En une soirée, son nom est devenu mondialement connu. À 44 ans, le 27 mai 2023, Justine Triet devenait la 3e femme à remporter la Palme d’or (après Jane Campion et Julia Ducournau) pour son film Anatomie d’une chute. Le dimanche 7 janvier dans la soirée, c'est aux États-Unis qu'elle était primée, remportant les Golden Globes du Meilleur scénario et du Meilleur film étranger.

Aussitôt, son discours prononcé sur scène a enflammé l’opinion, dans les médias et sur les réseaux sociaux : l’effet de quelques pics envoyées aux gouvernants actuels manifestement peu soucieux de préserver certains acquis sociaux – dont la très précieuse exception culturelle française qui vise à préserver le cinéma d’une logique purement marchande.

Vidéo du jour

Le triomphe cannois de Justine Triet

Quelques semaines plus tard, nous l’avons interviewée chez elle, dans le 10e arrondissement de Paris. La réalisatrice est revenue sur cette polémique qu’elle juge rétrospectivement "joyeuse", et sur les conditions de création de son quatrième long-métrage – le plus ambitieux et radical de son propre aveu.

Retrouver mes propos déformés et des fake news sur les réseaux sociaux a été assez violent.

Thriller neigeux, drame conjugal, Anatomie d’une chute raconte le procès d’une femme soupçonnée du meurtre de son mari. Un grand théâtre cruel où l’accusée est surtout jugée pour sa liberté sexuelle et ses succès professionnels, dévoilant en filigrane une puissante étude sur les inégalités dans le couple. Rencontre.

Alors, ça fait quoi de remporter la Palme ?

Je pense que ça a un tout petit peu calmé ma crise de la quarantaine (elle rit). J’étais très, très heureuse. C’est une chose un peu irréelle que je n’ai pas encore bien réalisé.

Comment avez-vous réagi à la polémique qui a suivi votre discours ?

Retrouver mes propos déformés et des fake news sur les réseaux sociaux a été assez violent. Mais au final j’ai trouvé cette polémique intéressante. J’ai reçu le soutien d’une grande partie de la profession, des questions fondamentales ont pu ressurgir, comme la diversité au sein du cinéma français, la possibilité de produire des films à gros et petits budgets, la protection de notre système de financement…

Dommage que la Ministre de la Culture [Rima Abdul Malak, ndlr] ait occulté la première partie de mon discours sur les grèves. Sa réaction ressemblait un peu à un coup de com' pour faire oublier le malaise social qui règne en France depuis quelque temps. En tous cas, c’était surprenant de vivre ça étant donné que c’était un peu mon procès pendant quinze jours et que mon film parle du procès d’une femme !

Anatomie d’une chute désigne au départ la chute mortelle d’un homme. Mais on peut aussi entendre le titre dans un sens plus symbolique.

Oui. Derrière la chute qui donne au récit son point de départ, le film va raconter, a posteriori, le déclin d’un couple. C’est la chute d’un amour. Et celle d’une femme qui va tenir et se révéler très résistance pendant les trois quarts du film malgré le fait qu’elle est traquée, disséquée dans les moindres de ses faits et gestes.

Pourquoi avoir choisi le cadre assez rigide du film de procès ?

Ce n’est qu’une partie de l’intrigue. Il me permettait de mettre en lumière un pic émotionnel, de l’analyser et de révéler des non-dits de la société, en faisant remonter à la surface d’innombrables questions. Il y a pléthore de films de procès dans le cinéma américain, la difficulté était donc de s’en affranchir. Je ne voulais pas de films à flash-back, ni d’avocats à grosse voix genre Dupond-Moretti.

Quand je suis tombée enceinte de ma première fille, j’ai décidé que je devais travailler quatre fois plus.

J’ai cherché au départ à adapter un fait divers, mais je n’ai pas trouvé l’histoire qui amenait autant de doutes sur la culpabilité ou l’innocence du personnage principal – même si l’affaire Amanda Knox, par exemple, m’a influencée, sur le côté médias fascinés par la beauté et la sexualité d’une femme.

Le couple à l'épreuve des inégalités sexistes

Combien de temps vous a pris l’écriture du scénario ?

J’ai trouvé l’idée du film une semaine avant le début du Covid. L’écriture m’a accompagnée pendant tout le confinement. J’avais une trame narrative, ensuite j’ai demandé à Arthur [le cinéaste Arthur Harari, coscénariste et compagnon de Justine Triet, ndlr] de m’aider à établir un séquencier. Finalement, on a tout écrit ensemble.

Notre seconde fille était toute bébé, l’écriture du film est donc pour nous très liée aux horaires précis de ses siestes.

Ce n’est pas trop compliqué d’écrire en couple, sur un couple ?

Non car on met énormément notre relation à distance. La fiction est un lieu de destruction de la réalité. En mettant en lumière des problèmes, on explose ces problèmes. Evidemment que mes films sont complètement infusés d’éléments personnels, comme la question de l’égalité dans le couple, qui traverse la trame de manière constante voire obsessionnelle. C’est une utopie : est-ce qu’il est possible de vivre de cette manière-là ? Le film montre plutôt que c’est un échec. Le couple peut être un lieu de jalousie, d’envie…

Il y a aussi la dimension sexuelle. Avec Arthur on s’est dit qu’on ne voulait rien éluder. C’est dans cette trivialité qu’on évite le déjà-vu. On n’arrêtait pas de se demander : qu’est-ce qui serait le plus honteux pour un couple à dévoiler publiquement ?

