La chute de Julien V., le prince de la fausse montre de luxe

Avant de se faire arrêter en Thaïlande, Julien V. inondait l’Europe de fausses montres de luxe. Des Rolex et autres marques prestigieuses minutieusement imitées, pour un préjudice estimé à plusieurs centaines de millions d’euros. Hugo Wintrebert a remonté le temps, rencontré les protagonistes et démonté chaque rouage de cet incroyable trafic.
Install en Thaïlande le faussaire comptait sur une quarantaine de grossistes en France.
Installé en Thaïlande, le faussaire comptait sur une quarantaine de grossistes en France.Eugénie Lavenant

Comment réagiriez-vous si un juge vous condamnait à une amende de 206 millions d’euros ? Selon les tempéraments, on peut imaginer des pleurs, peut-être quelques gémissements de désespoir. D’autres resteraient abasourdis, le regard perdu devant cette somme vertigineuse. Pas vraiment le genre de Julien V. Le 5 avril, quand le président de la 13e chambre du tribunal correctionnel de Paris lui a annoncé sa condamnation, le prévenu semblait presque amusé. Lunettes fumées, fine moustache, il cabotinait dans le box, sans jamais se départir de cette irrévérence affichée pendant la quinzaine de jours qu’a duré son procès. Les 206 millions d’euros d’amende douanière prononcée à son encontre paraissaient glisser sur lui. Et les quatre ans et demi de prison ferme ? Presque une anecdote.

La peine est tout de même suffisamment exceptionnelle pour faire l’objet d’une alerte AFP. Elle vise un prévenu même pas trentenaire, accusé d’avoir inondé la France, voire l’Europe, de fausses montres de luxe. Lui -même a avancé le chiffre de 12 000 copies avant de minimiser l’ampleur de son forfait. D’autres spécialistes évoquent plus de 50 000 contrefaçons. La vénérable fédération de l’industrie horlogère suisse, partie civile au procès, a estimé le préjudice à 362 millions d’euros, surtout pour des fausses Rolex mais aussi des Patek Philippe, Richard Mille, Cartier ou Audemars Piguet, toutes imitées avec un minutieux sens du détail. Selon une légende invérifiable, plusieurs horlogers se seraient aussi laissé berner par la qualité de ces montres en toc, fabriquées en Chine.

Au lieu de s’expliquer, Julien V. a préféré jouer l’effronté, une stratégie rarement gagnante devant un tribunal. De ce procès, il s’en « [battait] les couilles », a-t-il prévenu. De toute façon, il s’enrichissait, même détenu, grâce à ses investissements dans les cryptomonnaies : « Je regarde la télé, je vois que le bitcoin monte. Moi je sors dans cinq ans, j’ai tout ce qu’il me faut. » Avant la première audience, il avait aussi répudié ses deux avocats. Personne n’était présent à son côté pour lui conseiller de ne pas tutoyer le président du tribunal ou de ne pas traiter l’un des avocats de « guignol ». Mais Julien V. était-il si peu soucieux de son avenir ? Quelques jours après le rendu du délibéré, il a tout de même interjeté appel et embauché une nouvelle avocate. Il demeure donc toujours présumé innocent – raison pour laquelle je préfère taire son nom – et réserve encore ses explications. Pendant le procès, il avait promis quelques révélations sur le monde feutré de l’horlogerie. « Je parlerai aux journalistes quand je sortirai », lançait-il en direction des bancs de la presse. Il m’était difficile d’attendre.

