Interview

L'autrice Fatima Ouassak nous parle de son premier roman Rue du Passage

Après avoir publié deux essais remarqués, La puissance des mères et Pour une écologie pirate, l'autrice et militante écologiste, féministe et antiraciste française Fatima Ouassak livre avec Rue du Passage son premier récit littéraire. Rencontre.
Fatima Ouassak
© Marie Rouge

Dans Rue du Passage, Fatima Ouassak célèbre ces passeurs et passeuses dont le travail – pas connu, jamais nommé – a permis aux personnes exilées de s'unir, de se recueillir et de s'entraider. À travers le regard d'une enfant curieuse nommée Salima, elle explore les paysages de son enfance et les habitants qui les composent : le Passeur de cassettes qui apportait des nouvelles au pays, la Doseuse d'épices, cette diva culinaire sur qui les familles pouvaient compter pour transformer leurs mets en véritable festin, la Caftanière, sorte de femme fatale vivant au dernier étage de l'immeuble et qui faisait des robes sublimes à la main, le Rossignol du sous-sol qui chante l'appel à la prière, le Profespion, le Père Noël de l'usine où travaille son père, sa mère… Elle nous ouvre les portes de “son quartier qui s'est organisé, bon an mal an, au rythme de l'appel à la prière, des naissances, des morts”, mais aussi des histoires d'amour, de joie et de fierté “car il y en a eu”, prévient-elle. Ainsi, Fatima Ouassak retrace le fil d'une histoire oubliée de la grande Histoire : celle de la classe ouvrière immigrée.

Rencontre avec Fatima Ouassak, essayiste devenue romancière

Vogue. Rue du passage est votre troisième ouvrage ainsi que votre premier roman. Pourquoi avoir privilégié la fiction à l'essai cette fois-ci ?

Fatima Ouassak. En réalité, c'est davantage l'histoire du livre qui s'est imposée à moi. En 2020, à la fin du mois de mars, c'est le début du confinement lié à la crise du Covid-19. Mon père m'appelle pour me dire qu'un vieil homme que je connais vient de décéder dans un foyer de travailleurs. Je crois qu'il me parle de la personne qui, quand j'étais petite, faisait passer des cassettes d'une rive à l'autre de la Méditerranée. Je ne me rend pas compte de mon âge, évidemment que le vieil homme qui passait chez nous dans les années 1980 était déjà mort… Suite à ce malentendu, j'ai commencé à écrire un texte d'hommage pour les travailleurs immigrés. Quand j'ai posté ce texte sur Internet, beaucoup de personnes sont venues me voir pour me dire qu'elles avaient oublié ces personnes dont je parlais. Et pour cause, ce sont des hommes qui exercent un métier précieux, mais qui n'a pas de nom. Je leur ai trouvé celui de “passeurs de cassettes”. Les cassettes de l'époque sont encore dans une armoire chez moi. De temps en temps, on ré-écoute la voix du grand-père ou de la grand-mère qui sont depuis lors disparus. C'est comme un trésor que l'on garde à la maison, une mémoire qui se ravive à travers les voix des défunts. En écrivant mon texte, je me suis rappelée de ce personnage, mais aussi de tous les autres qui n'avaient jamais été nommés. J'ai voulu le faire afin de leur rendre hommage, mais aussi pour transmettre leurs histoires.

Et vous choisissez de les raconter à travers le regard de la petite Salima, une enfant de 6 ans qui habite un quartier populaire.

J'ai l'habitude d'arriver avec mes gros sabots idéologiques. Dans mes essais politiques, j'appelle un chat un chat. Toutefois, les enfants comme sujets politiques ont toujours eu leur place dans mes questionnements. Dans Rue du passage, je voulais que cette place soit centrale. Qu'ont-ils à dire sur notre société, leurs parents, leur environnement ? Leur point de vue est souvent mis de côté, voire méprisé. Si l'enfant est racisé et qu'il est une fille, ça l'est encore plus. J'écrivais dans La Puissance des mères que moins de 4% des personnages héroïques dans la littérature jeunesse sont des enfants non blancs. Je voulais donc mettre une fillette non blanche au centre de mon histoire, lui faire connaître des aventures joyeuses, plonger dans sa curiosité et son espièglerie. C'était aussi une manière de revivre ma propre enfance.

Qu’avez-vous ressenti en vous replongeant dans cette époque qui fut la votre ?