Puis il y a la question de l’enfant, ce que ça change entre deux personnes.

Evidemment. Tout cela existe parce qu’il y a un enfant. L’enfant amène dans le couple la question du temps. L’histoire de l’humanité a montré que les femmes étaient dans le don absolu de leur temps pour l’éducation et les tâches ménagères.

Moi j’inverse les rôles, je mets le mec à la maison. En travaillant plus que lui, la femme crée un scandale. Dire "j’ai le droit de prendre cet espace-là" ça engendre des problèmes.

Des héroïnes hors normes

Virginie Efira dans Victoria et Sibyl, Laetitia Dosch dans La Bataille de Solferino… Toutes vos héroïnes explosent les codes traditionnels de la féminité par leur mode de vie et leur comportement. Vous êtes comme elles ?

Ces héroïnes prennent l’espace et le temps dont elles ont besoin, et elles n’éprouvent aucune culpabilité à le faire. Depuis que j’ai une famille, je m’impose et j’impose aux autres cette façon de vivre. Je me suis construite sur un schéma familial où ma mère, selon moi, se faisait complément bouffer – tandis que ma grand-mère, à l’inverse, était une grande féministe.

Quand je suis tombée enceinte de ma première fille, j’ai décidé que je devais travailler quatre fois plus. La peur d’être cannibalisée par la maternité m’a rendue excessive dans le sens inverse…

Comment vivre sans se laisser bouffer par l’autre ?

C’est le cœur névralgique du film. Le paradoxe, c’est que le mari qui reproche à sa femme de prendre trop de place va finir par occuper toute la place par son absence. En mourant, il envahit tout. Il l’immobilise.

Quand une femme décide de se refaire le visage, elle ne répond pas à une lubie intime, mais à un regard que lui imposent la plupart des hommes.

L’envergure du film repose beaucoup sur les épaules de votre actrice, la géniale Sandra Hüller (révélée par Toni Erdmann, à Cannes également, en 2016.) Comment s’est passée votre collaboration ?

Sandra vient du théâtre, elle a une vision très forte de ses personnages. C’est un monstre de travail. Elle prépare les rôles trois mois avant les tournages, et sur le plateau, elle parvient toujours à dire d’une manière habile et respectueuse ce qui ne lui convient pas.

Il y a chez elle quelque chose d’opaque et de mystérieux. De plus, elle n’a aucune exigence sur le maquillage. Elle ne veut pas qu’on l’embellisse. De la part d’une actrice, même en 2023, ça reste un geste très fort. J’ai saisi cette liberté qu’elle m’offrait de pouvoir la filmer librement, ce qui est précieux lorsqu’on dirige au cinéma une actrice de plus 40 ans.

Cette question de la représentation de la femme à l’écran, elle vous interpelle en tant que réalisatrice ?

Bien sûr. Cette question est fondamentale. Je ne condamne pas du tout les femmes qui font attention à leur image, parce que c’est quelque chose de très complexe et la société continue de produire des standards à respecter. Quand une femme décide de se refaire le visage, elle ne répond pas à une lubie intime, mais à un regard que lui imposent la plupart des hommes.

Au cinéma, on est confronté à ces questions de manière décuplée. Est-ce que tu continues le game de surmaquiller les comédiennes en faisant croire qu’elles ont 30 ans, alors qu’elles ont en réalité 40 ou 50 ans ? Est-ce que tu filmes une actrice qui sort de la douche coiffée comme Sharon Stone, ou bien tu essayes autre chose ?

S'affranchir du regard des autres

Dans Victoria, Efira dit à un moment donné : "Je ne suis pas misogyne. C’est de penser que les femmes sont par essence victimes qui est misogyne." Rétrospectivement, que vous inspire cette phrase après la vague #MeToo et la réalité quotidienne des violences faites aux femmes, du simple harcèlement aux féminicides ?

À l’époque de Victoria, je détestais l’idée qu’on ramène les femmes à un statut de victime, mais c’était un peu provocateur de dire ça, car malheureusement l’histoire des femmes est faite d’abus et de violences.

J’ai vu She Said sur l’affaire Weinstein et la libération de la parole qui est un film édifiant sur la question, mais ce n’est pas ce que j’ai envie de faire. Mes films c’est l’anti-tweet. J’essaye de ramener les choses dans leur zone de complexité.

Mais attention, je ne veux pas donner du grain à moudre à certains discours de droite qui cherchent à tout relativiser pour museler le féminisme actuel. Je suis féministe dans ma manière de vivre. Mais le cinéma ne doit pas être linéaire ou édifiant. C’est l’endroit du questionnement.

Anatomie d’une chute est votre film le plus ample et plus sombre. Avez-vous le sentiment d’avoir franchi un cap ?

Oui, c’est le cas. Avant, j’avais l’impression qu’il fallait que je sois drôle pour faire passer une idée. J’avais davantage conscience du regard des autres. Je me disais que l’humour, c’était ce qu’on attendait de moi.

Je me souviens qu’au début de l’écriture, je voulais développer une comédie à côté, parce que j’avais peur du film. Je craignais qu’il me dévore. Avec Anatomie d’une chute, j’ai osé aller au fond d’une intimité. J’ai cessé de me soucier du regard des gens.