D'aussi loin que je me souvienne, on m'a toujours trouvée bizarre. En clair, je donnais l'impression que j'étais simultanément très intelligente et à côté de la plaque. Lorsque je vivais à Nantes et que j'étais encore à l'école, ça ne se voyait pas trop. Je prenais en effet grand soin d'observer et d'imiter autrui, pour savoir comment me conduire en société et éviter les erreurs.

Les choses ont commencé à se gâter au collège. Là, il fallait parler en groupe : finis les jeux collectifs, marelle, billes et élastique, dans lesquels se fondre pour ne pas attirer l'attention. Des rites de séduction se mettaient en place entre filles et garçons. Je devais aussi suivre la mode pour être acceptée. J'ai commencé à me sentir exclue de ces "danses sociales", incapable de comprendre ce qu'il se passait.

J'avais l'impression que tout le monde avait grandi d'un coup et que moi seule étais restée bloquée à un stade infantile.

Un profond sentiment de décalage

Brillante élève, je me demandais comment je pouvais avoir de si bonnes notes tout en me sentant complètement en décalage hors de la classe, pour les choses les plus élémentaires. Ainsi, je suis d'une incroyable naïveté parce que je ne décode que l'explicite. Pas les sous-entendus, allusions, "private jokes" ni le second degré.

Par exemple, un jour, des "copines" m'ont assuré que le beau gosse du coin était amoureux de moi. Confiante, j'ai couru le trouver pour lui proposer qu'on sorte ensemble. Evidemment, le garçon, qui ignorait mon existence, m'a repoussée alors que j'insistais. Une autre aurait tout de suite saisi la blague.

J'apprenais la vie par essai-erreur, dans la douleur.

Vidéo du jour

Mon problème, c'est que je gardais toutes mes interrogations pour moi. Et au fil du temps, j'ai somatisé par tous mes pores. Je me grattais jusqu'au sang, j'avais des rhumes à répétition, une pneumonie... Après avoir commencé et laissé tomber plusieurs filières d'études, terrassée à chaque fois par des fatigues inexplicables, j'ai atterri à Euromed, une école de commerce, à Marseille.

Dans ma promotion, on n'était que vingt, et pourtant j'avais du mal à créer du lien. Comportement type : une autre étudiante m'invite à "déjeuner à la maison", et j'arrive chez elle avec mon sandwich. Elle aurait dû me préciser que je n'avais pas à apporter mon repas. Vous imaginez la somme de quiproquos et de regards interloqués que j'affrontais chaque jour.

"Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez toi"

Puis j'ai rencontré un garçon, et constaté avec joie que mes difficultés sociales ne m'empêchaient pas de vivre une relation amoureuse. Mais un jour, alors que nous nous rendions en voiture à Brest, chez des amis à lui, j'ai fait une énorme crise d'angoisse. Je pleurais, je tremblais, j'étouffais, j'avais chaud, puis froid... au point de nous forcer à rebrousser chemin.

Au téléphone, ma mère me dit alors : "Julie, il faudra qu'un jour tu ailles voir un psychiatre. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez toi." Elle avait raison.

Il n'est pas normal que je ne sois capable de ne parler qu'à une seule personne à la fois, et seulement dans un environnement connu.

Vous devez avoir le sentiment d'interviewer une fille pas plus étrange que la moyenne, mais vous n'imaginez pas le processus intellectuel épuisant que cela nécessite intérieurement.

J'ai l'air bien parce que nous sommes en binôme, juste vous et moi, et que nous parlons d'un sujet que je maîtrise. Il n'en est pas toujours de même.

La difficulté d'intégrer le monde professionnel 

Une fois mon master en poche, j'ai déniché un stage dans un cabinet de recrutement parisien. Je m'imagine que travailler dix heures par jour afin de démarcher des candidats suffit pour être appréciée. Eh bien, non : il faut aussi se rendre sympathique, populaire, et déjeuner avec les collègues. Or je décline systématiquement leurs invitations, pour être enfin seule pendant la pause déjeuner. Même autour de la machine à café, je suis incapable de parler avec plusieurs personnes à la fois.

Résultat : j'hérite d'une réputation de fille hautaine, snob, solitaire... Au point que je suis convoquée par mon patron. Je ne comprends pas ce qu'on me reproche, et au bout de cinq mois, sous calmants, je démissionne.