Fausses montres vrais écrins

Porto-Vecchio, au sud de la Corse. Michel Vittini m’a donné rendez-vous au pied de son immeuble. Il a 50 ans, l’accent insulaire et une silhouette affinée par une pratique assidue de la boxe, réminiscence de son passé d’ancien malfrat. « J’ai fait un peu le voyou », euphémise-t-il. Quelques comparutions devant des cours d’assises tout de même, pour des braquages de banque notamment. Mais tout cela, c’est du passé, jure-t-il. Depuis 2015 et sa sortie de la maison d’arrêt de Borgo (Haute-Corse), il s’adonne à une noble passion héritée de son père policier : les montres de luxe. Alors après s’être assuré que je n’étais pas suivi, il me fait rentrer dans son « showroom ». Un simple deux-pièces où repose un épais coffre-fort contenant quelques modèles d’exception. « Attendez, je vais vous montrer, ce sera peut-être plus parlant. » Avec soin, il dévoile plusieurs tocantes d’un autre temps, dont il pourrait parler des heures sans jamais reprendre son souffle.

À force d’acheter et de vendre ces bijoux, Michel Vittini a acquis une fine expertise. Démonstration sous mes yeux : deux types débarquent avec une Rolex GMT Master. Il chausse une loupe d’horloger, analyse « l’ambiance générale de la montre », la soupèse, guette le bruit de la trotteuse. Au bout de dix minutes d’étude minutieuse, il grimace. « Elle n’est pas bonne ». Déception. Les deux s’en vont groggy.

Ainsi Michel Vittini est devenu expert certifié du club Rolex France, un groupe Facebook composé de 13 000 passionnés. Son savoir-faire est demandé, puisque la marque à la couronne ne se risque jamais à délivrer des certificats d’authenticité de montres d’occasion, un marché pourtant en pleine explosion. Posséder une Rolex n’est plus seulement un simple marqueur de réussite sociale. Depuis l’arrivée sur le marché d’investisseurs en cryptomonnaies qui ne savent plus quoi faire de leur fortune, les montres de luxe sont devenues de puissants objets de spéculation. Les listes d’attente pour acquérir une Rolex neuve se sont allongées, parfois jusqu’à plusieurs années pour un modèle rare. Résultat : le marché de l’occasion flambe et affiche des prix stratosphériques. « Je me souviens d’avoir vu des Daytona partir à 50 000 euros alors qu’elles valent 13 400 en boutique », s’étrangle Michel Vittini. Impossible pour les aigrefins de passer à côté d’une telle opportunité.

L’expert corse a senti monter la vague des contrefaçons en 2019. Tout a commencé par une rencontre avec un jeune saisonnier, désireux d’investir ses pourboires de l’été dans une montre proposée par le client d’un hôtel de luxe. « Il vient me la présenter et je vois tout de suite qu’elle est fausse. Là, il s’est décomposé. » Au fil des mois, Vittini assiste à plusieurs déconvenues de la sorte. Surtout, la qualité de ces imitations semble s’accroître. Le marché commence à être inondé de doublettes, comme disent les initiés pour désigner de fausses montres mais gravées d’un vrai numéro de série. Parfois, elles sont entreposées dans d’authentiques écrins, contenant des portes garanties en cuir. Voire accompagnées de fausses factures avec imitations de signatures de revendeurs agréés ou d’expertises fictives de marchands réputés. Impossible pour un profane de s’y retrouver, surtout que certaines fausses montres sont constituées d’authentiques pièces détachées.

Ainsi, des acheteurs peu méfiants sont persuadés de faire une bonne affaire « alors qu’ils récupèrent une montre à plusieurs milliers d’euros à 23 heures sur le parking d’un McDo », s’amuse Michel Vittini. Il a plus de compassion en évoquant l’histoire de cette mère de famille, dont les économies d’une vie se sont évaporées après avoir voulu offrir une montre pour les 18 ans de son fils. Surtout, il enrage en découvrant des comptes Snapchat ou Telegram sur lesquels des escrocs se félicitent d’avoir acheté 1 500 euros une fausse Daytona en connaissance de cause et d’être parvenu à la refourguer aussi vite 30 000 euros.

