interview

Iris Van Herpen nous raconte sa mue de créatrice de mode à sculptrice

Avec l'exposition Hybrid, organisée durant la Fashion Week de Paris, Iris Van Herpen affirme son statut d'artiste complète, en présentant pour la première fois ses sculptures aériennes. Rencontre.
Iris Van Herpen  Hybrid Show
© Melissa Schriek

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Il y aura, pour nous, toujours quelque chose d'envoûtant dans les créations d'Iris Van Herpen. Depuis plus de dix ans, sa mode, à la fois aérienne et inventive, règne sur la haute couture parisienne. De Lady Gaga à Björk, les pop stars les plus aventureuses se sont appropriées ses robes que l'on a souvent qualifiées de “futuristes” pour fouler les tapis rouges. Aujourd'hui, la créatrice continue d'abolir des frontières – et pas des moindres – en présentant pour la première fois des sculptures au cœur de la Fashion Week haute couture. Sa présentation, intitulée Hybrid, avait lieu le 24 janvier 2024, au cœur du 9ème arrondissement parisien. L'occasion pour les invité·es de découvrir des toiles vivantes, où les mannequins étaient attachées à des toiles XXL. Surplombant la foule, celles-ci s'adonnaient à des performances ésotériques et muettes, se mouvant au rythme de la bande sonore hantée de Salvador Breed (le compagnon de longue date d'Iris Van Herpen). La musique, ou plutôt les bruits qui accompagnaient la présentation, n'étaient pas sans rappeler la bande originale qui habillait l'exposition Sculpting the Senses du musée des Arts Décoratifs, mettant le travail de la créatrice à l'honneur. Une exposition comme un hommage rendu à celle qui a dessiné les traits d'une mode avant-gardiste, en s'élevant par là même au rang d'artiste. Mais une exposition comme un déclic, surtout, pour celle qui a longtemps flirté avec le monde de l'art contemporain, sans jamais oser y plonger corps et âme. Aujourd'hui, c'est chose faite, alors qu'Iris Van Herpen présente pour la première fois ses sculptures au public. Des sculptures aériennes comme elle les appelle, qui reprennent les codes les plus cultes de sa maison de couture. L'occasion d'échanger avec la créatrice de mode, devenue artiste.

© Melissa Schriek

Rencontre avec Iris Van Herpen à l'occasion de sa présentation Hybrid

Vogue. Vous souvenez-vous de la première fois qu'un musée vous a appelé pour exposer vos vêtements ?

Iris Van Herpen. Oh oui ! Il s'agit du musée Groninger aux Pays-Bas. C'est un musée qui a consacré de nombreuses rétrospectives à quelques grands noms de la mode, dont Azzedine Alaïa, Vivienne Westwood et encore beaucoup d'autres. Le commissaire de l'époque suivait mon travail depuis les touts débuts. Au bout de seulement trois ans, ils ont commencé à collectionner mon travail, ce qui était très rare pour l'époque. Le monde de l'art était bien plus fermé, et frileux à l'idée de créer des ponts avec la mode. Malgré ce contexte, ils m'ont soutenue et m'ont offert ma première rétrospective après quelques années. À ce jour, c'est eux qui détiennent la plus grande collection Iris Van Herpen au monde !

Dernièrement, c'est le musée des Arts Décoratifs qui vous offrait une rétrospective, intitulée Sculpting the Senses. Comment se présente le dialogue avec les musées ?

Avec le musée des Arts Décoratifs, nous avons travaillé sur cette exposition pendant cinq ans. D'ailleurs, j'ai reçu la Médaille de l'Ordre des Arts et des Lettres des mains d'Olivier Gabet, aujourd'hui directeur du département des Objets d'art du musée du Louvre. Mais à l'époque, il était directeur des musées des Arts décoratifs à Paris, et c'est bien lui qui m'avait proposé d'imaginer cette exposition ensemble. C'était une vraie collaboration : nous avons eu de nombreuses conversations, nous avons échangé sur nos inspirations, nos visions, nos espoirs et nos rêves…

De cette exposition, on retient notamment la conception sonore, qui a été orchestrée par votre partenaire, Salvador Breed. Il se cache aussi derrière la bande-originale de votre dernière présentation, Hybrid. Comment se déroule votre collaboration ?

