Un dimanche soir. Nous sommes souvent atteints de ce que l’écrivain Joseph Ponthus appelait "la dimanchite", le blues du dimanche. Filons, pour se requinquer, sur les grands boulevards, au théâtre de la Porte Saint-Martin, où se joue la dernière du Journal de Paris, l’anxiolytique euphorisant administré par le docteur Baer. Ça tombe bien, la comédienne Eye (prononcez Éyé) Haïdara a été conviée par le maître de cérémonie, devenu un ami depuis le tournage de La Lutte des classes (de Michel Leclerc).

Vidéo du jour

À un moment, Édouard Baer apostrophe Eye qu’il a repérée dans la salle. Manière de célébrer une proximité respectueuse de grand à grande. "Édouard ? Un génie !" s’enflamme-t-elle en préambule, encore chamboulée par ce feu d’artifice de personnages loufoques. Menue, regard intense, bouche immense, front vertigineux, la comédienne, vêtue d’un ensemble de lin blanc signé Agnès B., aimante au point de nous intimider. Au premier abord. Nous sommes maintenant au bar d’un hôtel proche du théâtre. Pour Eye, ce sera un thé vert, sa drogue, pour nous un verre de bourgogne, notre vaccin dominical.

Eye Haïdara et l'amitié

Personne, à moins d’avoir hiberné à Lascaux, n’ignore plus Inès de la série En thérapie et Adèle du Sens de la fête, la comédie pyrotechnique du tandem Nakache-Toledano qui l’a rendue familière du grand public, la trentaine passée. La voici dans Hawaii, dramédie en terre minée que peut être l’amitié, et où Eye retrouve des partenaires de tournages passés, parfois proches dans la vie, Manu Payet, Nicolas Duvauchelle, Bérénice Bejo… Soit un groupe soudé qui, suite à un évènement dramatique imprévu, va devoir affronter les faux-semblants et les vérités parfois mauvaises à dire…

La vérité, c’est compliqué dans ce monde, approuve la comédienne.

Eye Haïdara y joue une célibataire sensible aux beaux gosses, "la copine qui cherche l’amour ou juste le plaisir, quelqu’un qu’on aime et qui fait en sorte que le groupe fonctionne". On lui cite deux "punchlines" qui nous ont plu : "L’amitié et la vérité, ça va pas dans ce monde." D’accord, ou pas ? "La vérité, c’est compliqué dans ce monde, approuve la comédienne. Ce n’est pas ça qui compte le plus dans le fonctionnement des grandes institutions, vous ne trouvez pas ?".

Et celle-là aussi sonne juste : "On n’est pas obligé d’être d’accord pour pardonner." Réponse : "C’est vrai, et tant mieux, sinon les relations humaines seraient encore plus difficiles qu’elles ne le sont." On lui demande si elle a vécu comme dans le film des formes cruelles de trahison : "Oui, des choses un peu semblables. Des accidents de parcours sentimentaux, amicaux ou même professionnels. Comme tout le monde, mais c’est comme ça qu’on se construit. On apprend à se protéger. On garde des marques mais on pardonne. Ça ne sert à rien de vivre avec ses rancœurs. Il faut savoir s’alléger des poids morts."

"Peau d’âne", "Le Bourgeois gentilhomme", ses premières références

Eye Haïdara est la quatrième fille d’une fratrie de six enfants. Elle a grandi à Paris, dans le quartier des Batignolles où elle vit toujours, avec son fils unique de 5 ans. Non loin d’elle, ses parents à la retraite, qui font des allers-retours avec le Mali des origines où ils ont acquis une exploitation agricole. Devant notre air inquiet face à une actualité locale en pleine effervescence djihadiste (doux euphémisme), Eye me rassure : "Mes parents se sont installés dans le sud du pays, une région qui ne craint pas. Ils élèvent des poules, des chèvres, des moutons et n’ont jamais été aussi heureux depuis leur reconversion champêtre."

Il y a eu l’avant et l’après Peau d’âne.

Eye, elle, a adopté un âne depuis l’enfance, lors de la découverte éblouissante du film de Jacques Demy avec Catherine Deneuve mi-ânesse, mi-déesse. "Il y a eu l’avant et l’après Peau d’âne, confie-t-elle. C’était lors d’une projection scolaire. Nous devions noter les mots que nous ne connaissions pas. Je me souviens du mot "charlatan" que je n’avais jamais entendu." Mais la vocation viendra d’une représentation du Bourgeois gentilhomme à la Comédie-Française. "C’est important de tomber sur les bonnes personnes qui transmettent, dans mon cas ma prof de français a été l’aiguillon déclencheur. Elle m’a encouragée à monter sur les planches."

Des années de scène ont suivi, une fois la décision prise de s’embarquer dans l’aventure théâtrale, se frottant aux grands textes du répertoire, aux créations aussi, comme La Faculté de Christophe Honoré ou encore l’adaptation de Sorcières de Mona Chollet. La reconnaissance au cinéma est venue plus tard. En a-t-elle souffert ? "À 20 ans, j’étais pressée de réussir. Ne pas y arriver tout de suite était frustrant. Il faut attendre le bon moment et Le Sens de la fête a été ce bon moment. En fait, j’ai pas trop galéré. Rétrospectivement, je me dis que j’ai fait ce que j’avais envie de faire."