Champagne, villas et Lamborghini

Alors l’ancien braqueur se fait chevalier blanc. « Pour défendre sa communauté », selon ses termes, il liste les numéros de série litigieux et les publie sur des forums spécialisés. En retour, les menaces sur les réseaux sociaux fusent : « Ferme ta gueule sur les doublettes », « On va te casser la tête ». Il laisse couler. Puis son compte Instagram est suspendu, son téléphone saturé par des appels malveillants. Ça l’agace mais il ne cède pas. Jusqu’à la menace de trop : cette fois, elle vise sa fille, mineure, dont la photo est diffusée en ligne. « Là, je pète les plombs. Il n’y a plus de compromis possible. »

D’où viennent ces intimidations ? Ses connaissances dans le milieu de l’horlogerie lui parlent d’un jeune homme qui se fait appeler « Prestige Watch Replica » : un faussaire en pleine expansion, fanfaron sur ses réseaux sociaux. « Là, je découvre un mec qui passe son temps à faire des vidéos, à parler de son oseille et de ses voitures... » Il s’appellerait en fait Julien V., habiterait en Thaïlande. « Et là-bas, il y a beaucoup de Corses, souligne Michel Vittini. Donc je commence à faire mes recherches. Et quand je cherche, je trouve. »

Qui est ce Julien V. ? Il est né à Nice en 1994, a grandi à Levallois (Hauts-de-Seine) auprès d’une mère célibataire. Dès l’âge de 12 ans, il se fait remarquer pour de menus larcins avant de s’initier à la contrefaçon en écoulant de faux billets pour Disneyland. Il arrête le collège avant d’avoir décroché le brevet, puis enchaîne les passages devant le juge avec une régularité de métronome : une visite annuelle au tribunal entre ses 16 et 21 ans pour conduite sans permis, vol avec violence, menace de mort réitérée avec port d’arme blanche, détention de stupéfiants. Un temps, il livre des pizzas, mais le jeune homme n’est pas du genre à se plier aux contraintes du salariat. Au début des années 2010, il lance « Mode et Bijoux Paris », une page Facebook sur laquelle il propose vêtements et maroquinerie en toc, importés de Chine. Mais l’homme a plus d’ambition.

En 2015, Julien V. a 20 ans et 5 000 euros en poche. Il ne parle ni chinois ni anglais mais décide de s’expatrier là où tout se joue : à Guangzhou, ville portuaire de 15 millions d’habitants au nord-est de Hong Kong. La capitale mondiale du faux. Il sillonne la région, visite les usines, noue de précieux liens avec les producteurs de contrefaçons plus vraies que nature. Ses expéditions de faux sacs Chanel, Hermès ou Dior redoublent. Sa mère est chargée de réceptionner la marchandise en France puis de l’écouler. Dans cette affaire, elle sera d’ailleurs la seule à être condamnée à quinze mois de prison avec sursis.

Son fils, lui, profite de la période du Nouvel An chinois 2016 pour prendre deux semaines de repos plus ou moins mérité en Thaïlande. Coup de cœur pour le pays. Il y retourne, fait la rencontre de celle qui deviendra la mère de ses trois enfants et décide de s’installer avec elle. Officiellement, il loue des scooters. Mais à cette époque, il fleure aussi un nouveau marché prometteur : celui des montres de luxe. Alors il multiplie les excursions dans le sud de la Chine pour rencontrer des fournisseurs et rôder sa logistique. « Kan Kank », un habitant de Guangzhou, est chargé de photographier les copies sorties d’usine, quand « Jacky et Mimi », un père chinois et sa fille, se chargent de les expédier vers la France. Les montres sont envoyées via DHL ou Fedex après avoir transité par l’Allemagne pour éviter d’attirer l’attention des douanes françaises. Julien V., lui, ne possède rien. En télétravail depuis la Thaïlande, il s’occupe du marketing et fait la promotion des montres sur ses réseaux sociaux : 400 à 600 euros pour les plus basiques ; 1 500 à 1 800 euros pour les doublettes avec de vrais numéros de série. Certains assemblages avec des pièces d’origine atteignent les 6 500 euros, jusqu’à 46 900 pour une Patek Philippe entièrement remontée. Avec un sens des affaires bien aiguisé, « Prestige Watch Replica » propose aussi des codes promos, ventes flash et offres préférentielles pour les meilleurs acheteurs. Pour attirer les chalands, il diffuse aussi des vidéos dans lesquelles les montres sont bichonnées ou au contraire soumises à des tests de résistance. On voit ainsi une fausse Rolex placée dans une machine à pression, résister à une poussée de trois bars, l’équivalent de trente mètres de profondeur. Avec de telles démonstrations, le faussaire se taille vite une réputation de « prince de la réplique ». S’il se charge lui-même d’une bonne partie des ventes, il compte aussi une quarantaine de grossistes installés en France. Certains d’entre eux revendent la marchandise sans préciser son caractère frauduleux.

