Interview

Conversation avec les actrices de The Shameless : “Le patriarcat nous fait croire que nous devrions avoir honte de qui nous sommes en tant que femmes”

Présenté comme un drame indien queer, le film The Shameless est surtout une grande histoire d'amour entre deux femmes luttant pour leurs libertés dans une société encore férocement dominée par les hommes. Un récit incarné avec force et émotion par ses deux actrices, les révélations Anasuya Sengupta et Omara Shetty. Rencontre.
The Shameless
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Avec The Shameless, le réalisateur bulgare Konstantin Bojanov nous raconte l'histoire de Renuka, une travailleuse du sexe qui vogue entre soif de vivre et désespoir. De la chambre miteuse d’un bordel de Dehli, elle s'enfuit, jusqu'à se retrouver dans un village reculé dans le sud de l'Inde, où elle espère n'être que de passage. Mais c'était avant sa rencontre avec Devika, une jeune femme de tout juste 17 ans qui se rêve rappeuse… Mais cela doit rester secret face à la communauté devadasi qui l'a vue grandir. Un système où le corps des femmes est considéré comme une marchandise et la prostitution un acte de foi (“devadasi” signifiant littéralement “servante de dieu”). L'occasion pour le cinéaste d'interroger les convictions sociales et religieuses héritées de cette tradition et d'explorer plus largement les thèmes qui lui sont chers tels que l'amour, la sexualité et le libre arbitre.

Présenté en avant-première mondiale au Festival de Cannes 2024, le long métrage imagine une histoire d'amour sensible et importante, portée par les performances de deux comédiennes impressionnantes : Omara Shetty et Anasuya Sengupta. Cette dernière a d'ailleurs été sacrée meilleure actrice de la sélection parallèle Un Certain Regard. Quelques jours avant la révélation du palmarès, nous sommes allés à leur rencontre. Tout sourire, elles nous ouvraient ainsi la porte de leur chambre d'hôtel, au Majestic. Et malgré les propos éminemment sérieux de nos discussions, c'est avec la même grâce solaire qu'elles nous ont parlé de leur expérience sur le film The Shameless comme dans l'industrie du cinéma plus largement. Morceaux choisis.

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LES FEMMES AU BALCON

Rencontre avec Anasuya Sengupta et Omara Shetty, actrices vibrantes du drame The Shameless

Vogue. Comment êtes-vous arrivées sur le film de Konstantin Bojanov ?

Anasuya Sengupta. Je travaille dans le milieu du cinéma depuis une quinzaine d'années, mais toujours en étant derrière la caméra, que ce soit du côté technique ou de la production. Au départ, je voulais devenir actrice, mais comme ça ne s'est pas fait, j'ai laissé ce rêve dans un coin de ma tête. Je me disais que si ça devait arriver, ça arriverait en temps voulu. Des années plus tard, nous y voilà ! Quand j'ai lu le scénario de The Shameless pour la première fois, ça m'a immédiatement parlé. Le récit était fort, les personnages étaient follement bien écrits et l'histoire me paraissait importante.

Omara Shetty. Les personnages m'ont intriguée. Plus j'avançais dans le processus du casting, plus j'espérais être prise pour pouvoir participer à ce projet. Je croisais vraiment les doigts pour que ça arrive…

Anasuya Sengupta. Konstantin [Bojanov, le réalisateur du film, ndlr] nous a d'abord fait passer des tests séparément, puis il m'a fait rencontrer deux actrices. J'ai senti qu'avec l'une d'elle, c'était comme une évidence de jouer cette histoire. C'était Omara. Plus tard, elle m'a dit qu'elle avait ressenti la même chose.

Omara Shetty. Oui, j'ai vraiment eu un feeling. Les choses étaient naturelles. Entre nous, ça fonctionnait.

Anasuya Sengupta. Heureusement pour nous, Konstantin a eu ce même feeling !

Quelle scène vous avait-il alors demandé de jouer ?

Anasuya Sengupta. C'était l'une des plus fortes du film, celle où mon personnage découvre que Devika s'efforce de faire disparaître sa poitrine sous des bandages qu'elle sert très fort. On s'était à peine rencontrées et on a tout de suite dû sauter dans quelque chose de très intense. Mais après quelques prises, le réalisateur nous a rassurées en nous disant que nous nous en étions très bien sorties.

Cela a dû vous aider à construire votre complicité à l'écran.

Omara Shetty. Oui ! On s'est beaucoup vues ensuite, pendant et en dehors des prises. En même temps, on se laissait suffisamment d'espace pour être nous-mêmes. Je pense que c'est la meilleure façon d'apprendre à connaître quelqu'un : se laisser être un individu à part entière avant de se retrouver pour partager des moments ensemble.

Anasuya Sengupta. Aussi, on a beau avoir des histoires et des vécus différents, nous sommes deux femmes qui partagent une passion commune, celle du cinéma. Ce film nous tenait beaucoup à cœur donc ça nous a forcément rapproché.

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C'est la même chose pour vos personnages : elles ont des personnalités bien différentes, mais aussi de fortes similarités, telles que le courage et la soif de liberté. Comment les décririez-vous ?

Anasuya Sengupta. Chacune évolue à sa manière, suivant son proche chemin. Elles n'ont pas le même âge, elles viennent de milieux différents, mais au milieu de leur route, elles finissent par se croiser. Au départ, on voit Renuka comme une femme puissante et très sûre d'elle. Elle n'a peur de rien. Devika, elle, est plus réservée. On sent que la peur s'empare de ses faits et gestes. Mais à l'intérieur, elle a aussi une grande force qui ne demande qu'à sortir.

