C’est le premier roman, autobiographique, que Léonora Miano, aujourd’hui grande figure des lettres, a écrit à la fin des années 90, alors qu’elle vivait dans la plus grande des précarités.

Plus de 20 ans plus tard, elle le sort enfin, sous le titre Stardust, et son acuité vous transperce.

Elle y raconte, sous le pseudo de Louise, les mois innommables qu’elle et sa fille, toute bébé, ont passé au Centre de réinsertion et d’hébergement d’urgence (CRHU) de la rue de Crimée, Paris 19ème.

Elle y montre comment la France – d’hier comme d’aujourd’hui - parque celles qu’elle ne veut pas voir, ces migrantes, ces mères célibataires, ces toxicomanes voire tout cela à la fois, avec paternalisme, dureté et désinvolture mêlées. Interview par Skype depuis Lomé, capitale du Togo, où l’autrice franco-camerounaise s’est installée.

 

20 ans après son écriture, Stardust voit enfin le jour

Marie Claire : Pourquoi publier ce texte plus de 20 ans après son écriture ?

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Léonora Miano : Il me semblait plus raisonnable, plus judicieux, de gagner d’abord mes galons d’auteure plutôt que de démarrer ma carrière avec ce texte qui aurait pu être perçu comme misérabiliste et qui m’aurait nui, plus tard, je pense.  

À l’époque de votre séjour au CRHU de la rue de Crimée et même après, vous aviez probablement l’esprit accaparé par la survie au jour le jour. Comment trouve-t-on, dans ces conditions, la force d’écrire ?

On n’y pense pas : c’est nécessaire. Après Crimée, il a fallu que je m’allège l’esprit et que je commence à tenter de comprendre par quoi j’étais passée et ça, c’était une urgence aussi. Il a fallu que je me soigne psychologiquement pour continuer à affronter la vie et le monde.

Accomplir, si je puis dire, le parcours de réinsertion m’a pris beaucoup de temps. Quand je signe mon premier contrat pour un roman, je suis chômeuse en fin de droit, donc je n'en ai pas fini avec la galère : cela m’a pris dix ans d’en sortir.

Je n’ai que ce défaut-là, l’orgueil, mais je l’ai bien !

Dans le roman, vous dîtes que la langue des femmes qui cohabitent avec vous au CRHU contient du béton et du métal. Est-ce que cette langue-là a coloré d’une certaine façon Stardust ?

Non, car je suis un auteur très autocentré. Quand j’étais à Crimée, j’ai tout fait pour ne pas m’habituer, pour ne pas m’associer. Ce n’était peut-être pas la meilleure façon de s’en sortir, mais c’était la mienne, donc ma langue d’écriture, déjà à l’époque, n’appartenait qu’à moi.

C’est vrai qu’il y a quelque chose de très fier et de très digne, malgré les conditions de vie indignes qui étaient les vôtres, dans la manière dont votre langue, dans le texte, se déploie.

C’est sûr que cette langue est le reflet fidèle de l’orgueil qui m’habitait alors et qui ne m’a pas quitté. Je n’ai que ce défaut-là, l’orgueil, mais je l’ai bien !

Est-ce que le texte a été retouché, réécrit, entre les années 2000 et aujourd’hui ?

Le texte était écrit à l’origine à la deuxième personne du pluriel alors j’ai juste changé cela.

Autrement non, j’aurais été bien incapable de le retoucher. Une correctrice de chez Grasset m’a fait des recommandations mais c’est un texte si personnel que ces recommandations-là, je ne les ai même pas regardées. Il paraît donc avec ses fautes et ses tics de langage insupportables – je ne vous dirai pas lesquels ! - même si je crois que l’histoire que je raconte l’emporte sur tout.

Femmes seules

On pourrait s’imaginer, d’un point de vue extérieur, que ce centre d’hébergement pour femmes en grande difficulté pourrait être parfois un lieu de sororités ou du moins de solidarités, or pas du tout, vous nous montrez plutôt un lieu où s’additionnent les solitudes.

Il est difficile, dans un lieu pareil, de s’attacher. Avec des personnes qui sont à l’image de votre propre déchéance, vous vivez forcément mal, et c’est comme ça à petite comme à grande échelle.

Par exemple, pourquoi, quand on brûle des voitures, s’attaque-t-on à celles de ses voisins et pas à celles du XVIème arrondissement ? Parce que le voisin vous renvoie quotidiennement à ce que vous êtes et à ce que supportez mal. Donc non, je n’ai pas éprouvé des sentiments de sororité. Même, je pensais qu’il ne fallait surtout pas que j’en éprouve, surtout pas que je m’accommode de ce lieu, surtout pas faire comme si on pouvait y nouer des relations normales et vouées à durer, des relations dont on aurait pu dire dix ans plus tard, "tu te souviens de Crimée ?".

Et même si à un moment, l’amitié m’est tombée dessus, à mon corps défendant, elle a été détruite par les circonstances : celle que j’ai nommée Prudence dans le texte avait besoin de quelque chose que l’amitié seule ne pouvait pas apporter et qu’elle a finalement trouvé dans une forme extrême de pratique religieuse.

Quand on vous lit, on a des mots comme "postcolonial" ou "intersectionnalité" qui nous viennent en tête mais qui, à l’époque de l’écriture, n’existaient presque pas dans le débat public…

C’est qu’entre temps, grâce aux études sur les minorités, notre langue s’est enrichie. Alors oui, on peut tout à fait lire le texte avec ces outils-là, car les personnes qui y sont représentées sont un certain type de femmes : même quand elles ne sont pas issues de l’immigration postcoloniale, il s’agit de femmes qui sortent de taule, de femmes battues, des femmes qui font l’expérience de ce qu’il y a de plus difficile.

Parlez-vous aujourd’hui de cette époque-là avec votre fille, qui était alors bébé ?

Non, même si elle a lu le roman. Je suis très heureuse qu’elle ne garde aucun souvenir de sa toute petite enfance, et puis, qu’est-ce que je pourrais lui dire ? Elle sait que nous avons eu des années très difficiles, que nous avons vécu dans un grand inconfort et c’est amplement suffisant.

À l’époque où vous écriviez Stardust, il y avait un groupe de musique électronique qui n’a pas duré, nommé Stardust lui aussi, connu pour un unique tube, Music Sounds Better With You. Coïncidence ?

Ça ne me dit rien, même si de cette époque, je me rappelle moi aussi des groupes disparus dont j’étais très, très fan comme Mad In Paris, Dis Bonjour à la Dame, ou FFF. Non, plutôt qu’à l’électro, à laquelle je suis venue plus tard, il faut plutôt penser à un Stardust plus mélancolique, cette chanson d’amour de Nat King Cole avec laquelle j’ai grandi – le jazz, c’est la bande-son de mon enfance.

Stardust est coédité par Grasset et par The Quilombo Publishing, la maison d’édition que vous avez fondée à Lomé. Quelle en est la ligne éditoriale ?

Je dirais en anglais "disturb the peace". En bon français "faire chier le monde". C’est une maison d’édition qui me ressemble : je publie en français mais je lui ai donné un nom anglais avec du brésilien dedans, c’est tout Léonora, ça !

La ligne principale, c’est de proposer depuis l’Afrique de la bonne littérature dans un grand esprit de liberté. C’est une vraie aventure – car je suis une aventurière - et si ça foire, eh bien j’aurai de quoi écrire sur cette aventure, ce ne sera pas perdu.