Cinéma

Avec Les Fantômes, Jonathan Millet signe un film poignant sur les traumatismes

Dans Les Fantômes, au cinéma ce mercredi 3 juillet, Jonathan Millet fait le pari de saisir la violence de la guerre en dehors des images. En résulte un film sensoriel remarquable.
Les Fantômes
© Films Grand Huit / Kris Dewitte / Memento Distribution

En commençant Les Fantômes dans le noir, Jonathan Millet nous prévient : son histoire sera sombre. Mais elle sera belle, aussi. Des respirations saccadées ouvrent le tableau. À chaque percée de lumière, on entrevoit plusieurs silhouettes masculines agglutinées à l’arrière d’un camion qui les secoue de part et d’autre. Entre leurs souffles, des pleurs et des prières se font entendre. L’image est difficilement discernable, alors notre ouïe s’éveille. Soudain, une main frappe violemment sur la taule du véhicule et quelqu'un demande aux passagers de sortir. Lâchés dans l'étendue éblouissante du désert syrien, certains tombent de leurs blessures ou d’épuisement. D’autres survivent. C’est le cas de Hamid.

Une quête qui vire à l’obsession

Des années plus tard (qui se résument en une simple transition à l'écran), on retrouve Hamid à Strasbourg, où il vit désormais. Pourtant, chaque détail nous donne le sentiment que sa vie n'en est plus vraiment une. Il dort dans un studio meublé d’un lit simple, d’une table d’appoint et d’une petite télévision, qu’il regarde à même le sol. Sur les murs de l'appartement, des cartes sont dessinées. Elles sont censées le mettre sur la piste d'un homme. À l’aide d’une photo floue, il fait le tour des centres d'accueil syriens et tend son reflet à toutes les personnes qui, il l'espère, pourraient le reconnaître. Cet homme n'est pas un proche comme il le prétend. On le voit à l'expression grave de son regard. Cet homme, c'est un ancien tortionnaire du régime de Bachar al-Assad. Mais c'est également son ancien bourreau. “C'est le diable, dit-il, je ne vois pas à quoi il pourrait ressembler d'autre.”

© Films Grand Huit / Kris Dewitte / Memento Distribution

Entre deux appels vidéos avec sa mère, Hamid poursuit sa cible puis rapporte les informations glanées aux autres membres de la cellule Yaqaza, une organisation secrète qui traque les criminels ayant fui en Europe après la guerre. Cette fois-ci, Hamid en est certain : celui qu'il recherche est ici, tout proche. Ses recherches le mènent à l'Université de Strasbourg, où l'homme en question enseignerait. Dans les couloirs de la faculté, il cherche sa présence, marche sur ses pas, sonde ses faits et gestes. Comme lui, on met un temps avant de découvrir son visage. Jonathan Millet joue judicieusement des codes du thriller, le capturant principalement de dos, entre deux trois personnes ou à travers une étagère de livres universitaires. Plus tard, il se dévoile à mesure que Hamid le suit après sa journée de classe. Devant chez lui, dans le parc où il a l'habitude de courir… L'espionner à chaque instant de sa vie tourne rapidement à l'obsession. Malgré tout, Les Fantômes ne ressemble guère aux films d'espionnage auxquels on est coutumiers. “Souvent, dans ces grands films, que j’aime beaucoup, il se passe beaucoup de choses. Ce qui m’intéressait ici, c’était de créer du spectaculaire à partir de toutes petites choses. Les pages d’un livre, un Dictaphone qui s’arrête… Je voulais que ce qui paraît anodin puisse devenir très fort”, confie le réalisateur, venu présenter son film en ouverture de la 63e Semaine de la Critique cannoise. Et la scène de rencontre entre les deux protagonistes le prouve. Alors que l'on aurait pu s'attendre à une confrontation virulente, Hamid échange avec son bourreau par hasard, lors d'un déjeuner impromptu. Ils se retrouvent à face à face et sont bien obligés de converser. Sous la tension montante, ils échangent alors quelques banalités.

Filmer le vacarme des traumatismes

“Ce qui m’intéressait, c’était de raconter la grande histoire à travers un point de vue intime. Qu’on vive tout à travers la trajectoire d’un personnage”, déclare Jonathan Millet. Pour l'incarner, il se tourne vers un jeune comédien, le Franco-Tunisien Adam Bessa (aperçu récemment dans la série Ourika), dont l'aura de gravité le séduit immédiatement. Il explique : “On ressent, en le regardant immobile, les tourbillons de son esprit troublé. On a peur pour lui, et on a peur de lui, de ce qu'il peut faire. C'est cela que je recherchais pour interpréter Hamid.” Hamid est un ancien détenu de la prison militaire de Saidnaya. Là-bas, il vécut presque toujours plongé dans l'obscurité. C'est pourquoi, des années plus tard, la vue ne lui est que très peu utile lorsqu'il s'agit de raviver ses souvenirs enfouis. Il s'inflige l'inconfort de triturer sa mémoire afin de retrouver le responsable de ses maux. Il fait face à la violence des bruits et des odeurs. Même la saveur d'une pâtisserie de son pays lui semble difficile à avaler. Heurté par le souffle des pages d'un livre qui se tournent ou des rires trop forts, ou trop joyeux, Hamid se perd dans un état d'alerte intense, symptôme de son traumatisme. “Les images de prison, de guerre ou de torture, on les a déjà en tête, on n’a pas besoin de les montrer à nouveau. Je n’avais pas le désir de les filmer. Je pense qu'il suffit de les activer. Pour ça, on a fait un grand travail sur le son — c’est presque baroque ce qu’il se passe ! — afin que l’image, elle, reste assez simple et que le spectateur puisse se projeter. Pas besoin d’être didactique. Le son nous raconte tout : la figure de Hamid et son rapport au monde”, examine Jonathan Millet. En mêlant ainsi sa chasse à l'homme, et à la justice, à des réflexions sur le syndrome du stress post-traumatique, le cinéaste livre un long métrage brillant et engageant.

Les Fantômes, un film de Jonathan Millet à voir au cinéma le 3 juillet 2024.

© Films Grand Huit / Kris Dewitte / Memento Distribution

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