain contre des semences paysannes. Dans les grandes villes, on voit œuvrer de jeunes néoboulangers, mais aussi tous ces boulangers-paysans qui vendent sur les marchés, ces militants des farines de blés anciens. Ils produisent moins mais mieux, les coûts de revient sont plus élevés, et leurs pains sont plus chers. Mais on en achète moins souvent car ils sont nourriciers et se conservent mieux.
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L'autonomie alimentaire plébiscitée par 93% des Français

En creux, on peut tout lire dans cette miche de pain au levain naturel : notre besoin de transparence, notre envie d'être acteur de notre alimentation, le sentiment d'être utile, le retour à la terre. Une métaphore parfaite du changement de paradigme qui s'est imposé avec le Covid. "Il faut sortir du récit majoritaire qui repose sur l'idée que pour exister, il faut produire et consommer." 

Ces mots sont de Cyril Dion mais ils animent celles et ceux qui contribuent à bien nous nourrir sans épuiser les ressources et en assurant le bien-être de celles et ceux qui y travaillent. Et la crise a permis de mesurer à quel point cette chaîne alimentaire est fragile. Nos paysans sont en souffrance, pour beaucoup nos artisans, nos restaurateurs ne vont pas se relever. Mais dans un récent sondage*, 93 % des Français témoignent que l'autonomie agricole de la France doit être la première priorité politique d'après-crise.
 

Il y aura une Politique agricole commune (Pac) à réformer, des investissements à mettre en œuvre dans les microfermes, les projets de permaculture. Mais il y a déjà toutes ces initiatives individuelles qui contribuent au collectif : un James Henry, chef parisien ultra-lancé (ex-restaurant Bones), qui s'est installé dans le Vexin pour gagner son autonomie agricole grâce à des terres cultivées en permaculture. Sa Ferme (et restaurant) du Doyenné ouvrira bientôt ses portes.

Il y a les circuits courts, les paniers paysans, les semenciers paysans, les seuls à fournir des graines qui œuvrent pour la biodiversité, Kokopelli et la Ferme de Sainte-Marthe, en tête, dont les ventes de graines de tomates Barbaniaka entre autres n'ont cessé d'augmenter.

Il y a le poisson en vente directe, comme le pratique Emmanuelle Marie de La petite Laura, pêcheuse dans le Cotentin, qui vend à Paris toutes les semaines le plus vertueux de ce que la Manche peut offrir. Il y a Julia Sammut, de l'Épicerie L'Idéal à Marseille, qui depuis le confinement vend des produits frais, du vrac : "Ça me rend tellement heureuse de faire ça, de proposer des pois chiches merveilleux au kilo, du porc Mangalica de Bonnieux, la semaine prochaine j'ai un pêcheur qui me livre."

Bien sûr, ceci ne règle pas une fracture alimentaire qui n'en est que plus cinglante : encore faut-il savoir, encore faut-il pouvoir. L'autonomie alimentaire, le droit, non plus seulement à l'alimentation, mais au bien-manger, doivent être les priorités. Car jamais cette phrase de Brillat-Savarin n'aura eu autant de pertinence : "La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent." 

(*) 14/4/2020, Odoxa–Comfluence/Les Échos–Radio Classique.
 
Cet article a initialement été publié dans le numéro 814 de Marie Claire, actuellement en kiosques.