interview

Rencontre avec Martin Parr : “Dire de moi que je suis kitsch, c'est le plus beau des compliments”

Le photographe britannique Martin Parr dévoile ce 28 mars 2024 un nouvel ouvrage, Fashion Faux Parr, dans lequel son style s'amuse du milieu, parfois absurde, de la mode.
Martin Parr  Cannes France 2018. Commande de Gucci.
Cannes, France, 2018. Commande de Gucci.© Martin Parr / Magnum Photos (pages 16-17)

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Rares sont les photographes qui ont à ce point imprimé leur style sur l'histoire visuelle de leur pays. C'est pourtant ce que fait le Britannique Martin Parr depuis sa série intitulée The Last Resort, dévoilée en 1986 et aujourd'hui perçue comme un point tournant de la photographie documentaire en Grande-Bretagne (à l'époque, elle a pourtant été qualifiée par d'aucuns de véritable aberration). Depuis, le flegmatique photographe a continué de poser son regard, tantôt intime, tantôt satirique et anthropologique sur le monde moderne. Et l'univers de la mode n'y a pas échappé.

Le 28 mars 2024 paraîtra Fashion Faux Parr (aux éditions Phaidon), un ouvrage qui regroupe les travaux que Martin Parr a pu réaliser dans le monde, souvent absurde, de la mode. Dans ses yeux, presque aussi fascinés qu'ils sont amusés par ce qu'il observe, la théâtralité et les couleurs de cette industrie ultra-consumériste n'en sont que plus criantes. L'occasion d'échanger avec le photographe, de passage à Paris, alors que la galerie Clémentine de la Ferronnière consacre, jusqu'au 26 mai 2024, une exposition dédiée à la place que la mode occupe dans son œuvre. Une conversation saupoudrée de flegme et d'humour britannique, placée sous le signe d'une matinée ensoleillée, au cœur de l'île Saint-Louis.

Katz’s Delicatessen, New York, États-Unis, 2018. Commande de Vogue USA.© Martin Parr / Magnum Photos (pages 258-259)

Rencontre avec Martin Parr, un photographe de mode qui ne dit pas son nom

Vogue. Avant que le monde de la mode ne fasse appel à vos talents, quel était votre lien avec le vêtement ?

Martin Parr. C’est simple : il n’y en avait aucun. La mode ne m'a jamais intéressé. Aujourd'hui encore, je ne m'y sens pas relié, même si je trouve que c'est un monde fascinant, avec une hiérarchie très singulière. Mais je ne me suis jamais considéré comme un photographe de mode. Je n'en suis pas un, pour être plus précis. C'est étrange de dire ça alors que je sors un livre rempli d'images de mode !

Était-ce de votre fait ?

Le premier shooting de mode que j'ai fait, c'était en 1986, pour ce magazine italien que l'on appelle Amica. Ils m'ont invité, j'ai dit oui, et je crois que l'expérience m'a plu, car je n'ai jamais vraiment arrêté depuis. Mais attention : c'est loin d'être mon activité à temps plein ! Pas comme les vrais photographes de mode.

Cela vous arrive-t-il de refuser des commandes venant du monde de la mode ?

Vous savez, l'avantage des shootings mode, c'est qu'ils paient très bien. Sauf quand on commence, et que l'on fait ça gratuitement – c'est le cas de nombreux photographes.

Vraiment ?

Attendez, vous êtes sérieuse ? C'est comme ça que tout le monde commence ! Vous faites des shootings gratuitement, et puis vous vous faites remarquer par des directeurs artistiques ou des créateurs, et là seulement, vous pouvez être payé pour ce que vous faites.

Mais quand Amica vous appelle, vous avez déjà prouvé votre talent.

On peut dire ça, oui. J'avais commencé à bâtir ma réputation, d'abord en noir et blanc, puis je suis passé à la couleur à l'aube des années 1980. À peu près à ce moment-là, mon travail a été exposé aux Rencontres d’Arles, ce qui m'a permis de m'établir en France. Ça m'a complètement ouvert les portes. C'est là que ce magazine italien m'appelle, après avoir vu mes photographies. Je pense que mon travail sur les couleurs pouvait être très intéressant pour le monde de la mode.

Rassurez-moi : on vous a payé ?

Bien sûr ! J'ai contourné les règles, en quelque sorte.

