Interview

Nadia Tereszkiewicz : “Je me suis sentie accueillie dans la grande famille du cinéma”

Dans L'Île rouge, de Robin Campillo, Nadia Tereszkiewicz joue de sa mélancolie et raconte un récit de désillusions liées à la fin du colonialisme à Madagascar. Alors que le film passe ce soir, à 21h, sur Canal+ Cinéma, Vogue revient sur cette journée de printemps passée à discuter avec la comédienne, qui se livre sur son rôle comme sur ses rêves pour le cinéma de demain.
Nadia Tereszkiewicz dans L'Île rouge le film de Robin Campillo
© Gilles Marchand / Memento Distribution

Nadia Tereszkiewicz subjugue. Depuis plus d'un an, l'actrice franco-finlandaise enchaîne les rôles et impressionne par son talent ciselé comme un diamant brut. Il faut dire que la jeune femme aux traits malicieux brûle d'amour pour le cinéma. D'abord attirée par la danse et la littérature, cette ancienne khâgneuse monte sur les planches du lycée Molière à Paris, où elle fait ses études, avant de rejoindre le conservatoire du XVIIIème arrondissement puis les cours Florent. La comédienne joue. Beaucoup. Et la comédienne devient actrice. Elle joue les babysitter devant la caméra de la géniale Monia Chokri, une jeune comédienne survoltée dans Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi, une actrice des années 30 sans le sou pour Mon Crime de François Ozon et, dernièrement, une femme à barbe de la fin du XIXème siècle dirigée par la réalisatrice Stéphanie di Giusto dans le film Rosalie, présenté en avant-première à Cannes, en 2023, dans la section Un certain regard, et au cinéma le 10 avril 2024.

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films 2024 - POOR THINGS, from left: Emma Stone, Mark Ruffalo, 2023. ph: Atsushi Nishijima / © Searchlight Pictures / Courtesy Everett Collection

En très peu de films, Nadia Tereszkiewicz devient l'un des visages d'une nouvelle génération d'artistes francophones - comptant aussi Rebecca Marder, Benjamin Voisin et Noémie Merlant, entre autres - qui bouscule la scène du 7ème art autant qu'elle l'éveille. Au printemps dernier, on la découvrait dans L'Île rouge de Robin Campillo, à qui l'on doit 120 battements par minutes. Nadia Tereszkiewicz y apparaît brune et cheveux courts, troublante et pensive, dans un Madagascar étouffé par le résidus du colonialisme à la fin des années 60. Un film sur l'enfance et les souvenirs qu'elle décrit comme “un voyage sensoriel”, mais aussi, et surtout, comme “une vraie proposition de cinéma”. Alors que le film entre dans le catalogue MyCanal, retour sur notre échange avec son actrice principale.

© Gilles Marchand / Memento Distribution

Rencontre avec la brillante actrice Nadia Tereszkiewicz autour du film L'Île rouge

Connaissez-vous le cinéma de Robin Campillo avant de tourner L'Île rouge ? 
Oui, j'avais été bouleversée par Eastern Boys (2013). C'est un vrai souvenir de cinéma. J'ai tout de suite admiré son travail et sa mise en scène. Il a une manière bien à lui de montrer la complexité des rapports humains, les silences et les non-dits qui les lient. Il arrive à parler des sujets sociaux et politiques avec une grande poésie, que ce soit dans Eastern Boys mais aussi 120 battements par minute et là L'Île rouge. Il fait des vraies propositions de cinéma.

Qu'est-ce qui vous a plu dans ce nouveau projet de film ? 
J'ai aimé que le film parle d'une époque et d'un pays que je connaissais peu. J'ai trouvé ça très beau que l'histoire du couple, qui arrive à sa fin, s'imbrique dans la grande Histoire et notamment dans la fin d'une époque. C'est comme si la fin du colonialisme à Madagascar se cristallisait dans cette famille. L'Histoire finit par prendre le dessus.

© Gilles Marchand / Memento Distribution

Le film s'inspire des souvenirs de Robin Campillo donc j'étais honorée d'incarner un personnage inspiré de sa mère. C'est quelque chose de très fort, au delà du cinéma, parce que j'avais une responsabilité, et évidemment je ne serais jamais à la hauteur de sa mère mais je voulais l'aider à donner ses souvenirs.

