"Vous traversez le cimetière de Belleville, au bout de l’allée centrale, il y a une porte verte, c’est là."Là c’est Plein Air Paris, le champ de fleurs de Masami Charlotte Lavault, créé en 2017 à deux pas du métro Télégraphe. Une respiration dans la ville saturée d’ozone.

Plus de deux cents espèces de fleurs sauvages et cultivées y poussent "en plein air, en pleine terre", sans engrais ni pesticides, sur 1 200 m2. Vendues en vrac avec précommande sur Internet. Perchées sur un mur ou une branche, les pies jacassent, bien plus bruyantes que les jeunes femmes qui discutent au fond du champ, MacBook ouverts sur une table en bois.

Réunion en short et au grand air avec Masami Charlotte, Anna, son associée depuis le printemps, Lioubliana, de Pépins Production, et Stéphanie, en bac pro à l’École supérieure d’agricultures d’Angers.

La floricultrice franco-japonaise vient à ma rencontre, ses sandales contournant les rangées de plantations avec agilité. "Sous l’arbre, on sera bien." L’arbre en question est un micocoulier dont l’ombre ramènerait un fantôme à la vie.

1/3

"Travailler avec le végétal m'a appris l'humilité"

Cyrille George Jerusalmi

Avant de consacrer ses jours et ses nuits aux fleurs, Masami Charlotte était designer d’accessoires à Londres. "Je vais vraiment faire ça toute ma vie ? Le boulot le plus inutile du monde ?"

À 25 ans, elle démissionne, pour se lancer dans l’agriculture. Elle s’exprime comme perfusée aux cinq éléments, organiquement liée au vivant. Ce qu’elle sait, elle l’a appris dans des fermes au Maroc ou au Japon, dans les livres, "un savoir empirique assez obscur". Une rare dose d’érudition plutôt. L’étude de la biodynamie l’a initiée aux cycles de vie des éléments et des organismes.

"Travailler avec le végétal, regarder ces organismes naître, vivre et mourir m’a appris l’humilité. Avant l’hiver, il faut préparer la mort des plantes. Celles que je laisse en terre vont nourrir le sol et la micro-faune." Comme en une méditation sans fin, la terre et le vivant respirent sans relâche. "En automne et en hiver, tout tombe, les animaux s’enfouissent, le cosmos est stocké dans les racines, les tubercules, c’est l’inspire de la terre, elle reprend son souffle. Au printemps, elle libère son énergie, sa sève, c’est l’expire. Les mêmes cycles rythment le jour et la nuit."

Ce matin, avec sa coloc végétale, elle parlait de chorie. Jamais entendu ce mot. "Il désigne la dissémination des graines par le vent, les animaux. L’histoire des plantes témoigne d’une sale histoire coloniale, faite de déplacement d’espèces européennes pour créer des plantations, de destruction du biotope de déplacement et de morts de millions de personnes. Les collapsologues affirment que la catastrophe est à venir. Mais elle a déjà eu lieu aux XVe et XVIe siècles, avec la colonisation !"

Discuter avec Masami Charlotte fait gagner des points de QI. Quand en juin, la pluie est revenue après six semaines de sécheresse, elle a posté une merveille de texte sur le pétrichor, l’odeur que prend la terre après la pluie. Autour de nous, le champ résiste comme il peut à la brûlure du soleil, avec l’irrigation en soupape. "En regardant les plantes, on peut imaginer à quoi ressemblera l’Île-de-France en 2050 : au bassin méditerranéen." Pour s’adapter et ne pas irriguer pendant dix ans, elle a planté une haie d’espèces méditerranéennes, composée notamment d’arbousiers asiatiques.

2/3

Allégée

Trois ans ont passé depuis qu’elle a signé le bail de ce qui n’était qu’une prairie de chiendent. "J’avais zéro légitimité, zéro compétence en agriculture, zéro capital, zéro réseau à Paris."

En chemin, elle s’est allégée. "Je ne me sens pas bien avec le matériel, je suis allergique aux trucs. C’est plus simple de vivre avec rien." Quand beaucoup d’agriculteurs cultivent le fétichisme de l’outil, elle n’en utilise que deux, une grelinette – griffe à bêcher – forgée à la main, et une épinette, sécateur aux fines lames. Plus un couteau japonais.

Les fleurs sont des tyrans. Dix mille êtres qui ont besoin de soin.

Avoir grandi "dans le fourbi" l’a vaccinée contre l’encombrement. "Ma mère est libraire. Il y avait plus de mille caisses de bouquins chez nous, ça montait jusqu’au plafond, comme une marée lente."

3/3

"J'ai fait naître mes fleurs, je ne peux pas les abandonner"

Cyrille George Jerusalmi

Cette force de la nature tapie dans une silhouette d’adolescente travaille 70 à 80 heures par semaine. "Ma vie a du sens, ça me va." 

Sa liberté, plus chérie que ses fleurs, elle la paie plein pot. "Les fleurs sont des tyrans. Dix mille êtres qui ont besoin de soin. Je les ai fait naître, je ne peux pas les abandonner, c’est un engagement." 

Jamais elle n’oserait exiger d’un salarié ce qu’elle s’impose. "Si je vois un.e. ami.e., je devrai travailler la nuit pour rattraper." Elle rit. "Le capitalisme est entré en moi à 100 %, je pratique l’auto-escla- vage."

Elle s’est aussi associée à une ferme du Perche qui va produire des fleurs sous son pilotage. Des femmes la contactent, qui voudraient faire comme elle. "Tu veux mes joies ? Prends aussi mes peines, ma sueur, mon sang, mes larmes." Les fleurs ne la nourrissant pas, elle fait des traductions de l’allemand et de l’anglais en français. Dans deux heures, elle part dans le Perche. "Je déteste les arrivées. Ce que j’aime, c’est le voyage."

Charlotte Lavault tiendra chaque mois une chronique dans le magazine Marie Claire. 

Cet article a initialement été publié dans le magazine Marie Claire, numéro 816, daté d'août 2020

[Dossier] KENZO Parfums x Masami Charlotte Lavault : plongée dans l’univers des fleurs urbaines - 9 articles à consulter

La Newsletter Époque

Phénomènes de société, reportages, people et actualités... l'air du temps décrypté.