Pas d'image, une voix seulement, douce et posée, de l'autre côté de l'écran de la visioconférence. Avec son français précis et mesuré, rythmé par un délicat accent nord-américain, Kapwani Kiwanga préfère donner toute la place à ses mots, laissant son interlocuteur·rice imaginer son visage et son environnement immédiat. En l'occurrence, son atelier à la Villa Médicis, à Rome, où elle se trouve "entourée d'arbres, de soleil et d'une cohorte de personnes sympathiques".

Comprenez, les autres pensionnaires, ces artistes, écrivains, designers choisis par un jury parmi l'élite de la nouvelle génération francophone et qui, comme elle, ont le privilège de pouvoir se consacrer à leurs recherches le temps d'une année dans cette enclave culturelle française. Pour l'artiste de 44 ans née au Canada d'un père tanzanien, ce moment de retraite artistique coïncide avec une actualité débordante.

Vidéo du jour

Sam Stourdzé, directeur de la Villa Médicis, la voit "à la tâche, très concentrée, mettant à profit chaque instant", convaincu que ce qu'elle est en train de produire restera.

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Une lanceuse d'art(lerte)

BERTILLE CHÉRET

Kapwani Kiwanga fait partie des artistes les plus attendues de cette 60e Biennale internationale d'art contemporain de Venise. Elle y représente le Canada, dans une exposition commanditée par la National Gallery of Canada sous le commissariat de Gaëtane Verna, Canadienne d'origine haïtienne. Ce tandem de femmes engagées issues de la diversité fait écho à une Biennale aux accents particulièrement politiques sur le thème "Foreigners Everywhere" (étranger·ères partout).

Du pavillon canadien, sous embargo, on ne sait encore rien. "Tout juste peut-on dire que ce sera spectaculaire et que jamais cette architecture n'aura été investie de cette façon par un·e artiste", avance Tanja Wagner, sa galeriste à Berlin. Ce qu'on peut bien imaginer de Kapwani Kiwanga.

La Franco-Canadienne a beau venir du monde universitaire – elle a étudié l'anthropologie et les religions comparées à l'université McGill, à Montréal, avant de réaliser des documentaires audiovisuels, puis de rejoindre les Beaux-Arts de Paris en 2005 et Le Fresnoy (Studio national des arts contemporains, à Tourcoing) – ses œuvres et installations n'en sont pas moins d'une beauté et d'une puissance esthétique époustouflantes. "Kapwani est très engagée, mais c'est une artiste avant tout, qui utilise très bien le médium artistique pour déployer sa pensée et créer des alertes", résume Sam Stourdzé.

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Kapwani Kiwanga, pour guérir les maux

ARTHUR PEQUIN/COURTESY OF CAPC

Elle a l'art de traiter avec délicatesse des sujets qui font surgir des fantômes souvent dérangeants. À Bordeaux, sa dernière installation dans la nef à l'occasion des 50 ans du CAPC, en 2023, avait saisi d'émotion le public venu en nombre découvrir ses cent kilomètres de cordes bleues ravivant le passé colonial de cet ancien hangar à marchandises. "En cette année de célébration, nous cherchions une artiste capable d'un grand geste à l'échelle de ce lieu monumental construit comme un entrepôt pour des denrées coloniales, Kapwani s'est imposée comme une évidence", confie Sandra Patron, directrice du CACP et commissaire de l'exposition baptisée "Retenue".

Comme à son habitude, elle a d'abord fouillé dans l'histoire du lieu pour tirer le fil de son œuvre. Le bleu, issu de la teinture à l'indigo, s'est rapidement imposé comme la couleur monochromatique et les cordages, symboles de la vie maritime, sont venus matérialiser ce récit enfoui. "Kapwani avait demandé que deux saignées soient faites dans le sol, si bien que les rideaux de cordes s'y engouffraient et donnaient l'impression de pleurer. Sa manière à elle de venir refertiliser de nouvelles histoires."

Qu'elle parle d'insoumission de minorités ou de plantes abortives utilisées par les esclaves pour échapper à leur condition (The Marias, 2000), qu'elle pointe les dangers environnementaux de l'extraction du gaz de schistes (Terrarium, 2022) ou qu'elle commémore l'Indépendance des États africains (Flowers for Africa, 2020), Kapwani Kiwanga emprunte toujours la voie du dialogue et de l'inclusion. Avec la beauté comme porte d'entrée. Elle qui "pose des questions sur le pouvoir et les asymétries de pouvoir" ne voit pas de raisons de créer une violence supplémentaire. "Il faut que le spectateur soit accueilli dans un endroit où il pourra observer, ralentir. Il y a plein de choses qu'on ne peut pas réparer, mais on peut déjà les reconnaître, les regarder avec douceur afin d'aller vers autre chose", explique-t- elle. Kapwani Kiwanga agit avec la bienveillance et la précision d'une guérisseuse. Il y a chez elle une volonté de réparer, de panser les blessures, de remédier.