Cette histoire se dévoile à travers le regard de l'enfant. On ne sait pas vraiment ce qui est fantasmé, ce qui est rêvé ou ce qui est réel. Comme lui, j'ai grandi avec la littérature. Mes propres souvenirs sont mêlés à ceux de mes lectures. J'ai lu Bel ami en Autriche, et depuis je le visualise là-bas, c'est très bizarre. Je me souviens aussi avoir lu, en Slovénie, au bord d'un lac, un recueil de poèmes de Dino Buzzati qui s'appelle Le K. Dans un des passages, il y a un ascenseur qui ne s'arrête pas de descendre, et c'est fou mais depuis je visualise vraiment cet ascenseur au bord du lac où j'étais. Cette logique du souvenir, presque de l'ordre du rêve, que Robin a voulu reconstruire est très précieuse et je ne me souviens pas avoir déjà vu ça au cinéma. La scène où le petit garçon voit le baiser de ses parents est très belle par exemple car, dans son regard, cela devient quelque chose de très charnel. On ne sait pas si ça a existé ou non. Il observe, il comprend qu'il y a un surjeu de la part des personnes qui l'entourent et peu à peu il se rend compte que sa réalité n'est pas forcément vraie.

Vous jouez Colette, la mère de ce petit garçon.
C'est une mère de trois enfants et la femme d'un militaire, Robert Lopez. Elle a une grande intériorité, elle est sensible et très pensive. C'est d'ailleurs pour ça qu'elle est très proche de son fils Thomas, le plus petit, incarné par Charlie Vauselle. Comme lui, elle a une forme d'inquiétude permanente. La mélancolie qui s'installe dans le film s'installe aussi en elle. Pour jouer ce personnage, j'avais avec moi tous les souvenirs de Robin, qui m'a beaucoup parlé de sa mère. Je sais qu'elle avait peur de la mort et du temps qui passe. Elle a grandi avec le nomadisme, que ce soit avec son père puis avec son mari, en traversant plein de pays, le Maroc, l'Algérie et Madagascar. Le voyage devenait pour elle un moyen d'échapper au temps et de rester dans une certaine forme de jeunesse. Le fait de devoir rentrer en France lui a donné la sensation d'une fin qui s'approche. Une angoisse.

© Gilles Marchand / Memento Distribution

C'est aussi quelqu'un qui a grandi dans la culture, le cinéma, la littérature, et qui s'est sacrifié pour sa famille. À ce propos, c'est intéressant de voir ce que c'était d'être une femme dans les années 1960-1970. Malgré sa condition, il y a quelque chose qui fait que Colette échappe à son mari. C'est très subtil, que ce soit dans une sortie nocturne ou au fil d'une danse partagée avec un autre homme. Son mari est très jaloux. Il voit qu'elle peut rêver d'indépendance. Même si elle ne le sait pas toujours, je pense qu'elle en rêve à certains moments. Il y a une certaine tension à l'écran qui nous dit que rien n'est acquis. Elle peut partir à tout moment, et sa sortie dans la nuit en est le premier signe. La quête d'indépendance se fait intimement chez Colette - comme chez le petit Thomas qui la projette sur Fantômette - et politiquement à l'échelle du pays.

Les Amandiers, Mon Crime...Vous enchaînez les rôles de femmes, d'époques et de conditions très différentes. 
Oui c'est vrai. Je venais de terminer Les Amandiers, il y avait la fête de fin de tournage un jeudi et le vendredi matin on me coupait les cheveux en brune. Quelque part, ça m'a fait du bien de faire Les Amandiers avant car j'avais l'impression de faire un accéléré de vie en peu de temps, j'avais beaucoup à intérioriser donc ça m'a nourrie pour mon personnage de Colette dans L'Île rouge. Je n'aurais pas pu faire deux Amandiers de suite.

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Mon crime
© Gilles Marchand / Memento Distribution

Qu'est-ce qui vous plaît tant dans les films historiques ?
Je suis passionnée par l'idée de voyager dans l'imaginaire et dans le temps. J'ai l'impression d'entrer dans la littérature. J'ai l'impression de vivre une autre vie. Au delà de ça, j'aime me mettre dans la peau des femmes de l'époque et de voir les différentes formes de féminité qu'il existe. J'aime voir comment on s'en sort et comment on peut être courageuse. C'est un engagement de prendre un rôle. C'est ce qui s'est passé dans Rosalie où j'incarne une femme à barbe. Et puis, c'est intéressant de voir cela avec le regard d'aujourd'hui. De voir comment incarner un personnage de l'époque tout en lui injectant notre modernité à nous. Ça permet de questionner notre société actuelle, ce qui a progressé et ce qui reste à changer.

Plus que n'importe qui, le personnage de Colette semble surjouer le bonheur de vivre à Madagascar. Pourquoi ce besoin de rester et de se complaire dans l'illusion ?
Elle sait que ça va se terminer. Il y a une théâtralisation du bonheur parce qu'il est voué à se finir. C'est un leurre. Elle est consciente qu'ils vivent dans une bulle qui peut exploser à tout moment. Elle le comprend très bien et c'est pour ça qu'elle a le besoin vital de rester. Derrière elle, il y a une grande inquiétude liée à la réalité politique, ce que son fils, Thomas, voit. Ce paradis colonial cache une oppression. Le film est dérangeant car la cruauté de la colonisation est montrée par l'intime, par les sensations et par le fait qu'on ne voit les Malagasy qu'à la fin du film. C'est très bien fait. Robin est tellement fort avec le son et les images, il arrive à faire une œuvre magnifiquement poétique tout en racontant l'Histoire. Au delà de la mémoire collective, il y a un bout de son histoire personnelle. C'est rare que le cinéma nous permette de revivre des choses.

