"Vous êtes bien la mère ?", lance l'employé de guichet à la Sécurité Sociale. Pour la énième fois, ma mère dégaine le livret de famille, "preuve" qu’elle est bien celle qui a enfanté mes frères, ma soeur et moi, qui ne portons pas son nom.

Cette situation résonne sûrement auprès de nombreuses mères de famille non-mariées ou divorcées, parce que si “elles donnent la vie, les pères donnent le nom”, rappelle Marine Gatineau Dupré, à la tête du collectif Porte Mon Nom

Dans le cas de ma famille - et de milliers de foyers monoparentaux - cette invisibilisation est d’autant plus cruelle que celle dont la parentalité est régulièrement questionnée, est aussi la seule à m’avoir élevée. 

Et si je ne me suis jamais sentie moins connectée à ma mère parce que nous ne partagions pas le même nom, j’ai grandi détachée de mon nom de famille qui n’avait pas de valeurs à mes yeux, tandis que nombres de mes copains de classe pouvaient parler de leur héritage via ces quelques lettres accolées à leur prénom. 

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Mon sentiment d'appartenance est toujours passé par la présence physique et non pas par l'attachement à un nom qui traverse les générations. Mais, alors que je porte enfin un nom qui a du sens pour moi, des questions naissent. Car avec ce nouveau nom de famille vient une nouvelle identité, une histoire que je vais devoir faire perdurer.

Le symbole d'une transmission intergénérationelle

Selon un sondage conduit par l’IFOP en février 2022, “22% des Français exprim(aient) leur volonté de changer de nom de famille si cela était rendu possible par les pouvoirs publics”. Un pourcentage qui grimpait à 47% chez les 18-24 ans.

Avant la loi n°2022-301 du 2 mars 2022 relative au choix du nom issu de la filiation - changer de nom de famille était possible, mais laborieux. "Il fallait avoir un motif dit 'légitime', publier la demande au Journal Officiel ce qui engendrait des frais, attendre une réponse du Ministère de la Justice qui pouvait être négative...", liste Marine Gatineau Dupré. 

Un procédure couteuse - autant psychiquement que matériellement - qui peut s'expliquer, selon la psychologue Anne-Sophie Chéron, par le caractère "intouchable" du nom de famille. 

Le nom de famille découle du transgénérationnel, c'est le nom d’une Terre, d’un ancrage familial inscrit dans la lignée. C’est quelque chose dont on hérite, pas que l’on choisit, le reflet d’une succession. Il nous poursuit dans quelque chose qui nous définit au plus intime”, explicite-t-elle. 

"Ras-le-bol de justifier ma maternité"

Mais alors qu’il nous définit au plus intime, quand on porte la vie, ce n’est généralement pas le nôtre que l’on va faire perpétuer. "Le nom du père se trouve en première position huit fois sur dix", rappelle une étude de l'INED, publiée en 2017.

Pourtant, depuis 2005, "un enfant dont la filiation (lien juridique entre un enfant et son père et/ou sa mère) est établie à l'égard de chacun des parents peut porter les noms suivants : le nom du père Ou le nom de la mère Ou les 2 noms accolés, séparés par un simple espace, dans l'ordre choisi par les parents, et dans la limite d'un nom de famille pour chacun d'eux", précise Service-Public

“J’en avais ras-le-bol de devoir justifier au quotidien ma maternité”, témoigne Marine Gatineau Dupré. 

Certains hommes ne voulaient même pas faire d’enfant pour ne pas transmettre leur nom. 

Alors, un soir, elle met en ligne un questionnaire pour savoir si elle est seule dans ce cas. 24h plus tard, plus de 2000 réponses sont enregistrées. “J’ai découvert qu’il y avait un réel problème autour du nom de famille. Et les raisons des mal-êtres étaient multiples : regret de ne pas porter le nom de sa mère, besoin de se connecter à ses origines, hommages, harcèlement vis-à-vis d’un nom difficile… Certains hommes ne voulaient même pas faire d’enfant pour ne pas transmettre leur nom”, cite-t-elle.  

