La presse française l'avait surnommé, non sans un certain dédain, le "hooligan de la mode" après qu'il ait été nommé directeur artistique chez Givenchy. Un tâcle un brin classiste, en référence à sa coupe de cheveux et à ses Dr. Martens, que Lee Alexander McQueen surpassera à la seule force de son talent.

Alexander McQueen, designer de génie

Issu d'une famille modeste de Londres, celui qui finançait ses premières créations avec des allocations chômage se retrouve propulsé au sommet, grâce au soutien de la journaliste de mode Isabella Blow. Après 18 ans consacrés à la création, il se donnera la mort à 40 ans, déposant les armes de ses divers combats contre la séropositivité, la toxicomanie, la dépression, et la schizophrénie.

De ses ténèbres, surgissait sa grande créativité et son génie. Ses shows, à la frontière du réel et du fantastique, bouleversaient l'industrie policée de la haute-couture. Chaque défilé d'Alexander McQueen était un événement médiatique, un spectacle poétique qui allait au delà d'une simple présentation de collection.

Mes shows sont toujours autobiographiques

Le génie du couturier réside dans sa façon d'exploiter le pouvoir évocateur du vêtement pour en faire un support d'expression engagé. Un miroir de la société des années 90 et 2000, mais aussi de son histoire personnelle et de ses zones d'ombres. "J'utilise les choses que les gens cachent, la guerre, la religion, le sexe, et je les force à regarder. Mes shows sont toujours autobiographiques", confiait-t-il en 2005 dans une interview. 

Une démarche révolutionnaire qui fascine autant qu'elle dérange et qui continue de marquer l'histoire de la mode. La preuve en 10 défilés cultes. 

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Le défilé automne-hiver 1995-1996 Highland Rape

The Highland Rape est sans doute l'un des shows les plus controversés de la mode des années 90. Alexander McQueen y raconte la suppression historique de la culture écossaise par l'Angleterre : le soulèvement des soldats jacobites au XVIIIème siècle, les défrichements de la terre des Highland, puis l'appropriation culturelle de l'Écosse par la Grande-Bretagne aux alentours de 1995.

Si les gens disent que je représente des femmes de manière dégradante, c’est parce que je veux dépeindre la façon dont la société perçoit encore les femmes, et non la façon dont je les vois.

Un viol symbolique, que le créateur illustre à travers des vêtements arrachés, des transparences dégradantes, des lacérations au niveau des parties intimes et des traces d'urines à l'entrejambe. 

Accusé par la presse d’être misogyne et de romantiser le viol, McQueen rétorque : "Nous ne parlons pas des sentiments des modèles ici. Nous parlons des miens. Si les gens disent que je représente des femmes de manière dégradante, c’est parce que je veux dépeindre la façon dont la société perçoit encore les femmes, et non la façon dont je les vois". Une confession glaçante, lorsque l'on sait que le créateur britannique - d'origine écossaise - a été victime d'abus sexuel par son beau-frère. Il avouera également dans une interview avoir vu sa sœur maltraitée et étranglée par ce dernier.

Alors McQueen se sert de la mode pour raconter ces évènements traumatiques : les mannequins prennent d'assaut le podium avec les seins nus, vêtues de robes punk en dentelle et de jupes déchirées. Les références vestimentaires à l'Écosse sont nombreuses : on retrouve le tartan et l'argyle, un imprimé composé de losanges associé aux clans des Highlands.  

À cette occasion, McQueen dévoilera le bumster, un pantalon coupé sous la taille pour exposer les fesses et le bas de la colonne vertébrale. 

Je veux que vous en ressortiez dégoûté

L’apparence hautement sexuée des modèles n'est que le reflet du traitement que la femme subit. Le designer utilise son art au service d’une cause qui dépasse celle de la mode purement commerciale et esthétique. L'objectif ? Provoquer une prise de conscience chez le spectateur. "Je ne veux pas que vous ressortiez du défilé comme si vous aviez déjeuné en paix. Je veux que vous en ressortiez dégoûté, grisé. Si je ne vous ai pas procuré d'émotion, c'est que j'ai mal fait mon travail", a-t-il expliqué.

Si ce défilé choc a défrayé la chronique, McQueen donne le ton : des créations sulfureuses, destinées à servir sa vision. 

