La souveraineté numérique avec le logiciel libre, grande absente de la campagne pour les Européennes en France

L’apport du logiciel libre pour la souveraineté numérique notamment en Europe commence à être compris. Pourtant, on peut s’inquiéter de l’absence de ce sujet dans la campagne pour les Européennes en France. Stéphane Fermigier, coprésident de l’Union des entreprises du logiciel libre et du numérique ouvert (CNLL, Conseil national du logiciel libre) aborde le sujet. Pierre Paradinas et Serge Abiteboul

La souveraineté numérique, que nous définirons comme une autonomie stratégique pour les États, les entreprises et les citoyens dans le domaine du numérique (logiciels, données, matériels, infrastructures…), apparaît sous-représentée dans le débat politique actuel, en particulier en France où la campagne pour les élections européennes ne met pas suffisamment en lumière cet enjeu crucial. Ce manque d’attention est préoccupant compte tenu de l’importance croissante des technologies numériques dans notre société et de notre dépendance envers des acteurs principalement américains et asiatiques.

Un peu de contexte

Le logiciel libre, ou open source, représente un pilier fondamental pour atteindre la souveraineté numérique. Ce type de logiciel, dont le code source est public et que chacun peut modifier, améliorer et redistribuer, accélère l’innovation ouverte, évite l’enfermement technologique (lock-in) au sein de plateformes propriétaires et renforce l’autodétermination numérique des utilisateurs. Selon la Commission européenne, l’open source « accroît notre capacité à agir de manière indépendante pour préserver nos intérêts, défendre les valeurs et le mode de vie européens et contribuer à façonner notre avenir.”

En dépit d’une contribution économique significative — représentant 10 % du marché des logiciels et services informatiques en France, soit plus de 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel — le logiciel libre ne reçoit pas l’attention politique proportionnelle à son impact. La législation française, notamment la Loi pour une République Numérique de 2016, a bien tenté de promouvoir son usage dans l’administration publique en “encourageant” son adoption, mais les initiatives restent insuffisantes.

À l’échelle de l’Union européenne, des efforts ont été entrepris, comme en témoignent les Stratégies Open Source de la Commission européenne pour les périodes 2014-2017 et 2020-2023, qui visent à augmenter la transparence, à améliorer la sécurité des systèmes informatiques et à stimuler l’innovation au sein des services publics. Toutefois, pour que l’Europe progresse réellement vers une autonomie numérique, il est essentiel que ces engagements soient non seulement renouvelés pour la mandature à venir du Parlement et de la Commission, mais aussi significativement élargis pour impacter plus que les services informatiques de la Commission, si importants soient-ils.

Les grands partis français aux abonnés absents

Le CNLL, qui représente la filière française des entreprises du logiciel libre, a élaboré et diffusé un questionnaire auprès des principaux partis candidats aux Européennes de juin. Aucun des grands partis sollicités à de multiples reprises et par différents canaux n’a donné suite.

Cette absence de réponse des grands partis est la marque soit d’un désintérêt, soit d’une absence d’expertise sur ces sujets cruciaux, et dans tous les cas nous apparaît comme une faute majeure face aux enjeux.

À ce jour, seuls deux petits partis, Volt France et le Parti Pirate, ont répondu à ce questionnaire (réponse de Voltréponse du Paris Pirate), en reconnaissant pleinement l’importance de la souveraineté numérique et en proposant des stratégies claires pour intégrer davantage le logiciel libre dans la politique numérique européenne.

Le Parti Pirate, fidèle à son engagement historique envers l’idéologie du logiciel libre, adopte le slogan “argent public, code public”, qui affirme que tous les logiciels financés par des ressources publiques doivent être libres et ouverts. Cette position s’inscrit dans une vision plus large visant à transformer l’administration publique en intégrant le logiciel libre pour renforcer l’indépendance, la transparence et réduire les coûts.

