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Split : cette série raconte (enfin) une histoire d'amour lesbienne heureuse

Dans Split, l'autrice féministe Iris Brey, spécialiste de la représentation des femmes à l’écran, passe de la parole au geste et explore pour la première fois le regard féminin depuis sa caméra. Soit la série idéale à voir durant ce mois des fiertés LGBTQ+.
Split
© Caroline Dubois / FTV

Split est la série des premières fois. La première fois que la penseuse féministe Iris Brey passe à la réalisation tout d'abord. Docteure en études cinématographiques et en littérature de l'Université de New York (NYU), où elle a approfondi le thème de “la représentation des mères déchaînées dans le cinéma français”, Iris Brey n'a depuis cessé de s'intéresser au sens caché des images, jusqu'à s'imposer comme l'une des spécialistes françaises de la question du genre et des sexualités au cinéma et dans les séries. Autrice de plusieurs ouvrages parus au cours de ces dernières années (Sex and the Series en 2018 et Le Regard féminin en 2020 aux éditions de L'Olivier, Sous nos yeux en 2021 aux éditions La Ville Brûle, La culture de l'inceste en 2022 aux éditions Seuil), elle participe à la création de documentaires, anime l'émission Le Cercle Séries aux côtés d'Augustin Trapenard et collabore à de nombreux médias.

Les séries l'entourent et la fascinent. Lorsqu'on l'interroge sur celles qui ont fait l'effet d'une révélation dans sa carrière, comme dans sa vie personnelle, l'autrice cite régulièrement Girls de Lena Dunham, qui retrace l'histoire d'une héroïne ayant du mal à comprendre son désir. S'ajoute ensuite la série brillante I May Destroy You de Michaela Coel qui offre une représentation du viol d'une justesse folle et incomparable. Puis, A League of Their Own de Will Graham et d'Abbi Jacobson lui semble également très réussie en ce qu'elle parvient à apporter quelque chose de joyeux dans une histoire d'amour lesbienne (un fait suffisamment rare pour qu'il mérite d'être relevé). Ces séries inclusives portées par un regard féminin (le fameux female gaze qu'elle théorise dans son essai crucial Le Regard féminin, une révolution à l'écran) nourrissent la pensée d'Iris Brey et, peu à peu, l'envie de réaliser une œuvre qui lui est propre se fait une place dans son esprit.

© Caroline Dubois / FTV
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Le désir de représenter une romance lesbienne heureuse

Tout commence à partir d'une photo. L'actrice Clotilde Hesme montre à Iris Brey un cliché de sa doublure, une cascadeuse qui avait travaillé avec elle sur le tournage de la série Lupin. “C'était une femme blonde, aux yeux bleus, extrêmement douce.” se souvient Iris Brey. Intriguée, elle se renseigne sur ce métier aussi tumultueux que mystérieux. Le résultat de ses recherches est sans grande surprise : en France, il n'y a que très peu de femmes cascadeuses, et ce sont rarement dans les films d'action qu'on peut les voir. Les scènes qui leur sont réservées sont majoritairement des scènes de violences sexuelles. “J'ai compris qu'il y avait plein de choses à dire en filigrane sur ce métier, sur celles qui l'incarnent et sur le rôle qu'elles ont à jouer”, relève Iris Brey. Dans la série Split, la cascadeuse est Anna (Alma Jodorowsky), une jeune femme de trente ans qui travaille sur le tournage d'un film en hommage à Musidora, de son vrai nom Jeanne Roques, la célèbre Irma Vep de Louis Feuillade, mais aussi la première comédienne à réaliser ses propres cascades dans Les Vampires en 1915. “J'ai été très marquée par le film Irma Vep d'Olivier Assayas (1996), qui reprend la figure campée par Musidora quatre-vingt ans plus tôt. Lorsque j'ai commencé à faire des recherches, je me suis rendue compte qu'elle était cinéaste en plus d'être la muse des surréalistes et la comédienne qu'on connaît. Elle a réalisé beaucoup de films qui ont été perdus. Elle était bisexuelle et la compagne de Colette, qui lui écrivait ses scénarios.” En évoquant ainsi la figure d'une féministe avant l'heure, la réalisatrice rétablit, au gré d'une mise en abîme maligne, les lacunes de l'histoire. Tout en créant la sienne.