2/10

Le défilé automne-hiver 1996 Dante

Lugubre et poétique, le défilé automne-hiver 1996 de McQueen est une réinterprétation personnelle de La Divine Comédie de Dante. Un show sombre et sensuel donné au beau milieu de l'Eglise de Spitalfields, au coeur de laquelle défilent des mannequins vêtus de corsets gothiques, de masques ornés de crucifix et de pièces en denim javellisées.

D'autres modèles arborent des manteaux en brocart dorés et des coiffes incrustées de jets noirs, fabriquées par le bijoutier Simon Costin. Les peaux sont pâles, les lèvres pourpres et carmin pour signifier une sensualité sombre et une cruauté raffinée. 

Le défilé n'est pas simplement constitué d'éléments ponctuels, de rappels iconographiques ou de clins d'oeil esthétiques au poème de Dante : il représente surtout une vision personnelle de la mort et de la religion, où le créateur exprime son désenchantement du monde. 

3/10

Défilé Givenchy printemps-été 1997 Search For the Golden

Getty

En 1996, McQueen succède à John Galliano à la tête de la maison Givenchy. Avec son show pour le défilé printemps-été 1997, McQueen fait l'effet d'une bombe au sein de l'enseigne de haute-couture parisienne. À l'Ecole nationale des Beaux Arts, le couturier recrée un univers grec majestueux qui fera les grands titres de la presse le lendemain. 

Les mannequins, toutes vêtues de blanc et d'or, incarnent des déesses ou des guerrières de la mythologie. Pendant qu'un mannequin imite le vol majestueux d'un oiseau, Naomi Campbell défile coiffée de cornes de bélier dorées. 

Je vais vous montrer qui est le vrai McQueen.

Les poitrines apparentes sont à peine dissimulées avec de la peinture ou des paillettes dorées, les coiffures spectaculaires sont quant à elles, décorées de feuilles de vigne ou de plumes d'oiseaux. Le créateur donne à voir une figure féminine résolument sensuelle : aux robes drapées, se succèdent des corsets blancs qui marquent la taille et des vestes aux épaulettes imposantes. 

Une vision nouvelle qui permet au créateur d'apposer sa signature personnelle chez Givenchy.

4/10

Le défilé automne-hiver 1997 It's a Jungle Out There

"Je vais vous montrer qui est le vrai McQueen" confie le designer à la presse propos du défilé automne-hiver 1997. Baptisé It’s A Jungle Out There, le show est une représentation de "la loi de la jungle", où le créateur explore le rapport de pouvoir entre le prédateur et la proie. Pour le couturier, le défilé est une représentation de la réalité acerbe : le monde est une vraie jungle où "tout le monde mange tout le monde".

Les mannequins prennent d'assaut la piste comme des bêtes sauvages en arborant du cuir, du denim lavé à l'acide et des peaux animales provenant de renards et de yacks. Pour véhiculer l'image d'une femme prédatrice, McQueen habille ses modèles avec des vestes ornées d'épaules pointues, des cornes de gazelle torsadées et des lentilles de contacts métalliques. 

Les cheveux sont quant à eux transformés en crinière et les yeux sont redessinés avec un eye-liner outrancier. La rumeur veut que McQueen aurait envoyé les mannequins sur la piste alors qu'une voiture s'enflammait à proximité du défilé. Les spectateurs - subjugués - n'y ont vu que du feu et pensaient que cela faisait parti du spectacle. 

Vidéo du jour
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Le défilé printemps-été 1999 N° 13

En 1999, McQueen jongle entre sa propre marque et la maison Givenchy qu'il quittera seulement en 2001. Accablé de travail, le couturier révèle la pression dont il est victime dans son défilé N°13.

À la fin du show, McQueen installe le mannequin Shalom Harlow sur une plate-forme tournante en bois, autour de laquelle s'activent deux robots chargés de projeter de la peinture sur la robe immaculée du top. Un coup de maître du couturier, qui a programmé les machines pour que ces dernières finalisent sa création, sous les yeux médusés des spectateurs. 

Avant-gardiste, le designer redéfinissait déjà le sens d'un défilé de mode : un évènement où les spectateurs assistent à la conception même du vêtement, aux côtés du créateur. Et si ce défilé frappe par son originalité et son aspect novateur, il en dit long des tourments intérieurs du créateur.

La performance était une représentation de la façon dont Alexander McQueen se voyait : handicapé, entravé par la société et prisonnier de son succès. À l'image du rapport de force représenté par Shalom Harlow et les machines, le couturier luttait contre ses propres démons. 