C'est très beau : nous sommes ensemble depuis seize ans maintenant. Et nous travaillons ensemble depuis presque aussi longtemps ! À Amsterdam, mon atelier se trouve dans un endroit charmant, et son studio se trouve dans le même immeuble. Il fait donc partie du processus dès le début, il voit les premières expériences, et toute l'évolution. Nous parlons de chaque concept, de chaque idée. Mon travail est très texturé, et tridimensionnel, et le sien aussi. Il pense le son dans l'espace. Je suis très inspirée par la nature, et lui aussi. Étrangement, nous ne parlons que rarement de la musique en elle-même, car je préfère le laisser faire ce qu'il sait faire. Il sait traduire mes tissus, mes textures, dans le son.

© Frank Bohbot

Il y a deux ans, vous déménagiez en pleine campagne hollandaise. Est-ce là le point de départ de votre mue en sculptrice ?

L'idée de travailler sur mes sculptures aériennes sont plus anciennes encore. À vrai dire, je crois qu'elle remonte à l'exposition avec le musée des Arts Décoratifs ! Cette dernière m'a demandé de réfléchir à l'espace en relation avec mes robes. De là est née l'idée d'imaginer des sculptures qui dialogueraient avec les vêtements. Mais j'avais besoin de plus de temps pour effectuer cette transition, et en effet, de me rapprocher de la nature. J'ai donc déménagé il y a deux ans, et j'ai commencé à travailler sur les sculptures il y a un an. Il me fallait surtout un nouvel espace, car la hauteur n'est plus la même ! Désormais j'ai un deuxième atelier de six ou sept mètres. Mon atelier de couture est loin d'avoir une telle hauteur.

Il est étonnant que votre transition ait pris autant de temps, vous qui imaginez une mode sculpturale depuis si longtemps déjà.

Je suis ravie de vous l'entendre dire, car c'est exactement la manière dont je l'envisage. J'avais peur, en travaillant dessus, que les gens ne comprennent pas ma démarche. Pour être honnête, cette idée trottait dans ma tête depuis quelques années déjà, mais j'avais besoin de ce changement qu'a été mon déménagement pour avoir plus d'espace.

Et vous sentir légitime de le faire, peut-être ?

Oui, notamment en termes de techniques. Tout ce que j'ai pu faire sur les toiles présentées, cela requiert des techniques et des capacités que j'ai développés à travers la couture. C'est un bel équilibre, et ça a été un vrai défi pour moi. Je ne crois pas que j'en aurais été capable il y a cinq ans. Je le vois comme une vrai évolution de mon travail avec la maison de couture.

© Melissa Schriek

Le travail dans une maison de couture est collectif, tandis que pour la sculpture, on l'imagine plus solitaire. Ça a dû être un sacré changement pour vous !

C'est en effet la différence essentielle entre les deux processus. Au début, c'est très similaire : quand je commence une robe, je suis très seule, et je crois que j'ai même besoin de cette solitude. Mais quand on termine un look, là, c'est toute une équipe qui intervient ! Et j'avais besoin de cette dichotomie. Aujourd'hui, je passe la moitié de la semaine au studio de couture, dans une intense cacophonie, et l'autre moitié au nouveau studio, complètement seule. Cela me donne l'opportunité de me plonger à corps perdu dans mon univers, sans distraction aucune. Mais je deviendrais folle si je n'étais pas entourée le reste du temps !

Cela a-t-il changé votre manière de travailler ?

Oui, définitivement. Je trouve dans la sculpture une dimension presque méditative. Et ça me ramène aux débuts de la maison de couture : il n'y avait pas encore d'équipe, et je me retrouvais à faire beaucoup de travail manuel. C'est à ce moment précis que viennent les meilleures idées, car on se trouve complètement hors de soi, dans un autre monde. Avec les années, mon travail sur la couture s'est trouvé accéléré, avec l'arrivée d'une très grosse équipe pour finir dans les temps imposées par des impératifs comme la Fashion Week. Dernièrement, ce temps, que j'avais au début, me manquait de plus en plus. Il fallait que je retrouve ces moments passés avec moi-même.

