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« Ma vie dans l’Allemagne d’Hitler » : au cœur du IIIe Reich, prison à ciel ouvert

Jérôme Prieur a exhumé une série de témoignages d’exilés du nazisme, qu’il a associés à des images amateur.

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Publié le 17 janvier 2019 à 16h23

Temps de Lecture 4 min.

1930-1939 : de l’ascension d’Adolf Hitler à la Nuit de cristal, collection de récits des témoins des événements de l’époque.

Arte, mardi 15 janvier à 22 h 20, documentaire

Alors qu’il songeait à réaliser un éventuel documentaire sur la Nuit de cristal, le pogrom contre les Juifs orchestré les 9 et 10 novembre 1938 par le pouvoir nazi sur le territoire du Reich, le réalisateur Jérôme Prieur est tombé par hasard, au détour d’un livre (Jamais nous ne retournerons dans ce pays, Nuit de cristal; les survivants racontent chez Albin Michel, 2010) , sur une série de témoignages qui en rendaient compte. Ceux-ci étaient issus d’un concours lancé en 1939 par trois professeurs de l’université Harvard, aux Etats-Unis : le psychologue Gordon Willard Allport, l’historien Sidney Bradshaw Fay et le ­sociologue Edward Yarnall Hartshorne. La lettre d’appel du ­concours, intitulé « Ma vie en Allemagne avant et après le 30 janvier 1933 », portait sur un projet très clair : « 1 000 dollars pour ceux qui connaissent l’Allemagne d’avant et après Hitler ! Afin de collecter, dans un but purement scientifique, du matériau qui sera utilisé pour une recherche sur les effets sociaux et psychologiques du national-socialisme sur la société et sur le peuple allemands, nous offrons 1 000 dollars pour les meilleures histoires de vie inédites (autobiographies) centrées sur le thème : “Ma vie en Allemagne avant et après le 30 janvier 1933”. »

Adressé à des hommes et à des femmes qui avaient connu l’Allemagne dans la décennie précédant l’accession d’Hitler au pouvoir et assisté au passage de la ­démocratie à la dictature, ce ­concours s’adressait aux exilés du nazisme. Ce furent des Allemands et des Autrichiens, pour les trois quarts juifs, premières victimes des lois raciales nazies, mais aussi des protestants, catholiques, athées ou syndicalistes qui répondirent. Les fonctionnaires et les professions libérales dominaient parmi ceux qui prirent la plume. Les réponses venaient du monde entier, principalement des Etats-Unis et de Grande-Bretagne, mais aussi de Palestine mandataire, de Chine ou de France. En tout, près de trois cents témoignages, envoyés comme autant d’appels au secours, à un moment où la nature maléfique du régime nazi ne relevait pas pour tous de l’évidence, alors que, deux ans plus tôt, en 1936, s’étaient déroulés les Jeux olympiques de Berlin, qui avaient servi de formidable outil de propagande à l’Allemagne d’Hitler.

Une terreur sourde

Les quelque 20 000 pages du ­concours de Harvard attendaient depuis quatre-vingts ans d’être consultées, triées et portées à l’attention du public. Jérôme Prieur a eu l’idée fructueuse de confronter les extraits de ce corpus à des images de films amateurs des années 1930, se livrant pour son documentaire à l’exercice délicat, et réussi, d’adjoindre l’image à la parole. Dans les témoignages du concours de Harvard afflue sans cesse l’idée que survient un moment précis où la vie dans le régime national-socialiste n’est plus envisageable. Il s’agit souvent d’un détail, une souffrance, une privation matérielle, une persécution psychologique ou une violence objective, qui rend soudain l’exil obligatoire. Comme l’explique l’un des témoins de cette polyphonie : « Avec les nazis, nous n’avions plus de lit, plus de livres, pas de casserole. » Les nazis sont partout. Il y a cette terreur frontale dont sont victimes une partie des citoyens, et une autre terreur sourde, qui ne peut être décrite que par ceux qui sont déjà des exilés de l’intérieur.

Le réalisateur s’appuie presque exclusivement sur des films amateurs, tournés par des citoyens anonymes

Les images auxquelles Jérôme Prieur confronte cette douleur ne sont pas, comme c’est très souvent le cas, des images empruntées à la propagande du régime nazi, lesquelles, même privées de leur son, ou couplées à un commentaire éclairé, ne changeront jamais de nature. Le réalisateur s’appuie presque exclusivement sur des films amateurs, tournés par des citoyens anonymes tout au long des années 1930. Des films sans visée idéo­logique souvent, animés par le simple désir de capter le quotidien et de trouver une intimité. Des films parfois en phase avec l’idéologie du régime, mais qui révèlent, sous l’effet d’une simple procession de croisés et de chevaliers teutoniques dans une petite ville allemande, la part grotesque du pouvoir nazi et son emprise sur la vie de ses citoyens, la gigantesque prison à ciel ouvert bâtie par le IIIe Reich.

Des films qui, aussi, par leur modestie, contredisent les images de propagande. C’est une Allemagne que l’on a rarement vue à l’écran, qui trouve une actualisation avec les témoignages de ces exilés décrivant l’abîme dans lequel est tombé leur pays à la manière d’un douloureux secret. Associant par exemple aux images de la Nuit de cristal une scène de chasse à laquelle participe l’un des dirigeants du régime nazi, Hermann Göring, Jérôme Prieur pose un regard différent sur ce pogrom. Les 9 et 10 novembre 1938, ce furent beaucoup plus que des vitrines qui furent brisées. Un monde se trouvait englouti. A côté de cette tragédie, le réalisateur offre aussi un visage à ceux qui en sont les responsables, dans ce qui apparaît comme l’un des plus subtils et éclairants documentaires consacrés à l’Allemagne hitlérienne.

Ma vie dans l’Allemagne d’Hitler, de Jérôme Prieur (Fr., 2018, 2 × 53 min). Le film est également disponible dans un coffret DVD, édité par Arte vidéo, avec un autre documentaire de Jérôme Prieur, « Jeux d’Hitler, Berlin 1936 ». www.arte.tv

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