Avant-gardiste et visionnaire, McQueen introduisait avec ce défilé l'avènement de la technologie dans la mode. Les deux robots du show ont été conceptualisé par le directeur de production britannique Joseph Bennett : "Il n'avait aucune idée de ce que les robots allaient faire, mais il avait cette vision d'un serpent maléfique qui tourmentait l'être humain".

Un concept qu'il reprendra 11 ans plus tard avec son dernier défilé Plato's Atlantis, où des caméras-robots balayeront la salle pour filmer le défilé en direct. 

6/10

Le défilé printemps-été 2001 Voss

Autre mise en scène ayant marqué les esprits, celle du défilé Voss. McQueen utilise alors l’agencement du Victoria Bus Depot, pour recréer l’univers d’un asile de fou victorien et traduire le sentiment d’aliénation des patients.

Alors que les mannequins déambulent à l'intérieur d'une cellule réfléchissante sans être en mesure de voir au travers des vitres, le designer oblige l'auditoire à s'asseoir tout autour de l'espace afin de créer un sentiment de malaise. Dans cet espace angoissant digne d'un asile de fous, les mannequins coiffés de bandages blancs sur la tête rient frénétiquement et se collent aux vitres. La musique est semblable à des battements de cœur, puis laisse place à des murmures et des voix inquiétantes.

C'est ça le travail d'un créateur, transcender la mode et ce qu'elle pourrait être

Le paroxysme du macabre est atteint à la fin de la performance : le show se termine par l'effondrement d'une boîte révélant une femme ronde nue, accrochée à un tube respiratoire et couvert de papillons de nuit, réplique humaine du tableau Sanitarium de Joel-Peter Witkin. Une métaphore vivante du pire cauchemar de la mode : laideur, grosseur et décrépitude. Montrer la vérité aussi désagréable soit-elle, tel était le dessein du couturier. 

Alexander McQueen : "C'est ça le travail d'un créateur, transcender la mode et ce qu'elle pourrait être, il faut briser le moule, c'est le défi d'un créateur, il faut faire des choses que personne ne veut faire, mais quelqu'un doit il le faire pour faire avancer la mode".

7/10

Le défilé automne-hiver 2006-2007 Widows of Culloden

McQueen revisite à travers ce défilé la bataille de Culloden entre les jacobites et les britanniques en 1745. Un hommage vibrant à la mémoire des veuves qui ont perdu leur mari dans le conflit sanglant.

Féérique, la collection comprenait des références à l'Écosse : on retrouve le tartan emblématique sur une robe rouge et des costumes militaires en tweed gris. Une coiffe exquise de Philip Treacy comprenait un nid d’oiseau rempli d'œufs bleu pâle incrustés de cristaux de Swarovski. Le mannequin Raquel Zimmermann apparaît dans une majestueuse robe de dentelle grise à volants, coiffée de bois de résine drapés dans un voile. 

L’univers enchanteur qui se dégage de cette collection atteint son apogée avec le grand final de la performance. Au moment où les lumières s’éteignent, l’hologramme de Kate Moss surgit comme un fantôme, une apparition éthérée de la pyramide de verre, dansant lentement dans les airs dans une délicate robe en mousseline. En 2005 pourtant, celle qu'on surnomme la brindille est photographiée en train de consommer de la cocaïne. Bannie des défilés de mode, elle signe son grand retour grâce à ce défilé. 

Un moment qui nous rappelle que la haute-couture est avant tout un art.

8/10

Le défilé printemps-été 2008 La Dame Bleue

Getty

Lors du défilé printemps-été 2008, l'enfant terrible de la mode commémore sa grande amie Isabella Blow, décédée quelques mois avant le show. Muse et mentor du couturier, la journaliste de mode avait repéré McQueen à ses débuts. Fascinée par sa collection de fin d’études Jack The Ripper, elle lui achète la totalité des pièces. 

Selon Richard Gray, illustrateur de mode et ami proche du designer qui a réalisé l’invitation du défilé, "C'était évidemment une vision très personnelle de commémorer et de célébrer quelqu'un qui comptait tant pour lui. Quand vous étiez assis avec ce décor hypnotique que vous entendiez la musique, vous étiez pris au piège. Elle portait toujours les vêtements qu’il a mis sur la passerelle. Il a créé une figure mythique et il y avait la présence d’Issie au show".