© Gilles Marchand / Memento Distribution

Vous avez reçu en février dernier le César du meilleur espoir. Qu'est-ce que cela vous a fait ?
C'est une grande reconnaissance. C'est comme si on m'avait accueillie dans la grande famille du cinéma. Savoir que des gens que j'admire depuis toujours ont reconnu mon travail dans un film, c'est un honneur. C'est un magnifique encouragement, pour toute la troupe. On a énormément travaillé, pendant des mois. Je suis honorée et très fière. Le César trône d'ailleurs sur ma bibliothèque !

Si vous êtes l'espoir du cinéma français, quels sont vos espoirs, à vous, concernant le cinéma ?
Je suis fière de faire partie d'une génération où les choses changent et où il y a de plus en plus de place pour les femmes. Là, je reviens du Festival de Cannes où j'ai pu voir le dernier film de Justine Triet. C'est d'un niveau de cinéma extraordinaire. Même si le chemin est encore long (par exemple, je n'ai pas compris le manque considérable de femmes, talentueuses, aux César 2023), le changement est en cours. Il y a de plus en plus de rôles complexes pour les actrices et personnellement j'ai l'impression d'avoir de la chance car c'est ce que l'on me propose. On a un cinéma très varié en France et j'espère que ça pourra continuer, même si le cinéma n'est plus seul désormais avec toutes les plateformes. À partir du moment où les films sont vus, c'est déjà ça de gagné. Je souhaite que le cinéma ait encore un grand rayonnement, qu'on continue à faire des films qui questionnent le monde, d'être émus, dérangés, bouleversés... Le combat n'est pas fini. Il faut se battre pour ce cinéma, pour la possibilité de raconter des histoires et pour que les cinéastes soient libres de raconter ce qu'ils ont à raconter, le plus possible.

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© Gilles Marchand / Memento Distribution

Et pour votre carrière personnelle ? 
Je rêve de faire autant de drames que de comédies, des films que l'on ne peut pas mettre dans des cases. Jusqu'à aujourd'hui, j'ai eu la chance de faire des choses très différentes, d'être au service de l'imaginaire d'un ou d'une cinéaste. Ma créativité est au maximum ! Après, j'ai très envie d'un cinéma européen. J'ai un rêve profond pour le cinéma nordique ou italien. Le cinéma nordique car c'est une nostalgie personnelle, je suis Finlandaise et il y a des personnes que j'adore comme Thomas Vinterberg ou Juho Kuosmanen et, évidemment, Lars von Trier qui a été mon premier grand choc de cinéma. C'est un cinéma que j'ai vu toute mon enfance, c'est lié à tellement d'émotions...

Après, j'aime aussi le cinéma italien. Alice Rohrwacher, c'est l'un de mes plus grands rêves. Je parle italien donc je peux me projeter. Il y a également plein d'autres noms qui m'inspirent comme Antoneta Alamat Kusijanović qui a fait Murina (2021). Et pas forcément en Europe car j'ai vu – ce matin, c'est pour vous dire ! - La vie invisible d'Eurídice Gusmão du cinéaste brésilien Karim Aïnouz, qui présentait son film Firebrand (Le jeu de la reine, en français) à Cannes cette année, car on me l'a conseillé dans le train en rentrant chez moi. Je me suis levée hyper tôt pour le finir aujourd'hui et j'ai fini en larmes. J'étais totalement bouleversée. Je me suis vraiment dit “C'est dingue le cinéma”. C'est une histoire de deux sœurs séparées qui continuent à s'aimer malgré tout. J'ai appelé ma sœur qui habite aux États-Unis pour lui en parler, pour lui envoyer des photos de nous et lui dire que je l'aime. C'est tellement beau. C'est un mélo, mais jamais pathétique. Il faut le voir. Je ne connaissais pas du tout la culture brésilienne, et ça se passe dans les années 1950, pourtant les sentiments qui sont dépeints sont si universels. C'est ça le pouvoir du cinéma aussi. Voir des choses différentes, traverser les cultures et, en même temps, pouvoir s'identifier aux émotions des personnages. Ça me donne des envies de cinéma. Des envies de jouer, de rencontrer des gens qui ont de belles histoires à raconter. Je souhaite avoir la chance de porter de telles histoires.

© Gilles Marchand / Memento Distribution

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