C'était un moment incroyable. Les années 1980, c'était une période de grand optimisme, y compris chez les familles immigrées. J'en discute encore avec ma famille ou mes amis de l'époque : même si le contexte était dur et hostile (il y avait énormément de crimes racistes, encore plus dans les années 1980 qu'aujourd'hui), nos parents avaient l'espoir qu'un avenir meilleur adviendrait pour leurs enfants. Cet espoir, nous ne l'avons plus du tout à présent avec la question climatique et la montée de l'extrême droite. Sans oublier que je suis militante et que l'actualité est très compliquée à gérer : quand je lève la tête, je vois des milliers d'enfants mourir tous les jours à Gaza, je vois le racisme, l'islamophobie, les violences policières… Écrire ce livre ma sauvée psychologiquement car j'ai pu m'enfermer dans un autre univers et me replonger dans ces souvenirs de jours heureux. Mais une fois que je l'ai fini, j'ai d'autant plus mal vécu le retour à la réalité. Pour tout vous dire, je suis tombée en dépression. J'ai dû partir au Maroc quelques semaines pour me remettre.

Vous faites souvent appel au champ lexical du rêve et du désenchantement, notamment via les objets : les poupées offertes à Salima qui restent dans leur emballage ou encore la table du salon qu’il ne faut surtout pas abîmer quitte à ne pas s’en servir. Le rêve n’est d'ailleurs pas seulement vu dans les yeux de l’enfant, mais aussi dans ceux de ses parents.

Tout à fait. Malgré ce que l'on peut lire sur l'immigration ouvrière des années 1980, c'est vraiment comme ça qu'on voyait les choses. On imagine souvent un univers très gris, où les gens travaillent à l'usine ou ne travaillent pas du tout – ce qui n'est pas destiné à l'usine ni au patron n'est pas considéré comme un travail. C'est pour ça que les personnages du livre n'ont pas d'autres noms que ceux que j'ai bien voulu leur donner. Leur travail n'est pas qualifié car il n'est pas reconnu par l'institution. On oublie que ces personnes ont existé, qu'elles ont fait partie d'une quotidienneté et que rien de tout ça n'était caricatural. J'ai essayé de restituer cette normalité.

Vous mettez notamment en lumière la beauté qui en fait partie : que ce soit dans les essayages de tenues pour le mariage, les repas, les moments passés à la mosquée… On plonge dans un éventail de couleurs, d’odeurs et de saveurs. C'est une façon “d’arracher la communauté au béton du quartier”, selon vous.

La beauté est essentielle, tout comme la dimension spirituelle. Lors de l'écriture, je me suis rappelée combien les journées étaient rythmées par la spiritualité. Quand je jouais dehors avec mes copains, ma mère me disais toujours de rentrer avant la prière du soir, et non pas avant telle ou telle heure. Il y une forme de beauté dans cette spiritualité. Elle rappelle ce qui est immuable et c'est aussi un moyen de s'échapper.

L'image de l’ange-gardien incarne également cette soif de liberté.

Oui et en même temps, elle nous montre que l'enfant perd de plus en plus cette liberté... Dans les années 1980, j'étais libre de circuler dehors, bien plus que mes enfants le sont aujourd'hui. Les quartiers populaires sont devenus parcellisés, résidentialisés (on ne cesse d'installer des murs, des portiques et des digicodes) et surveillés (avec des systèmes de vidéos-surveillances). Dans le livre, Salima a cherche à s'échapper autant qu'elle a besoin qu'on la protège. C'est quelque chose d'assez universel chez les enfants.

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Parmi toutes les fonctions que vous citez, vient celle de “la Mère au poignet”, qui agrippe le poignet de son enfant le jour de la rentrée scolaire. Comment caractériseriez-vous ce rôle de mère ?

S'il y a bien un personnage emblématique dans cette histoire, c'est celui de la mère. Salima va la voir en pensant être rassurée après la mésaventure qui lui est arrivée à l'école. On s'attend à ce que sa mère la prenne dans les bras or elle lui dit simplement d'avancer en lui serrant le poignet. Ce langage corporel entre la mère et son enfant est vraiment typique de son amour à la fois dur et rassurant. C'est cet amour qui m'a construite. Et, je l'avoue, c'est quelque chose que je reproduis. Si je me suis intéressée au personnage de la mère, c'est aussi parce qu'elle a beaucoup subi en silence, sans qu'on ne prête vraiment attention à son sort. Au pays, elle était libre de circuler à l'extérieur – à l'intérieur, les maisons étaient d'ailleurs ouvertes. En France, elle a peut-être plus de droits en théorie, mais dans les faits, elle se retrouve surtout enfermée dans des espaces très étroits. Je trouve la mélancolie de la mère très bouleversante en ce sens.