Il paraît que les robes de la collection Hybrid ont mis plusieurs mois à voir le jour…

J'ai conçu les sculptures en un an, et les robes en six mois. C'est très rare dans la mode, mais ça a toujours été ma manière de travailler. C'est ce qui fait selon moi toute la beauté de l'artisanat, que les gens ont tendance à oublier. Aujourd'hui, on peut bâtir une tenue en quelques heures, en quelques jours. Si on parle de haute couture, alors ça devient quelques semaines tout au plus. Mais notre maison, qui mêle des techniques traditionnelles avec d'autres techniques bien différentes. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle je voulais présenter mes créations ainsi : le public a pu créer sa propre temporalité, et son propre dialogue pour comprendre les œuvres.

Quels ont été les retours du public présent sur place ?

J'ai eu des retours très positifs de cette exposition, j'ai la nette impression qu'elle a permis de ressentir et de comprendre mes œuvres de manière plus forte. Et je pense que c'est parce que pour la première fois, le public a pu passer du temps sur chacune d'entre elles, plutôt qu'une poignée de secondes lors d'un défilé plus classique.

© Frank Bohbot

On vous demande souvent votre premier souvenir de mode. Quel est votre premier souvenir artistique ?

Oh, c'est une bonne question ! Quand j'avais sept ou huit ans, j'étais en voyage à Paris, et je me souviens d'avoir découvert La Porte de l'Enfer au musée Rodin, qui est aujourd'hui l'un de mes favoris. Elle se situe dans les jardins, c'est une immense double porte. C'est une œuvre très intense, très sombre, composée de nombreux personnage, qui m'a complètement happée dès que mon regard s'est posé dessus. Ce n'est peut-être pas mon premier souvenir, mais c'est celui qui reste accroché en moi.

Dans les références de la présentation Hybrid, vous citez Louise Bourgeois, Hieronymus Bosch, et maintenant La Porte de l'Enfer. Des influences très sombres, que l'on ne retrouve pas dans votre travail.

C'est vrai, mon travail est loin d'être morbide, et il ne vient pas d'un endroit morbide non plus ! D'ailleurs, chez Louise Bourgeois comme chez Bosch, ce n'est pas forcément les ténèbres qui m'attirent. J'adore les araignées de Bourgeois, pour leur maximalisme et les symboles qu'elles incarnent. Quant à Bosch, il y a évidemment de l'obscurité dans son travail, mais c'est surtout la manière dont ses œuvres résistent au temps qui me fascine. Aujourd'hui encore, ses tableaux, vieux de 400 ans, me paraissent futuristes. Son esprit a traversé le temps !

Est-ce votre but, que vos œuvres traversent le temps ?

En effet, si mes travaux parlent encore aux gens, dans quelques centaines d'années, ce sera la preuve que je ne me suis pas trompée. Me débarrasser du temps, c'est ça mon but. Je ne veux pas que l'on puisse me lier à une certaine période, je veux être intemporelle.

Vous citez également l'ouvrage An Immense World de Ed Young parmi les références de cette présentation. Comment le présenter pour celles et ceux qui ne l'auraient pas lu ?

C'est un très beau livre qui décrit les sens que nous avons en tant qu'humains, et ceux que nous n'avons pas, mais dont certains animaux sont dotés. Il mêle analyse scientifique et poésie, et permet de plonger la personne qui le lit au cœur du monde animal, et fait travailler l'imagination ! Je me suis rendue compte que nous vivons dans une bulle, et je pense avoir mieux compris mes propres limites, celles de mon corps et de mon humanité. En cela, on peut rattacher cette lecture à mon déménagement au cœur de la nature hollandaise. Je vis aujourd'hui dans un grand jardin entourée d'animaux.

Un mélange de sciences et de poésie, voilà qui donne envie !

Il y a très peu de livres que j'ai aimés au point d'en faire des sources d'inspiration pour mes collections. Il y a par exemple le livre Entangled Life de Merlin Sheldrake pour ma collection Roots of Rebirth (présentée en janvier 2021 lors de la Fashion Week Haute Couture de Paris). C'est un livre sur les organismes des champignons. Merlin Sheldrake est un biologiste, mais c'est surtout un poète ! J'adore les gens qui se trouvent à la croisée des deux mondes.