Omara Shetty. Devika voit Renuka comme une véritable héroïne. C'est une vraie badass quand on la rencontre ! Alors qu'elle, elle s'affirme plus progressivement. C'est peut-être ça qui les distingue au premier abord, mais au final, elles vont toutes les deux grandir : l'une vers l'affirmation de soi, l'autre vers plus de vulnérabilité et de résilience.

La dernière scène illustre cette évolution. On voit Devika marcher sur le bord d'une route, la posture parfaitement droite et le regard franc. Elle semble plus confiante que jamais.

Omara Shetty. Je crois qu'elle est arrivée à un moment de sa vie où elle accepte enfin d'être elle-même. Je dirais même qu'elle est véritablement devenue sienne. Tout le monde avait peur de la voir ainsi, telle qu'elle est, mais elle a fini par accepter les regards qui se posent sur elle – y compris le sien. Dans cette ultime scène, on sent que désormais, elle refusera de mettre sa liberté de côté pour faire plaisir aux autres. Elle n'a plus honte de qui elle est.

C'est d'ailleurs le titre du film, The Shameless. À titre plus personnel, quel est votre rapport à la honte ?

Anasuya Sengupta. En tant que femme, même en 2024, le sentiment de honte nous est trop familier. On nous fait croire que tout est sujet à nous embarrasser et à nous faire sentir coupable. Pourtant, c'est bien lorsque l'on s'affranchit de la honte que l'on peut espérer accéder à une certaine liberté. Il faut embrasser les personnes que nous sommes avec toutes nos particularités. Qu'est-ce qui pourrait nous arrêter si on arrive à faire ça ?

Omara Shetty. Je me suis sentie honteuse de si nombreuses fois dans ma vie. On pointait du doigt mon physique, ma minceur, ce que je mangeais ou ce que je ne mangeais pas, ma couleur de peau, la texture de mes cheveux… On me disait que j'étais belle mais pas assez intelligente, et inversement. J'ai presque toujours eu honte de qui j'étais. Ce temps me paraît bien lourd aujourd'hui. J'ai appris à me défaire des jugements qu'on posait sur moi.

Y a-t-il des femmes qui vous inspirent à ce sujet ?

Omara Shetty. Il y a tant de femmes dont le parcours m'inspire aujourd'hui. C'est la force collective avec laquelle elles ont réussi à ouvrir la voie pour leur propre liberté que j'admire. On ne parle pas tant de cela aujourd'hui : les femmes qui agissent pour elles-mêmes. On nous voit uniquement comme des êtres généreux, mais en tant que femme, je veux aussi faire les choses pour moi. Et je suis si reconnaissante envers les générations précédentes qui se sont battues pour cela et grâce auxquelles je peux le faire à mon tour. Là est mon intention : pouvoir faire ce que je veux de ma vie et ainsi, peut-être, inspirer les autres à en faire de même.

Anasuya Sengupta. En parlant des femmes qui m'inspirent, je pense évidemment aux travailleuses du sexe. Le film parle d'elles, de la façon dont la société patriarcale les rejette en même temps qu'elle se sert d'elles. Comme si leurs existences devaient être utiles pour les autres et n'avoir aucune autre valeur. Même en temps que femmes, nous sommes conditionnées à les voir comme tel. Pouvoir raconter un morceau de leur histoire grâce à ce film, c'était une vraie chance. On a pu aller à leur rencontre, faire des recherches, voir des documentaires et apprendre beaucoup à leur sujet. À mes yeux, ce sont des héroïnes. Et c'était d'autant plus important de porter leurs histoires à l'écran.

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Bien que le film parle de l'attirance amoureuse et sexuelle qui naît entre vos deux personnages, vos corps ne sont jamais sexualisés. Les plans sont, au contraire, d'une tendresse folle.

Omara Shetty. Quand on dit qu'il s'agit d'une histoire d'amour entre deux femmes, je suis sûre que beaucoup de monde s'attend à voir des corps féminins sexualisés. Il y a énormément de fantasmes autour de ces récits. Mais ils sont tellement plus que ça.

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Seins

Anasuya Sengupta. C'est avant tout de l'amour dont il s'agit. C'est douloureux de voir la communiqué queer devoir se battre en permanence pour des choses dont elle ne devrait même pas voir à se battre – pour ses droits et libertés. The Shameless est une histoire d'amour avant d'être une histoire d'amour queer. Renuka et Devika sont deux êtres humains venant de différents horizons et elles tombent amoureuses l'une de l'autre. Cet amour va leur apporter beaucoup de lumière. C'est de ça dont on parle.

C'est l'une des raisons qui fait que le film parle à autant de monde.

Omara Shetty. Tout à fait. C'est un film indien, mais c'est avant tout un film très humain, qui rassemble des personnes de nombreux pays et dont l'histoire a finalement une portée assez universelle. Les relations qu'il dépeint, on en retrouve des semblables partout.

Le tournage a dû être intense. Avec le recul, que retenez-vous de cette expérience ?

Omara Shetty. Pour être tout à fait honnête, c'est un tournage qui m'a submergée. Il y avait tant d'émotions à explorer et à transmettre.

Anasuya Sengupta. J'ai mis tellement d'amour dans ce film et je l'ai vu résonner chez beaucoup de monde présent sur le plateau, c'était très beau. L'histoire que l'on préparait était vraiment difficile, mais cet amour nous a nourris et portés.

Omara Shetty. Et on parle d'une communauté à laquelle on n'appartient pas, mais pour laquelle on a un immense respect. On devait travailler avec le plus grand soin. Ne pas enfermer nos personnages dans des cases ni les limiter à leurs conditions. Il fallait montrer que ce sont avant tout des êtres humains, comme vous et moi.

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The Shameless, un film de Konstantin Bojanov à voir prochainement au cinéma.

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