Split, c'est aussi la première fois que des femmes lesbiennes sont mises au premier plan dans une série française. Sur le tournage où elle travaille, Anna tombe amoureuse d'Ève (Jehnny Beth), la comédienne qu’elle double. Elle qui se pensait heureuse dans son couple émet soudainement la possibilité d'en sortir. Elle remet en question le système de l’hétérosexualité pour se confronter à ce désir nouveau et réjouissant qui la submerge. “C'est quelque chose que je n'avais jamais vu à l'écran”, nous confie Iris Brey. Il est vrai qu'on a beau avoir des récits de coming-out, aucun ne raconte véritablement un choix. Ici, le personnage d'Anna choisit d'écouter son désir. Surtout, elle comprend que l'hétérosexualité n'est pas qu'une orientation sexuelle mais aussi un régime politique et social, dont on peut évidemment sortir, comme le lui rappelle une amie au début de la série. “C'est une pensée théorique qui a été portée par des penseur.euses tel.les que Paul B. Preciado, Virginie Despentes ou encore Juliet Drouar, et qui s'incarne dans les personnes qui décident de quitter le système hétéronormé.”

À l'écran, les récits lesbiens manquent cruellement. À ce titre, Iris Brey décrit la violence que c'est de ne pas avoir d'exemples : “C'est douloureux de pas avoir de place dans un univers sériel qui est pourtant riche, et c'est aussi le cas au cinéma. C'est un point d'aveuglement de nos fictions, qui s'explique au regard des personnes décisionnaires qui pensent que ces histoires ne vont intéresser qu'un public de niche.” Il est urgent de s'affranchir des codes dominants, du régime d'images ordonnant un monde où l'expérience féminine a moins de valeur que la pensée d'un homme. Comme une Céline Sciamma a pu le faire auparavant au cinéma, Iris Brey déroule ainsi une histoire entre deux femmes pour qui l'amour devient joie, tendresse et liberté. Elle fait éclore le désir en dehors de la domination, preuve qu'il peut exister sans peine, sans humiliation, sans antagonismes et sans rapports de pouvoir. “Je me suis battue auprès de la production et de la chaîne avec ma co-scénariste Clémence Madeleine-Perdrillat pour qu'il n'y ait pas de méchant.es, pour que personne ne s'oppose à cet amour, contrairement à ce qu'on a toujours vu dans les récits lesbiens. C'était une volonté politique que de construire une série fondée sur l'amour.”

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Si le projet de Split est aussi clair dans l'esprit d'Iris Brey, c'est parce qu'elle a étudié son sujet pendant des années avant de le mettre en forme. Une fois la caméra en main, elle est prête. Elle a déjà regardé tant d'œuvres, elle a énormément de références sur lesquelles s'appuyer, elle sait exactement la direction qu'elle veut prendre. Filmer le regard féminin n'est plus que la continuité du mouvement qu'elle avait entrepris en tant qu'autrice et critique engagée. “Je n'ai pas eu l'impression de faire un grand écart”, nous confirme-t-elle. Toutefois, la réalisatrice a dû adapter ses ambitions au temps et au budget du tournage. Elle raconte : “On a eu quinze jours pour faire cent minutes. Cela ne représente certainement pas grand chose pour beaucoup de monde, mais il faut savoir que d'habitude on a plus ou moins le double de temps. De plus, lorsqu'on utilise des split screen (ndlr : le split screen est un procédé cinématographique qui permet de séparer l'image en deux, et ainsi de dérouler deux récits parallèle à l'écran, mais aussi de les faire se retrouver), il faut deux images à chaque fois, c'est-à-dire beaucoup. Et tout cela avec un budget assez restreint… En somme, il fallait tout faire très rapidement et ne surtout pas se louper.” Dans ce contexte exigu, Iris Brey fait tout de même le choix d'engager une coordinatrice d'intimité. Un indispensable, qu'elle justifie avec aisance : “Réaliser, c'est prendre la mesure des violences qui peuvent exister sur un plateau et essayer, à notre manière, de limiter les dégâts. Je pense que la présence d'une coordinatrice d'intimité est essentielle en cela, au même titre que celle d'un régulateur cascade pour les scènes de haute voltige.” C'est donc avec la plus grande joie que l'équipe de la série accueille la coordinatrice d'intimité Paloma Garcia Martens parmi ses rangs.