McQueen matérialise la présence d'Isabella en demandant aux organisateurs de remplir la salle avec sa fragrance préférée, le parfum Fracas de Piguet. L’extravagance d'Isabella Blow est mise à l’honneur dans la performance : on voit défiler des vêtements spectaculaires tels que des robes kimono en soie dégradée fushia parme ou des robes rebrodées de plumes de perdrix multicolore. L’amour que McQueen portait à sa grande amie est matérialisé par l’omniprésence des oiseaux, une passion qu’ils partageaient en commun.

Les chapeaux de Philip Treacy renforcent quant à eux l’univers poétique de la collection, notamment celui qui simule une envolée de papillons rouges. Une réflexion poétique sur la douleur de l’absence et un vibrant hommage à celle qui l’a révélé et a cru en lui. 

9/10

Le défilé automne-hiver 2009-2010 Horn of Plenty

Getty

Dans son défilé emblématique Horn of Plenty, McQueen réalise un bilan autocritique de sa carrière avec des créations caricaturées, prêtes à être jetées pour laisser place à la nouveauté. Au centre de la scène, un tas de déchet semblable à un dépotoir, symbole du caractère éphémère de la mode.

Parées de rouge et de noir pour symboliser la haute-couture désuète de la maison Valentino, les modèles arborent en guise de coiffure des sacs poubelle, des parapluies, des enjoliveurs ou encore des empilements de chambres air.

Je ne suis pas en colère contre moi-même. Je suis en colère contre le monde entier

D'autres mannequins incarnent des clientes fétichistes de mauvais goût avec des tailleurs exagérés et des robes parodiant les volumes de Balenciaga des années 50. Les bouches rouges grotesques inspirées de l’artiste Lee Bowery sont quant à elles, un commentaire acerbe sur la course aux visages refaits.

"Je ne suis pas en colère contre moi-même. Je suis en colère contre le monde entier" déclarait McQueen concernant cette collection. Un défilé précurseur, qui trouve une résonance particulière dans l'époque actuelle, où l'industrie de la mode est de plus en plus remise en question dans son fonctionnement.

Au caractère éphémère et polluant de la mode décrié par McQueen, se succède - progressivement - une mode éthique, chez des créateurs tels que Stella McCartney et Vivienne Westwood. Le défilé Horn of Plenty avait bel et bien annoncé l'urgence de se mettre au vert, de repenser la consommation et le mode de production. 

10/10

Le défilé printemps-été 2010 Plato's Atlantis

Plato's Atlantis est l'un des derniers défilés du grand couturier. Retransmis en direct sur Showstudio.com, le site web est vite saturé par l'affluence du public. Inspiré par le mythe de l'Atlantide, McQueen recrée un monde amphibien porté vers le futur : les formes des robes dessinent de nouveaux corps et le volume majestueux donné aux vêtements révèle des silhouettes hybrides mi-femme, mi-poisson.

Les mannequins défilent avec des imprimés python psychédéliques, des prothèses de mutante sur les tempes, des cheveux de aileron et les célèbres Armadillo, ces chaussures vertigineuses en bois portées par Lady Gaga dans son clip à succès Bad Romance. Engagé, le créateur livre aussi une réflexion sur la disparition des fonds marins : des motifs rouille représentent une eau salie, en référence à l’explosion pétrolière qui a eu lieu 6 mois avant le défilé dans le Golfe du Mexique.

Derrière ce constat alarmant, le message est clair : la seconde industrie la plus polluante de la planète doit se mettre au vert. Si Plato's Atlantis annonçait les effets dévastateurs de la surproduction textile sur l'environnement, il incitait indirectement les consommateurs à se tourner vers des marques éco-responsables qui ne soient nocives ni pour la planète, ni pour ceux qui l’habitent.

On raconte son histoire, mais elle n'est pas finie. Il nous laisse un héritage.

Depuis, les créateurs opèrent un virage éthique : Prada contracte un crédit en faveur de la mode durable, Versace renonce au cuir de kangourou, le luxe délaisse la vraie fourrure... Une révolution lancée en parti par le couturier, pionnier d'une mode consciente et engagée. 

"On raconte son histoire, mais elle n'est pas finie. Il nous laisse un héritage. Il a fait tellement en vingt ans de carrière qu'il a vécu dix fois plus que d'autres. Son nom lui survit, sa maison vivra toujours", affirme Mira Chai Hyde, proche collaboratrice et amie de McQueen.

10 ans après sa mort, McQueen continue d'exercer son influence à travers sa successeure Sarah Burton, qui réinvente avec brio l'esprit de la griffe. Force est de constater que l'audace créative du couturier n'a pas fini d'inspirer la mode d'aujourd'hui... et de demain. 

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