“Le nom de famille imposé peut faire barrière à notre réalité. S’il ne reflète pas un sens de la famille ou un sentiment de sécurité via l’appartenance, il peut être porté comme un fardeau. Seulement, comme ce n’est "qu’un nom", cela est vu de l’extérieur comme un caprice”, explicite Anne-Sophie Chéron. 

Pourtant, l'engouement est tel que ce qui commence par une pétition, devient une loi deux ans plus tard. Le projet, appuyé par le Garde des Sceaux Eric Dupont-Moretti est adopté en mars 2022, non sans embûche. 

“Je me suis confrontée à beaucoup de personnes qui n’étaient pas d’accord. Pourtant, on ne leur demandait pas de changer de nom, juste l’accès à un droit humain. Mais on nous a même répondus que porter le nom de son père violeur, ce n’était pas grave”, se remémore la jeune femme. 

Changer de nom de famille pour ne pas laisser mourir l'histoire

Kévin a 30 ans. En élevant seule, lui et sa petite soeur, sa mère a fait "beaucoup de sacrifices", tout en conjuguant avec un "mari pervers narcissique".

"À notre majorité, ma mère a demandé le divorce. Elle était restée avec lui pour qu'on ait une 'vie de famille normale', mais elle assumait tout", précise le trentenaire. 

Une fois le divorce prononcé, Kévin est hanté par une image : celle de sa mère "triste", de ne plus être liée à ses enfants par le nom

“Ça m'a fait beaucoup de peine. Au bout du tunnel, elle perdait tout. Elle n'avait plus ce lien officiel avec nous et fille unique, elle savait que son nom s'éteindrait avec elle. C'était aussi une partie de mon histoire à laquelle je devais injustement dire adieu", nous conte-t-il. 

Ce nom, c'est plus qu'une dénomination, c’est un vrai héritage. Je vais pouvoir transmettre l’histoire de ma famille à mes enfants.

Pour rendre hommage à sa mère, mais aussi pour ne pas laisser périr ses racines, Kévin décide de changer de nom, sous l'ancienne procédure. "C'était si long et incertain que j'ai baissé les bras", confie-t-il. Puis, il tombe sur la pétition de Porte mon Nom. "Pour la première fois, j'ai regardé la chaîne parlementaire, rigole-t-il. Porte Mon Nom a apporté un équilibre au sein de toutes les histoires, et a apaisé la mienne". 

En septembre 2022, Kévin a officiellement changé de nom. Il porte désormais celui de celle qui l'a élevé, et de ceux qui lui ont indirectement offert "une meilleure vie", en immigrant en France pour voir grandir leur fille unique. 

"Ce nom, c'est plus qu'une dénomination, c’est un vrai héritage. Je vais pouvoir transmettre l’histoire de ma famille à mes enfants. Ce n’est plus seulement mon identité, mais celle de ma descendance et je veux qu’elle ait du sens”. L’année prochaine, Kévin se mariera. Grâce à la nouvelle loi, il pourra “fièrement” partager une part de l’histoire de ceux qui l'ont fait, avec sa femme.

"On a eu un grand-père qui était contre le combat de sa petite fille. Une fois son nom changé, il lui a demandé si tout le monde pouvait le faire. Il voulait prendre le nom de sa mère à lui parce qu’elle avait élevé 15 enfants, seule, pendant la guerre. À plus de 70 ans, il change de nom", raconte, en complément, Marine Gatineau Dupré. 

Grandir en se construisant une identité "non-officielle"

Emma* à 27 ans. Elle a grandi dans l'idée qu'elle portait le nom de sa mère, seule à l'avoir protégée d'un père absent et violent.