Ainsi Julien V. accumule une petite fortune. Qu’en faire ? S’éclipser ou flamboyer ? Il choisit sans hésiter la deuxième option, et expose en long et en large sa vie de pacha sur les réseaux sociaux, comme si c’était la seule manière d’en jouir vraiment. Soirées en boîte en charmante compagnie avec jéroboams de champagne, acquisition d’une villa avec piscine, vêtements de marque (des contrefaçons ?), une Lamborghini de 640 chevaux à 600 000 euros, remplacée par une Porsche Cayenne après un accident. Il se plaît aussi à exhiber ses dizaines de tatouages, dont certains trahissent ses obsessions. Son torse est couvert par une pyramide, la même que celle affichée sur les billets d’un dollar. Un « cash » parcourt les phalanges de sa main droite, un « money » sur la gauche. Qui a dit que la cupidité était un vilain défaut ?

Mais la vie est souvent moins féerique qu’une publication Instagram. Il envisage un temps de monter une « boîte de nuit chicha » à Phuket avec deux associés. Il se voit déjà faire venir les gros noms du rap français, PNL, Booba, Koba LaD... Alors pour lancer le projet, il pose 1,2 million d’euros sur la table. L’établissement, en bord de plage, ouvre bien en février 2020. Mais referme quelques jours plus tard faute d’autorisations nécessaires. Puis ses comparses font courir une rumeur : Julien V. serait pisté par Interpol, l’arrestation est imminente. L’intéressé prend la tangente, les deux autres aussi mais avec la caisse. C’est toujours le risque en s’associant entre personnes peu recommandables.

Arrestation surprise

À 10 000 km de là, Michel Vittini n’est pas le seul à s’intéresser à « Prestige Watch Replica ». Les cyber douanes l’ont aussi dans leur collimateur depuis le 21 octobre 2020, à la suite d’une dénonciation de la Fédération de l’industrie horlogère suisse (FHS). Le syndicat helvétique a très tôt détecté l’arrivée sur le marché de milliers de montres contrefaites et mandaté des enquêteurs privés. Un premier rapport sur l’activité de Julien V. est justement transmis à la justice française. « En fait, les techniques de vente du réseau Prestige Replica n’étaient pas inédites, me précise la FHS. Mais c’est la taille et les volumes de vente qui ont déclenché les premières alertes dans le monde horloger. » À vrai dire, les preuves ne sont pas très compliquées à collecter. Elles sont là, accessibles depuis un simple portable. Et pourtant, Julien V., expatrié à l’autre bout du monde, paraît encore bien intouchable.

L’enquête des cyber-douaniers a commencé le 21 octobre 2020.

