REPRISE
Après une fin de carrière en feu d’artifice à la charnière des années 2000-2010, l’absence commençait à se faire cruellement sentir du grand Manoel de Oliveira, maître et doyen du cinéma portugais, mort en 2014 à l’âge canonique de 106 ans. Le circuit des restaurations allait son train sans avoir encore ramené l’un de ses films à la surface. Le préjudice recule, puisque son chef-d’œuvre, Val Abraham (1993), d’une beauté et d’une cruauté inouïes, réapparaît en salle restauré et rajeuni, après avoir circulé des années sous le visage terreux de mauvaises éditions vidéo. C’est désormais toute la finesse soyeuse de ses images qui lui est restituée, sa sensualité de couleurs, sa délicate touche ornementale, et sa faible profondeur de champ qui nimbe les visages d’un éclat trouble.
Parti d’une volonté d’adapter Madame Bovary, Oliveira avait confié à sa complice, la grande écrivaine Agustina Bessa-Luis (1922-2019), d’en tirer une transposition au XXe siècle. Dans la généreuse vallée du Douro aux vignobles abondants, Ema (Leonor Silveira), ex-petite peste de bonne famille, se marie avec Carlo Paiva (Luis Miguel Cintra), maussade médecin aux mœurs étriquées, et ne tarde pas à s’en désintéresser. Auréolée d’un éclat d’innocence trompeuse, la jeune femme subjugue les hommes à des kilomètres à la ronde, et se lance dans une vie d’aventures sexuelles, toujours en transit entre le domaine familial (un Val Abraham aux sombres résonances bibliques) et d’autres demeures (le palais d’un amant porte le nom brûlant de Vesuvio). Sa claudication, héritée d’une maladie infantile, ne change rien à l’affaire : « Je suis un désir qui balance », dira-t-elle.
Confusion des époques
Double, le film l’est à bien des égards : les deux actrices interprétant Ema adolescente (Cécile Sanz de Alba) puis adulte, les miroirs qui dupliquent les visages, les deux maisons entre lesquelles l’héroïne va et vient, la vicariance des prétendants remplaçables, ou encore, face aux riches propriétés, le monde immémorial d’une paysannerie indifférente. Cette ligne de partage est celle de la division des sexes, dont Val Abraham fait son sujet, pour affirmer l’autonomie d’un désir féminin, renvoyant à ses vestiges la société traditionnelle. Oliveira joue ainsi magnifiquement de la confusion, voire de la superposition, des époques : son XXe siècle à basse intensité (automobiles et twist) s’estompe parfois sous les traces persistantes du XIXe (sonates, robes corsetées, vieilles tantes bigotes), qui font signe vers le roman de Flaubert.
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