Vous vous intéressez ensuite à l’école. En quoi est-ce qu'elle est un espace d’implication indispensable à vos yeux ?

Le récit national français avance l'idée que les enfants des quartiers populaires vont être sauvés par l'école. En réalité, l'école est un lieu de reproduction sociale : la quasi-totalité des enfants d'ouvriers ne vont pas accéder à des professions de la classe moyenne voire supérieure. L'école n'est pas responsable de cette reproduction, mais elle y participe. L'essentiel de ce qu'apprend l'enfant en matière de confiance en soi, d'amour et de solidarité vient de son environnement et non pas de l'institution. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de violence dans cet environnement. La violence existe, là comme ailleurs. Dans le livre, j'évoque aussi le “profespion”, un personnage qui existait réellement dans les années 1980. Il s'agissait d'un professeur d'arabe qui ne nous apprenait pas l'arable. Mais vraiment ! On ne parlait pas un mot d'arabe dans sa classe. Il était là pour faire ce qu'on lui demande, à savoir jouer un rôle de surveillant à travers les enfants en leur posant des questions sur leurs parents. La surveillance venait autant du pays d'origine, qui pensait qu'on allait revenir, que de la France qui se méfiait de nous. Je me souviens des mises en garde de mes parents : “les murs ont des oreilles”, me disaient-ils. Le professeur d'arabe est un personnage intéressant dans le livre car il apporte quelque chose de très romanesque. Même s'il n'est pas glorieux, il montre que plein de personnes transmettent quelque chose à l'enfant. Il nous enseigne qu'on apprend aussi dans l'adversité.

L'adversité, on la retrouve également dans la scène du passage à la douane.

C'est un événement qui m'a beaucoup marquée. Chaque année, il y avait quelqu'un dans la voiture et pour moi, c'était de la solidarité familiale. On tire des leçons de cette expérience. Le rapport que j'ai aux frontières aujourd'hui, mais aussi aux chiens, vient directement de ce vécu. La transmission, ce n'est pas qu'une grand-mère qui raconte des histoires au coin du feu.

Vous terminez votre livre en insistant sur le lien qui unit tous ces portraits. Ce lien, c’est celui de la communauté. Que représente-t-elle pour vous ?

La communauté est un mot diabolisé dès lors qu'il concerne des populations non blanches. On pense qu'il est synonyme de repli sur soi alors que la communauté, c'est tout l'inverse. Dans les années 1980, qu'on le veuille ou non, il y a déjà une communauté. Elle est d'ailleurs organisée par l'institution elle-même qui pense que c'est plus facile de loger les personnes immigrées ensemble et de les faire travailler dans les usines. Dans un contexte d'accueil qui est hostile, les gens qui ont été arrachés à leurs terres dans des conditions souvent dramatiques vont elles-mêmes s'organiser de manière communautaire. On veut retrouver des saveurs et des sonorités qui nous rappellent le pays. On s'est organisé pour garder le lien. C'est la communauté qui nous a permis de survivre. C'es grâce à elle qu'on a pu puiser de la force et avoir un peu d'amour pour nous-mêmes.

Dans l’épilogue, vous parlez de l’amour de cette communauté comme d’une arme politique.

J'écris dans un contexte où le racisme interpersonnel a réduit mais où l'extrême droite politique le reprend et le normalise. Dans les quartiers populaires, il y a une volonté d'isoler encore plus qu'avant : les politiques d'aménagement du territoire sont faites pour que les gens ne parlent pas à leurs voisins, il n'y a plus d'espaces de discussion… Tout est fait pour nous diviser. La communauté est donc évidemment importante. Ce n'est pas une communauté raciale. J'insiste dès le titre, Rue du passage, sur ce point. C'est le territoire qui fait communauté. Dans le contexte d'aujourd'hui, je défends la communauté en ce qu'elle peut amener de la force et de la beauté. Je sais que le mot “arme” est très fort par rapport au ton du livre, mais je voulais rappeler que l'heure est grave. Nos enfants ne s'en sortiront que parce qu'il y a cette fierté collective. On ne vient pas de nul part. Les quartiers ne sont pas des déserts politiques et culturels. Il y a des choses sur lesquelles on peut s'appuyer pour construire l'avenir.

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