Eugénie Lavenant

Le 27 octobre 2021, un contrôle inopiné des douanes dans un bureau de poste du Pontet, en banlieue d’Avignon, va permettre d’accélérer l’enquête. Les agents découvrent trois colis suspects, les ouvrent, trouvent de drôles de Rolex. « Au vu du conditionnement, et de l’envoi non conforme aux standards de la marque, nous suspectons qu’ils soient contrefaisants », notent-ils dans leur procès-verbal. Justement, le destinataire de ces colis, un certain Jalal Benfika, se présente au guichet. Après avoir fouillé sa sacoche, les douaniers découvrent bien une carte d’identité mais elle aussi semble bidon. Ils tombent aussi sur un passeport, avec la même photo, cette fois avec le nom de Florian R. Sa véritable identité, lâche le suspect, sans s’embarrasser de fumeuses explications. Le faux document aurait été acheté « dans la rue à Marseille », 50 euros. Il l’utilise pour venir retirer des mystérieux colis. Ce jour-là, justement, il venait récupérer six Rolex avec certificat de garantie. De fausses GMT MASTER II, pour être précis. Prix boutique : 9 100 euros.

Placé en retenue douanière – l’équivalent d’une garde à vue – Florian R. raconte son parcours. Naissance en 1998, une enfance ballottée entre un père à la main leste et une mère bipolaire, réfugiée en Bretagne. Un CAP de matelot en poche, il a d’abord envisagé de rentrer dans la marine ou de devenir policier. Puis il s’est lancé dans une licence de droit en rêvant d’embrasser une carrière d’avocat, avant d’abandonner. « J’ai commencé à fréquenter les mauvaises personnes qui m’ont apporté des problèmes, explique-t-il. J’ai conduit un TMax d’un vendeur de stups, j’ai eu un accident sans permis sans assurance et j’ai dû rembourser les 15 000 euros du TMax. » Alors en parallèle de son emploi de chauffeur-livreur, il cède à l’argent facile. Quelques escroqueries, un peu de détention de marchandise contrefaite ou de stupéfiants lui valent un court passage par la case prison.

Il assure être tombé par hasard sur le compte « Prestige Watch Replica » courant 2019. Il a d’abord voulu acheter une contrefaçon pour lui. « J’ai été choqué par la qualité de la montre reçue. » Alors il se met en tête de participer à ce commerce. Le 13 novembre 2019, Florian R. crée sur Instagram et Telegram le compte « La Geneverie », allusion à la ville suisse. « Le vrai et le faux n’existent pas, écrit-il. Il existe seulement des choses mieux faites et moins bien faites. »

Le 13 novembre 2019, Florian R. crée sur Instagram et Telegram le compte « La Geneverie ».

Eugénie Lavenant

En janvier 2021, et pas avant promet-il, il a commencé à écouler des contrefaçons. Une Rolex Submariner achetée 500 euros, revendue 650 par-ci. Une Daytona payé 600, refourguée 780 par-là. « Je précise que je revendais environ 20 montres par mois. Cela faisait environ 2 000 euros, sans compter les pertes. Je dirais une à deux montres par mois, perdues ou saisies par les douanes. » En revanche, questionné sur l’identité du fameux « Prestige Watch Replica », Florian R. se montre moins disert. « J’ai peur des représailles. » Après avoir passé une petite journée dans les locaux des douanes d’Avignon, il est finalement relâché.

L’affaire aurait pu s’arrêter là si Florian R. ne s’était pas obstiné. En décembre 2021, licencié pour cause économique de son emploi de chauffeur-livreur, il annonce le retour en grande pompe de La Geneverie le 5 février 2022 avec une offre étoffée. En plus des montres, il propose cette fois des bijoux contrefaits. L’obtention de fausses cartes d’identité pour 500 euros pièce (qualité gold) ou 700 euros (qualité full UV). Une réussite au code auto, moto ou bateau (1 200 euros le permis côtier). Le retrait d’amendes, « sauf flagrant délit », pour 50 euros. Ou la consultation de divers fichiers policiers, celui des personnes recherchées, le traitement d’antécédents judiciaires ou le système d’immatriculation des véhicules pour 300 euros (réponse en 24 heures). « Bonjour l’équipe. J’espère que vous allez bien. Je vous la fais en court, net, précis. Donc, ce canal, c’est une vitrine pour tous les plans illégaux », synthétise Florian R., à la voix reconnaissable dans un message vocal publié sur son groupe Telegram. Les affaires fleurissent. Il mène grand train entre Toulouse et la Bretagne, roule dans une Mercedes classe E flambant neuve, s’affiche sur Instagram Rolex au poignet – une vraie, faut-il préciser.