Son engagement face caméra et sur les planches

Cette militante sans esbroufe déteste les effets de manche appuyés. Si aux derniers Césars, elle a souligné avec humour la différence de cachets encore en vigueur entre comédiennes et comédiens, Eye tient à apporter un bémol : "Nous, les comédiennes, ne sommes pas les plus à plaindre. Il suffit d’aller se balader dans le milieu du sport, les bureaux, les grosses boîtes, pour découvrir que les inégalités femmes-hommes sont encore très marquées. Quand j’interprète une femme de ménage dans Brillantes (de Sylvain Gautier), ça m’intéresse pour ce que ça raconte socialement de la vie de ces femmes. Pareil quand je fais Les Femmes du square (de Julien Rambaldi), cette belle radiographie du monde des nounous venant d’ethnies diverses, ça touche à la vérité de combats trop souvent occultés. Ce sont des rôles que j’ai pris à bras-le-corps et ça, je le dois au théâtre qui ne permet pas de tricher. Les planches m’ont offert une certaine liberté, même s’il y a des rôles encore trop catalogués pour les femmes de couleur."

Eye a froid. L’hiver n’a pas dit son dernier mot. Elle nous parle de Jean-Luc Godard qui l’a fait jouer en 2010 dans Film socialisme, en Suisse. Godard facétieux, complexe, mais toujours bienveillant envers celle qu’il surnommait affectueusement  "petite tête".

"C’est troublant, car c’est aussi comme ça que me surnomme ma mère, poursuit Eye Haïdara. Le tournage reste un souvenir particulier. Godard était déjà âgé. Il fallait s’adapter. Il était drôle parce qu’il me demandait si j’avais des questions au sujet du scénario et lorsque je lui en posais, il ne répondait pas, ou à côté, ou alors il me posait des questions sur mes parents qui l’intriguaient. Il possédait une bibliothèque impressionnante. Il me disait : 'Vas-y ! Pioche dedans !' et je me servais." Eye remue ses souvenirs comme on tisonne des cendres rougeoyantes, et l’on voudrait l’écouter encore et encore. Mais il est l’heure de lever le camp. Sauve qui peut (la nuit).

14 questions après minuit

Marie Claire : Dormez-vous la nuit ?

Eye Haïdara : Je me repose. Ça gamberge beaucoup dans ma tête la nuit. Dormir, ce n’est pas ce qui m’arrive le plus souvent. J’ai pris le pli. 

Votre mère vous embrassait-elle au coucher ?

Non. Elle me disait bonne nuit. Elle a dû embrasser les deux premiers, mais nous sommes six, c’était trop de boulot ! (Elle rit.) Par contre, si mon fils lui demande de venir lui faire un bisou avant de se coucher, elle viendra. Mes parents habitent à dix minutes de chez moi.

Vos boissons et nourritures nocturnes ?

Variées, mais tous les dimanches soir, c’est sushi. Rituel immuable : sashimi-thé vert ou sushi-thé vert. 

La nuit efface-t-elle les soucis du jour ?

Plutôt l’aube. Lorsque le jour se lève, j’efface les soucis, je me dis que ça va être autre chose. Le matin, il y a la gomme qui passe.

Qu’y a-t-il sur votre table de nuit ?

En ce moment Billy Wilder et moi (Éd. Gallimard) de Jonathan Coe. Je suis très bouquin. J’ai aussi dévoré L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante (Éd. Gallimard) et toute la suite de la saga. Mais aussi intéressant que ma table de nuit : ce qu’il y a sous mon lit. On y trouve toujours le scénario du film sur lequel je travaille, et le prochain. Il y a aussi deux scénars déjà tournés qui ne veulent pas déguerpir : En thérapie et Les Femmes du square.

Vos carburants d’après minuit ? Alcool, Xanax, sexe, drogue, sucre ?

Rien de tout ça, à part le sucre et en particulier les bonbons. J’ai aussi un tic nocturne : manger des glaçons pilés. Pas sûr que ce soit bon pour la santé mais j’adore.

Avez-vous une bonne étoile ?

Sûrement ! Par contre, je ne l’identifie pas, mais je sais qu’il y a quelque chose au-dessus de ma tête. Parfois, je dis merci sans savoir à qui je m’adresse.

Boule à facettes ?

J’ai aimé quand j’étais très jeune, mais plus maintenant. C’est marrant, mais en ce moment, je reviens à un truc que je faisais quand j’étais gamine : mettre des écouteurs et danser dans le noir avec de la musique dans les oreilles. J’aime particulièrement la pop anglaise des années 90, Blur, Oasis, etc., et le vieux rap U.S.

La nuit la plus dingue ?

Une nuit d’été à Paris, place de la Contrescarpe. J’étais avec des potes à une terrasse de café lorsque, soudain, j’ai lancé au groupe: "J’ai envie de campagne, j’ai envie de voir des champs !". On a fini en Normandie à dormir à la belle étoile au milieu des vaches. Le fermier était mort de rire.

Le plus trash la nuit ?

Un souvenir pénible de tournée théâtrale. Je me suis perdue dans les draps, sans savoir où était la sortie et où j’étais. Ça a duré une quinzaine de secondes et je peux vous dire que c’est long. J’étais en train d’étouffer. Après un moment de panique, j’ai réussi à m’extirper du lit et j’ai couru à la réception pour demander dans quelle ville j’étais.

Qu’aimez-vous le plus la nuit ?

Le rapport aux gens… Comment ils se dévoilent autrement… C’est un peu ce que je fais avec vous, non ? (Elle rit.) Ne dit-on pas: "Ce qui se dit la nuit ne voit pas le jour" ? Et c’est très vrai. La nuit, on mute et je trouve ça intéressant à observer.

Les mots de la nuit ?

Douce nuit paisible…

Le parfum de la nuit ?

L’odeur des sous-bois. Tout ce qui est boisé. L’odeur du feu de cheminée.

La chanson de la nuit ?

Summertime, dans la version splendide de Janis Joplin (Chanson de George et Ira Gershwin recréée par Janis Joplin sur l’album Cheap Thrills de Big Brother and the Holding Company (Sony Music)).

Cette interview a été initialement publiée dans le magazine Marie Claire, numéro 849, daté mai 2023.