Remediation, tel était d'ailleurs le nom de son exposition rétrospective de ses dix premières années de création au Moca, musée d'art contemporain de Toronto, en 2023. Pour sa résidence à la Villa Médicis, Kapwani Kiwanga a choisi de s'intéresser à la toxicité, par le prisme du personnage féminin de Giulia Tofana, célèbre empoisonneuse de la Renaissance italienne venant en aide à des femmes mariées opprimées. "Je pars souvent d'une petite question et ça s'élargit. Une potion naturelle peut être un antidote comme une arme mortelle, tout dépend du dosage", confie-t-elle.

En explorant l'histoire de cette femme et de sa condamnation à mort, l'artiste révèle la toxicité d'un point de vue environnemental, social, culturel, politique. Le tout en se méfiant de ne pas faire non plus l'apologie de la pureté, un autre excès. "Tout est une question d'équilibre. À travers ce récit, je cherche à comprendre comment le monde peut être plus juste pour plus de personnes et de garder de l'espoir."

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Des oeuvres toujours surprenantes

COURTESY OF THE ARTIST AND GALERIE POGGI, PARIS

Son travail se veut constructif, non moralisateur. La forme finale évolue à chaque projet selon le contexte, le matériau. Sa recherche sur la toxicité lui donnera ainsi l'occasion d'une nouvelle conférence-performance, une forme devenue l'une de ses spécialités qui entremêle sa formation universitaire et sa liberté artistique, dans un nouveau récit critique et subjectif dont elle se fait elle-même la porte-parole. Car "tout est construction", rappelle-t- elle.

Au début de sa carrière, celles qu'elle avait données sur le personnage de Sun Ra avaient marqué les esprits. Gourou du free-jazz cosmique, le compositeur a été le précurseur, sur le plan musical, de l'afrofuturisme, mouvement par lequel, à la fin des années 50, la communauté noire s'emparait de la science-fiction pour imaginer des futurs désirables. Aujourd'hui, c'est via le vivant, considéré comme une archive en tant que telle, que Kapwani Kiwanga fouille le passé, interroge notre présent et projette l'avenir.

"C'est d'ailleurs la place accordée dans sa pratique au végétal – fleurs, sisal, sable... – qui avait convaincu le jury du Prix Marcel Duchamp, dont elle a été lauréate en 2020", pointe Claire Le Restif, directrice du Crédac, Centre d'art contemporain d'Ivry-sur-Seine, qui avait assisté à l'intervention de son rapporteur, le philosophe Emanuele Coccia. La même année, Kapwani Kiwanga devait inaugurer une exposition personnelle au Crédac.

Claire Le Restif se souvient avoir reçu les cartons du vernissage la veille de l'annonce du confinement. "On y lisait le nom de l'exposition en anglais : A Certain Distance. Un titre pour le moins prémonitoire." Depuis dix ans qu'il accompagne l'artiste, son galeriste parisien Jérôme Poggi continue de s'étonner de sa capacité à visualiser ses œuvres et installations. "Elle s'entoure pour chaque projet de nouveaux artisans et spécialistes qu'elle pousse le plus loin possible pour atteindre une forme de perfection, raconte-t-il. Elle n'a pas peur de s'emparer de médiums qu'elle ne connaît pas. À la fin, tout ce qu'elle fait est auréolé d'une certaine grâce."

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Refuse "le statut d'artiste militante"

David st jernholm courtesy of the artist and goodman gallery crédits détaillés dans l'article

Pudique, Kapwani Kiwanga, elle, parle de "chance" qui jalonne son parcours. "Je suis la somme de mes expériences", dit-elle sobrement, n'ouvrant jamais la porte au champ personnel. Elle n'a pas de site internet ni de compte instagram, refuse la plupart du temps d'être photographiée. Car "elle ne veut pas se laisser enfermer dans un statut d'artiste militante ni être utilisée comme un symbole, reconnaît son galeriste. Elle croit profondément à la force des œuvres, à leur caractère irréductible."

Si Kapwani Kiwanga se méfie de l'appropriation, elle fait confiance à l'intelligence du public, invité à regarder l'histoire hors cadre, faisant de la beauté son meilleur allié pour rendre ses récits inévitables.

Ce portrait a été initialement publié dans le magazine Marie Claire numéro 860, daté mai 2024. 

Suite crédits photos de l'installation Terrarium, 2022, à l’exposition The Length of the Horizon, au Copenhagen Contemporary jusqu’au 28 août : David st jernholm courtesy of the artist and goodman gallery, Cape Town johannsburg, London/galerie poggi, paris/galerie Tanja Wagner Berlin Adage Paris 2024. 

Suite crédits photos Installation The Marias, 2020, à l’exposition Remediation, au Remai Foundation, Saskatoon, Canada, jusqu’au 7 avril : Purchased with the support or the Franck and Ellen remai foundation 2021 Adage, Paris 2024.

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