La réalité va le rattraper un matin de juin 2022, sur les coups de 9 h 30. Des policiers se présentent devant la porte de son domicile à Landerneau, dans le Finistère. Florian R. simule aussitôt un malaise et se barricade à l’intérieur du pavillon. Il menace de se trancher la gorge à l’aide d’un couteau de cuisine et d’ouvrir le gaz. Des négociateurs entrent en piste. Le suspect a un comportement erratique. Il fait des allers et venues dans la maison, difficile de connaître ses intentions. À 11 heures 36, sur le groupe La Geneverie, il publie un message à destination de ses quelque 1 500 abonnés : « La police et en bas de chez moi, supprimez les conversations. » Trois minutes plus tard, sans prendre le temps de corriger l’orthographe : « Lageneverie et fini », accompagné d’une photo de deux agents postés au pied de son pavillon. Une heure après, il accepte de se rendre mais formule une ultime demande : se brosser les dents. Requête acceptée. Cinq minutes plus tard, le voilà menotté.

Cherchait-il à gagner du temps pour détruire des preuves ? Pendant la perquisition, les enquêteurs retrouvent un ordinateur et trois téléphones portables plongés dans une casserole remplie d’acétone, en partie calcinés. 25 250 euros en petites coupures également, trois montres de luxe dont une authentique Rolex Submariner cachée dans le réservoir des toilettes. « Comme c’est étanche... » justifiera plus tard Florian R.

En garde à vue, il se présente comme un simple maillon du réseau Prestige Watch Replica. « J’étais une sorte de secrétaire, je faisais de la mise en relation client. » Seul hic : des boîtes de Rolex avec livrets et sceaux, des certificats Cartier ont été retrouvés chez lui. Preuve que « son rôle ne se limitait pas à celui d’un simple revendeur, mais qu’il était lui-même acteur de son propre réseau de vente », notent les enquêteurs.

Au même moment en Thaïlande, Julien V. commence à sentir le vent tourner. Le 7 septembre 2022, il diffuse un live vidéo dans lequel il annonce l’arrêt du « business » : pas tout de suite, assure-t-il, mais à la fin du mois de janvier 2023, pour le Nouvel An chinois. Les clients n’auront pas le temps d’en profiter. À la mi-octobre, il est placé en détention provisoire, accusé d’avoir participé à une violente rixe. Deux semaines plus tard, Michel Vittini, toujours aussi remonté par les menaces proférées à l’encontre de sa fille, prend un billet pour Phuket. Dans quel objectif ? Quand je lui pose la question, il sourit, l’œil plein de malice. Il n’en dira pas plus.

Arrivé en Asie, le Corse est un peu déçu : l’homme qu’il recherche vient d’être incarcéré. Ça ne le décourage pas. Il s’arrange pour lui rendre une visite de courtoisie, dans sa cellule. Pour immortaliser cette rencontre, il filme la scène. Cela dure à peine une minute, ponctuée d’un rapide échange de propos salés que la bienséance m’empêche de retranscrire.

« En congés payés en prison »

Deux mois plus tard, c’est au tour des enquêteurs français de se rendre en Thaïlande. À leur arrivée, ils découvrent Julien V. allongé dans le hall d’entrée du commissariat. Il vient de faire une tentative de suicide en avalant une quinzaine de comprimés. La dose ne l’empêche pas de menacer ses visiteurs : « Je vais mettre 200 000 sur chacune de vos têtes. Je vais vous retrouver vous et votre famille. » À peine conscient, il ajoute : « Bande de fonctionnaires à 1 500 euros, je ne rentrerai jamais en France. » Le lendemain, les policiers français le jugent apte à répondre aux questions, même sans l’assistance d’un avocat. Il commence d’abord par s’excuser pour ses propos de la veille, puis tient à préciser un point. Il reconnaît sa qualité de faussaire mais récuse celle d’escroc. À l’écouter, il n’a jamais eu l’intention de tromper ses acheteurs sur la qualité de la marchandise vendue. Il livre ensuite quelques détails sur son commerce. Au rythme d’une dizaine de ventes par jour, il dit avoir amassé un pécule de 3 millions d’euros en quatre années d’activité. Un chiffre impossible à vérifier. D’autres observateurs parlent de dix fois plus.