Merlin Sheldrake - Le monde caché - Comment les champignons façonnent le monde et influencent nos vies

Que faites-vous quand l'inspiration vous manque ?

C'est plutôt simple en vérité : je multiplie les expériences. Dans quelques jours, je vais partir en Australie pour inaugurer l'exposition Sculpting The Senses à la Gallery of Modern Art de Brisbane. Cela me donne une bonne excuse pour faire le tour de l'île, faire du saut en parachute… Je vais emmener des livres avec moi, aussi !

Quel est votre genre littéraire favori ?

Sans aucun doute les livres scientifiques, avec un angle un peu différent, à la fois poétique et humain. Et j'adore les biographies ! Je me souviens d'une consacrée à Léonard de Vinci qui m'avait complètement fascinée. Sa manière de plonger dans le corps humain, c'est une nouvelle fois assez sombre. Il ouvrait vraiment les corps ! Ça, je ne pourrais jamais le faire. Une goutte de sang suffit à me faire défaillir… Mais j'adore que pour pouvoir peindre quelqu'un, il voulait comprendre chaque détail du corps humain. C'est vraiment l'illustration parfaite de se consacrer pleinement à son sujet. J'aime les artistes obsessionnels.

Vous, dont le travail est lié à ce point au fonctionnement du corps humain, vous avez peur du sang ?

Je suis une personne très sensible, notamment par rapport aux images que je vois. Quand je regarde un film, les images restent en moi. Je vous avoue que c'est un fardeau… La plupart des gens ont une facilité formidable à oublier ce qu'ils ont vu. Moi, je dois être très précautionneuse de ce que je vois.

On pourrait également le considérer comme un cadeau, d'autant plus en tant qu'artiste…

Oui, il faut simplement se protéger et ne pas s'inonder d'images. Là par exemple, c'est la présentation qui me reste en tête. D'habitude, je suis en coulisses, je ne vois rien ce qu'il se passe.

La robe “Unwelt” ornée de 20 000 perles cousues à la maison et présentée lors de l'exposition Hybrid d'Iris Van Herpen.© Frank Bohbot

Les femmes que l'on a pu voir lors de cette présentation, étaient-elles des mannequins ou des actrices ?

Bonne question ! Un peu des deux : des mannequins avec déjà beaucoup d'expérience, ainsi que de vraies performeuses habituées de l'art contemporain. Je les ai sélectionnées moi-même, avec beaucoup de précaution. Je les connaissais toutes, et je savais qu'elles seraient capables de le faire. Si j'avais fait un casting plus classique, ça n'aurait pas marché. Ce qu'elles ont fait, ce n'est pas donné à tous les mannequins !

J'ai été particulièrement marquée par la robe “Unwelt”, couverte de perles, jusqu'aux joues du mannequin.

L'atelier m'a dit qu'on avait utilisé 20 000 perles rien que pour cette robe. Toutes ont été cousues à la main, c'était impressionnant de voir cette robe prendre forme.

Nous n'avons pas encore parlé de vos sculptures ! Le plus étonnant, c'est la matière que vous utilisez, de la tulle.

Nous parlions d'obscurité tout à l'heure, mais pour moi ces sculptures, c'est vraiment l'incarnation de la légèreté et de la lumière. C'était une nouvelle manière d'aborder les mêmes matières que j'utilise dans la mode, comme la tulle. D'ailleurs, je les appelle des sculptures aériennes. Le sculpteur Antony Gormley fait partie de mes références, car il ré-imagine complètement le corps humains avec son travail.

Êtes-vous familière des écrits de Donna Haraway ? Vos mots, sur les transformations du corps humains, m'y font penser.

Tout à fait, et à vrai dire, je l'adore ! Elle a une écriture et une pensée très puissantes. C'est d'ailleurs une très bonne idée de lecture pour mon voyage australien à venir…

Donna Haraway - Manifeste cyborg et autres essais : Sciences - Fictions - Féminismes

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