© Caroline Dubois / FTV

Un premier pas vers la coordination d'intimité en France

Split, une première expérience visuelle de la coordination d'intimité en France. C'est le résultat esthétique du choix d'une cinéaste guidée par l'envie d'assurer le soin et le respect entre tous les collaborateurs sur le plateau. “Je suis convaincue que lorsqu'on fabrique des images sans rien voler aux comédien.nes, cela se sent”, déclare Iris Brey à ce propos, ce que nous pouvons confirmer après avoir visionné la série. Comme le disait le philosophe Jacques Rancière, cité dans son essai Le Regard féminin, l'esthétique et la politique sont liées. En plaçant l'expérience féminine au cœur de sa narration, Iris Brey fait en sorte que les spectateur.ices ressentent ce qui animent ses personnages : des femmes lesbiennes et désirantes. Pour cela, elle adapte sa caméra pour rester au plus près de leurs pensées, et de leurs corps, pour capter le vertige des sentiments sans que leur image ne soit utilisée à une fin voyeuriste. Elle ajoute que les comédiennes ont également eu un droit de regard lors du montage, afin de s'assurer qu'il n'y ait aucun endroit de gêne, et que tout le monde puisse être fier.ère.

Aussi, elle travaille main dans la main avec la coordinatrice d'intimité Paloma Garcia Martens, rencontrée aux assisses 50/50 (le collectif 50/50, dont Iris Brey fait partie, se donne pour mission de promouvoir l'égalité des femmes et des hommes et la diversité sexuelle et de genre dans le cinéma et l'audiovisuel).“C'est une vraie technicienne, avec un savoir-faire et des outils que je n'avais pas. Elle m'aidait à traduire ma vision aux comédiennes et à vérifier qu'elles avaient envie de collaborer avec moi pour que celle-ci advienne”, explique-t-elle.

Par ailleurs, la série s'accompagne de la diffusion du documentaire Sex is Comedy, réalisé par Edith Chapin. En suivant le tournage de Split, et notamment la création d'une scène d'intimité, le film ausculte les enjeux de ce métier qui opère dans l'ombre de l'industrie du cinéma et du divertissement, mais ô combien important en ce qu'il assure le consentement des acteur.ices. C'est aux alentours de 2017, dans le sillage de l’affaire Harvey Weinstein et du mouvement #MeToo, que la profession de coordinatrice d'intimité - comprise comme la narration physique des échanges intimes chorégraphiés et répétés, selon les dires de la pionnière Ita O'Brien - voit le jour. Les consciences s’éveillent et la promesse de “faire mieux” semble se former à l'unisson. Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, tout du moins.

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Sex Education, Euphoria, Normal People, La Chronique des Bridgerton, You… Mais où sont les productions françaises à collaborer avec une coordinatrice d'intimité ? C'est simple : avant Split, il n'y en avait pas vraiment. “En France, le cinéma reste encore très accroché au mythe du créateur tout puissant”, indique Iris Brey. Effectivement, en ce qu'elle chasse les pratiques de domination, la coordination d'intimité va à l'encontre de ce mythe. Sa fonction-même est d'interroger la notion de pouvoir, souvent entre des mains masculines motrices des récits qui nous sont présentés au cinéma comme à la télévision. Pas étonnant donc qu'elle soit si peu valorisée… Pourtant, on ne peut qu'espérer que Split change la donne. Disponible sur une plateforme gratuite et accessible à tous.tes, sa réalisatrice et nous-mêmes lui souhaitons de circuler aussi loin et aussi longtemps que possible, incitant sur son chemin la création d'autres séries lesbiennes et inclusives.

La série Split est disponible en streaming sur France.Tv Slash.

© Caroline Dubois / FTV

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