"Depuis petite, j'utilisais le nom de ma mère comme nom d’usage. Je me suis construite avec. Mais toutes les procédures et examens officiels me ramenaient à cette identité qui n'était la mienne qu'aux yeux de l'État", admet la jeune femme. 

En 2018, son compagnon la demande en mariage. Alors que l'union a, pendant longtemps, été le seul moyen de faire une croix sur un nom qui ne nous correspondait pas, Emma ne voit pas les choses de cet oeil. 

"Pour moi, c'était impossible de me marier avec ce nom, je ne voulais pas dire 'oui', parce qu'on allait poser la question à une Emma qui n'était pas moi", argue-t-elle. Alors, elle aussi tente de changer le nom, via la procédure longue. Deux ans plus tard, elle reçoit une réponse en plein confinement. Son changement de nom n'est pas recevable, jugé "infondé". 

J'étais tellement blessée que mon mal-être soit jugé comme un caprice que j'ai eu besoin de voir un psy.

"Il fallait que je prouve l'absence de mon père. Comment est-ce qu'on prouve du vide ? J'étais tellement blessée que mon mal-être soit jugé comme un caprice que j'ai eu besoin de voir un psy", révèle-t-elle. Elle avoue même avoir entamé les démarches pour s'installer en Angleterre, où les procédures sont simplifiées. "J'étais prête à tout. On aurait pu me dire 'tout ça pour un nom' mais ce nom m'empêchait d'avancer", martèle-t-elle. 

Comme Kévin, Emma tombe par hasard sur le projet de Porte mon Nom. Et là, c'est la délivrance. Elle se reconnaît dans les discours et suit tous les débats. "Savoir que je n'étais pas la seule et que ce mal-être était un vrai, c'était un vrai soulagement. Le 2 juillet - la loi est entrée en vigueur le 1er juillet 2022, ndlr - j’étais à la mairie. Dans ma tête, je m’appelais déjà comme ça, mais là c’est officiel pour tout le monde", sourit-elle.

Le poids psychique et intime du nom de famille

"Si pour certain.es, ces changements sont incompréhensibles, il faut retourner aux sources : dans les actes barbares, de torture psychologique, le nom est éliminé et on devient un numéro. On nous vole notre identité en nous refusant notre nom et on n'est plus un individu. Pour les personnes en décalage avec leur nom, c'est la même chose", appuie Anne-Sophie Chéron. 

La psychologue évoque aussi cette modification comme "une barrière levée", notamment dans les cas d'inceste. "Pour accepter, il y a besoin d’un tiers pour séparer la personne de son agresseur : si ce n’est pas la justice, le changement de nom peut avoir ce rôle".

Seulement, si cette perception est intime, elle peut diviser au sein de la fratrie. La soeur de Kévin n'a pas souhaité changer de nom, "elle n’en ressent pas le besoin", nous raconte-t-il. "Quand on délaisse un nom, ça annule la perpétuation de la famille, c’est très fort, parfois trop pour certain.es. On touche au nom du clan, il y a une rupture du pacte de loyauté", réagit la psychologue.  

Parce que parfois, l'histoire de la famille comporte "héros et méchants". "Le nom de famille contribue à la transmission intergénérationnelle mais il n’en est qu’un élément s’intégrant dans la construction renouvelée, à chaque génération, des mythes familiaux. Ceux-ci interviennent aussi dans le choix des prénoms, voire des surnoms de l’enfant. L’investissement de sa propre nomination par chaque sujet est influencé par le type de relation entre son expérience de la vie familiale et les constructions mythiques concernant la famille", explicite une étude de Science Direct de 2005.

Dans mon cas, celui d'Emma et de Kévin, c'est le nom de notre héroïne que nous avons eu besoin de prendre. Pour dire merci, pour avoir l'impression d'être enfin "le vrai" nous ou pour faire vivre une histoire qui mérite d'être racontée, quand celle liée à notre ancien patronyme mérite, elle, d'être oubliée. 

* Le prénom a été changé