Après six mois de chômage, je décroche mon premier emploi dans une entreprise de promotion immobilière. Ayant tiré les leçons du passé, j'établis beaucoup de relations avec mes collègues. Mais ça ne suffit pas. Outre mon manque de convivialité, on me reproche aussi mon look, trop junior : je n'ai pas saisi les codes de la boîte et je ne suis pas assez féminine. J'intègre alors l'agence immobilière que dirige mon père. Et à la même époque, je fais la connaissance d'un garçon, via un site de rencontres. Je ne vois d'ailleurs pas comment j'aurais pu entrer en relation avec un homme autrement.

Mais ce n'est pas simple : si je n'ai pas mes dix heures de sommeil, je ne peux même pas sortir de chez moi le lendemain... C'est pourquoi je fais systématiquement lit à part, ce qui vexe mon nouveau compagnon, tout comme le premier. La vie typique des jeunes couples sans enfants – les "happy hours" entre amis dans les bars, tard le soir après le boulot – m'épuise.

Comme une touriste dans un pays étranger, je suis si fatiguée des efforts que je dois produire pour suivre les conversations.

Dans le brouhaha et la musique, que je ne desserre pas les lèvres. Trop d'informations, échangées trop vite pour moi. A chaque fois, mon cerveau "gèle".

Et pourtant, j'ai des stratégies secrètes de survie : des stocks de réparties toutes faites piquées aux autres pour mettre un peu de fluidité dans mes échanges. J'ai aussi appris à répondre en reformulant : "Tu vas bien ? – Oui, je vais bien." Avec un peu de "Ah" et de "Oh", afin de donner un semblant de spontanéité dans le blabla. Les amis de mon copain, pas dupes, me prennent pour une folle. Un dimanche, je m'effondre dans la salle de bain. Mon corps me lâche : une sorte de "burn out".

Quand le diagnostic du syndrome d'Asperger tombe

En googlant mes symptômes, je tombe sur le témoignage d'une femme qui décrit le syndrome d'Asperger, une variété d'autisme. Je me reconnais dans ce qu'elle explique, mais je me dis : "Non, ce n'est pas possible, pas moi." J'ai en tête tous les clichés sur l'autisme : de l'enfant qui hurle en se tapant la tête contre les murs au savant joué par Dustin Hoffman dans "Rain Man". 

Mais en février 2013, après plusieurs jours de tests dans un centre spécialisé, je suis officiellement diagnostiquée "Asperger". Si je ne m'étais pas rendue sur des forums d' "aspie girls" – comme nous nous appelons entre nous –, je ne sais pas si je serais encore de ce monde.

Je me sens tellement à part, incomprise, éreintée, que j'ai souvent eu envie d'en finir.

Tout s'éclaire. L'autisme Asperger est un trouble envahissant du développement d'origine génétique. Je ne suis donc pas psychotique mais différente.

Le docteur Tony Attwood, expert britannique qui exerce en Australie, explique que pour une heure d'interaction, l'autiste Asperger a besoin d'une heure de repos. J'ai donc été forte d'avoir déployé tant d'efforts, pendant vingt-sept ans, pour m'insérer dans une société à laquelle je ne suis pas du tout adaptée, d'avoir même obtenu un master.

Le début d'une nouvelle vie

Une nouvelle vie commence. Je quitte mon compagnon. Je ne suis plus amoureuse depuis un certain temps, mais oui, je l'ai été.

Les aspie girls ne sont pas des "frigos" doublés de sociopathes.

Au contraire, on peut être "bac-10" en relations sentimentales, mais ressentir les émotions très intensément. Ce qui pèche, c'est la capacité à les exprimer au bon moment. En fait, on est un peu comme des ordinateurs Macintosh isolés dans un monde de PC, sous Windows. (Rires.)

Vivre à nouveau seule, avec trois chiens et deux chats, est un pur bonheur. Je fais ce que je veux, je dors sans me forcer à veiller en espérant avoir l'air sociable. J'ai ouvert un blog consacré au syndrome d'Asperger au féminin*, et c'est formidable, parce que de nombreuses femmes en souffrance me contactent. J'ai entrepris une thèse de doctorat sur la question, et on me demande d'intervenir dans des conférences.

Bref, je renais, et aujourd'hui, je suis en paix avec moi-même.

Article initialement paru dans le magazine Marie Claire en 2015.