Après avoir été blanchi des accusations de violence, Julien V. demande à regagner la région parisienne. Mais les autorités thaïlandaises lui réclament maintenant des « frais d’extradition » . Alors, il demeure encore quelques semaines dans des cellules miteuses qui feraient passer n’importe quelle maison d’arrêt française pour un hôtel 3 étoiles. Début 2023, il est finalement autorisé à rentrer en France, à la condition de régler son voyage, les frais de visas et l’escorte policière. Le 9 février, entouré de deux agents thaïlandais, il débarque à Roissy. « Ces quatre mois de détention en Thaïlande, c’était un cauchemar que vous n’imaginez même pas », se lamente-t-il auprès du juge d’instruction. Il jure aussi que ses déclarations faites là-bas ne valent rien : « J’étais sous calmant et sous Valium. » Dans ses interrogatoires, il s’évertue à minimiser l’ampleur de son trafic. Où est passé l’argent ? Il élude, parle d’investissements dans des cryptomonnaies dont il a perdu les codes. Incarcéré à Fleury-Mérogis, Julien V. aurait tout de même pris soin de changer son statut sur les réseaux sociaux : « Actuellement en congés payés en prison. » Son avocate Me Sinem Paksüt dément : « Ce sont des gens qui essayent de se faire passer pour lui », et précise que son client, victime de racket, a dû être placé à l’isolement à plusieurs reprises.

Le 4 mars 2024, le procès de La Geneverie s’ouvre à Paris. Ils sont huit prévenus à comparaître, dont deux policiers et un faussaire en faux papiers très actif sur le darkweb, ingénieur en informatique de 28 ans. Avec son associé, ancien boulanger de 24 ans, il produisait jusqu’à dix fausses cartes d’identité par jour, vendues entre 100 et 400 euros l’unité. Mais au milieu de tout ce beau monde, c’est bien Julien V. qui détonne par sa virulence. Quand le président lui demande sa date de naissance, il répond sans ambages : « Tu la connais pas ? » De toute façon, il refuse de s’expliquer. Interrogé sur ses liens avec d’autres prévenus, il s’écrie, débarrassé de tout surmoi : « J’ai pas de revendeurs ! J’ai tellement faim d’oseille, je suis tellement rapace que je ne voulais pas d’associés. De toute façon, j’ai 4 millions en bitcoins. Je m’en fous des montres ! »

Tout l’inverse de Florian R. Pour souligner en creux la médiocrité de l’enquête, il lance comme une fleur : « Il reste 21 000 euros dans la machine à pression », saisie à son domicile. Sidération dans la salle d’audience. Les avocats des parties civiles demandent à vérifier. On apporte le scellé et quelqu’un part acheter un tournevis au supermarché du coin. Florian R. ouvre la machine. Voici 20 850 euros en coupures de 50 et de 100 euros.

Pour avoir fait acte de contrition, il n’est condamné « qu’à » quatre ans de prison et 200 000 euros d’amende. « Mon client n’était qu’un acheteur parmi d’autres, souligne son avocate, Me Marie Violleau. Ce n’était pas du tout le client phare de Julien V. » D’où cette question lancinante : combien de contrefaçons a-t-il écoulées ? Combien de propriétaires de montres de luxe achetées via des réseaux frauduleux ignorent encore la vérité ? « Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, on a raté sa vie », disait le publicitaire Jacques Séguéla. Est-ce que cette hypothèse marche aussi avec une fausse ?