Depuis cette première commande, votre intérêt pour la mode, inexistant au début, a-t-il évolué ?

Oui, je dois avouer que c'est un monde assez fascinant. Tout le monde est beau, les shootings sont toujours bondés, il y a toujours trop de monde. Les personnes qui s'occupent de la coiffure et du maquillage m'embêtent beaucoup, car cela prend toujours un temps monstre. Ils ont tendance à penser qu'ils sont au-dessus des autres. Je suis dans une bataille constante avec eux pour essayer de commencer plus tôt. Mais surtout, je comprends désormais mieux comment l'industrie de la mode fonctionne…

C’est un monde très consumériste. Et s'il existe un critique de la société de consommation, dans le monde de la photographie, c'est vous !

Et je m'amuse à le critiquer jusque dans les commandes que l'on me fait. Mais évidemment, je ne le dis pas aux gens qui m'emploient… C'est la raison pour laquelle ma carrière n'a jamais vraiment décollé dans la mode. Oui, je fais des commandes pour des marques, ici et là, mais je n'ai jamais été submergé de travail car je ne suis pas à la recherche de la beauté, comme un Steven Meisel par exemple.

Parmi les photographes que vous admirez, trouve-t-on des photographes de mode ?

J'adore le travail de Viviane Sassen, et celui de Juergen Teller. J'aime ceux qui osent aller au-delà de ce que l'on leur demande de faire. Tous deux ont leurs propres univers, et ils parviennent à les faire coexister avec celui de la mode. Et puis à côté, ils poursuivent leur travail documentaire, qu'ils financent grâce aux shootings de mode.

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Viviane Sassen de la série « Modern Alchemy », 2022

Et dans votre cas, faites-vous une distinction nette entre votre travail documentaire et vos photographies de mode ?

Je crois que ce nouveau livre est assez parlant concernant cette question. Tout ce que je fais se ressemble ! Que cela soit des photos prises à des défilés, ou des commandes pour des marques… Mais je crois que malgré tout cela, je reste un outsider. Je n'ai jamais travaillé pour Vogue France par exemple ! Vous êtes la première à m'adresser la parole. J'ai l'impression d'avoir enfin réussi, et tout cela grâce à vous ! Pourtant, la France est le pays où j'ai le plus exposé à travers les années, où mes œuvres sont le mieux reçues.

En 2020, vous signez quand même une couverture pour British Vogue.

Oui, ils ont utilisé un de mes paysages, c’était pendant la pandémie. Je crois qu'il y a avait une douzaine de couvertures différentes, dont la mienne. Aucun vêtement, que des paysages. C'était une très bonne idée d'Edward Enninful.

Avez-vous beaucoup travaillé avec lui ?

Non, lui aussi m'a longtemps ignoré ! C'est la seule et unique fois où il a fait appel à moi. Je suis allé le voir une fois, il m'a promis que l'on travaillerait ensemble, et puis plus rien.

Mais d'où vient ce problème avec Vogue ?

C'est drôle, le Vogue américain m'a publié à plusieurs reprises. Et le Vogue espagnol. Mais jamais l'édition française, ni l'édition britannique.

Ça a l'air de vous travailler…

Oh non je vous rassure : je n'en perds pas le sommeil ! Mais cela prouve qu'aujourd'hui encore, je suis un outsider. Sachant que Vogue reste la cathédrale du monde de la mode, si Vogue France ou British Vogue ne font pas appel à vous, vous êtes un outsider de ce monde. Mais j'adore cette position ! Et puis, je suis vieux maintenant, les magazines ne s'occupent pas des vieilles branches comme moi. Ils recherchent des jeunes talents en pleine ascension. Moi, je suis dans la salle d'embarquement de la vie.

Est-ce que vous-même, vous suivez les trajectoires des jeunes photographes ?

Oh oui, absolument ! Tous les jours ! Je suis toujours à la recherche de nouveaux talents pour les recruter au sein de ma Fondation. Je pense par exemple à Kavi Pujara que nous avons exposé l'année dernière, il est très fort. Et nous allons bientôt faire une exposition avec Elaine Constantine, qui est photographe de mode mais qui a surtout beaucoup travaillé sur les clubs de northern soul, ce genre de musique apparu dans le nord de l'Angleterre au début des années 1970.

Fashion Week, Paris, France, 2018. Commande de Gucci.© Martin Parr / Magnum Photos (pages 302-303)

Quand on pense à votre travail, on pense à l'Angleterre, à Brighton. Avez-vous un lieu que vous préférez prendre en photo ?

Je dois dire que j'adore le Japon. C'est un pays à la fois complètement fou et fascinant. Je n'en connais pas deux comme celui-ci. Et l'Italie, j'adore l'Italie. C'est beau, et la nourriture y est tellement bonne…

Cela n'a rien à voir avec la photographie, mais je vais accepter cette réponse… Au fait, où trouve-t-on les gens les mieux habillés, selon vous ?

Aussi en Italie, je crois. Mais je n'y prête pas beaucoup d'attention. Je suis la personne la moins bien habillée que je connaisse. Regardez-moi : un simple pull gris, un jean

Est-il possible aujourd'hui, en tant que photographe, de n'avoir aucun lien avec la mode ?

Je pense que oui, et que ça ne peut pas faire de mal. Cela rend vos photographies bien plus singulières, en réalité. La photographie de mode, c'est beaucoup de studio. Comment se réinventer à l'intérieur de cet espace ? C'est pour cela que j'ai toujours préféré être dehors. C'est plus intéressant, selon moi. La photographie de mode me permet surtout de financer tout ce que je fais ! Travailler pour Gucci par exemple, cela rapporte gros. Et pour être honnête, la série que j'ai faite pour Gucci fait partie de mes favorites, avec celle pour Jacquemus. Quand vous avez quelque chose d'amusant à photographier, c'est toujours mieux.

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À quoi ressemblent les cahiers des charges de telles marques ?

Je n'en ai aucune idée ! Je laisse ce genre de négociations à mon agent. Je me fiche de ces détails ! Vous savez, même les mannequins, je me fiche bien de qui elles sont. Je crois que dans ce livre, il y a des mannequins très connues, je n'en connais aucune. Regardez, celle-ci, elle est connue non ?

C'est Cara Delevingne ! Vous ne savez pas qui elle est ?

Non, pas du tout !

Au-delà de ce portrait de Cara Delevingne, on trouve dans ce livre des natures mortes, avec les accessoires. Qu'est-ce que vous préférez dans la photographie de mode ?

Les accessoires, c'est génial, on peut vraiment s'amuser avec, les mettre un peu partout. Et je dois avouer que c'est plus facile. Mais pas tous ! Les lunettes de soleil par exemple, c'est un enfer à photographier. Vous devez redoubler d'ingéniosité pour ne pas être vus dans le reflet.

Versailles, France, 2023. Commande de Jacquemus.© Martin Parr / Magnum Photos (pages 280-281)

Approchez-vous la photographie de mode différemment de vos travaux personnels ?

C'est très différent. On vous présente un problème, et vous devez le résoudre à travers la photographie, grâce à toute l'expérience que vous avez acquise à travers les années.

Résoudre un problème… Cela vous angoisse-t-il ?

Non, pas vraiment. Seulement quand la coiffure et le maquillage prennent trop de temps ! Ou quand le directeur artistique demande de refaire une photo, alors que je sais que celle que je viens de prendre est très bien et que l'on ne fera pas mieux. Cela arrive souvent.

Je vois bien la scène, oui…

Ne me faites pas passer pour un sale type, attention !

À vrai dire, j'ai du mal à vous imaginer en colère.

Je ne m'énerve jamais. Même avec les personnes qui gèrent la coiffure et le maquillage. Je préfère plaider ma cause auprès de la production.

… qui va s'énerver pour vous, je vois. Au fait, que faites-vous de l'argent gagné avec vos photographies de mode, si ce n'est pas pour vous acheter des vêtements de luxe ?

Tout va à la Fondation que j’ai créée, qui elle-même achète beaucoup de tirages d'autres photographes britanniques. Nous essayons de bâtir de riches archives de la photographie britannique.

Pour conclure, parlons du kitsch, un mot qui a souvent servi à qualifier votre travail. Comment le prenez-vous ?

Je suis très flatté ! Je n'ai aucun problème avec ce mot, que je trouve atrocement difficile à définir.

Martin Parr - Fashion Faux Parr

Fashion Faux Parr, de Martin Parr aux éditions Phaidon, disponible à partir du 28 mars 2024.

Fashion Faux Parr, à la galerie Clémentine de la Féronnière (Paris), jusqu'au 26 mai 2024.

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