Volt France, de son côté, reconnaît également le rôle stratégique du logiciel libre dans la quête de souveraineté numérique, mais adopte une approche qui inclut la création d’une infrastructure numérique européenne autonome. Ils envisagent des mesures législatives et des financements spécifiques pour soutenir le logiciel libre, y compris un Small Business Act européen qui garantirait un soutien aux PME, notamment celles offrant des solutions de cloud et de logiciels libres. Cette initiative vise à favoriser la compétitivité et à réduire la dépendance vis-à-vis des géants technologiques non européens.

En comparaison, le Parti Pirate se concentre davantage sur les aspects éthiques et communautaires de la technologie, cherchant à démocratiser l’accès au logiciel libre et à en faire une norme dans toute l’administration publique, alors que Volt aligne ses initiatives sur les objectifs stratégiques plus larges de l’Union européenne, visant à positionner le continent comme un acteur compétitif et indépendant sur la scène numérique mondiale. Les deux partis promeuvent par ailleurs une intégration approfondie du logiciel libre dans les systèmes éducatifs pour sensibiliser et éduquer la prochaine génération sur les avantages de l’open source.

Que faire?

Les réponses de Volt France et du Parti Pirate, ainsi que celle des principaux partis allemands à un questionnaire similaire à celui du CNLL, nous donnent la matière à relancer le débat public sur la souveraineté numérique et le soutien à l’écosystème du logiciel libre en France et en Europe, en alignant de nombreuses propositions concrètes, au niveau national comme européen, autour d’une stratégie cohérente et volontariste, visant entre autres à soutenir un écosystème européen robuste de développeurs et d’entreprises spécialisées dans l’open source.

En premier lieu, il faut donner la priorité aux solutions open source dans les marchés publics, sauf lorsque des alternatives propriétaires sont absolument nécessaires. L’adoption d’une politique « Open Source First » au niveau de l’UE garantira que tous les nouveaux projets numériques financés par l’UE examinent d’abord les options open source. De plus, la stratégie numérique de l’UE devra être renouvelée pour inclure un soutien spécifique aux projets open source, en proposant des directives claires pour leur adoption et leur maintenance.

Pour financer efficacement cette transition vers l’open source, il faudra allouer au moins 10 % du budget numérique de l’UE au soutien direct de ces projets. Cela inclut des subventions pour la recherche et le développement, la création d’un fonds permanent pour l’open source visant à assurer l’amélioration continue et la sécurité des systèmes, ainsi que l’implémentation de métriques pour suivre et rapporter les progrès.

Le soutien aux petites et moyennes entreprises (PME) européennes spécialisées dans l’open source est également crucial, en leur garantissant une part significative de la commande publique (“Small Business Act”), par des allégements fiscaux ciblés et des subventions spécifiques, et par la facilitation de l’accès aux programmes de recherche financés par l’UE. Un réseau de clusters ou de hubs d’innovation open source à travers l’Europe fournira un soutien technique et commercial essentiel, ainsi que des fonds de démarrage pour les start-up du secteur.

En outre, pour combattre la pénurie de compétences et améliorer la compréhension des technologies ouvertes, il est vital d’intégrer l’éducation au logiciel libre (en tant qu’outil aussi bien qu’objet d’étude) dans les curriculums à tous les niveaux de l’éducation et par un soutien à des formations professionnelles, initiale et continue. L’UE pourra également financer une large campagne de sensibilisation aux avantages des technologies et des solutions open source.

Pour finir ce survol rapide, l’implication des communautés open source dans les processus législatifs et réglementaires est indispensable. La création d’un conseil consultatif européen sur l’open source, représentatif de la diversité de l’écosystème, permettra une interaction continue et productive entre les décideurs et la communauté open source, enrichissant ainsi la formulation des politiques numériques avec des recommandations éclairées et pragmatiques.

Observons qu’aucune de ces propositions ne tranche par sa radicalité. Pour ne donner qu’un exemple, la préférence pour le logiciel libre dans la commande publique est déjà inscrite dans la loi en Italie depuis 2012 et en France, pour le secteur plus restreint de l’enseignement supérieur, depuis 2013. La France se distingue par ailleurs par la notion d’ “encouragement” à l’utilisation du logiciel libre par l’administration, ainsi que l’obligation de “préserver la maîtrise, la pérennité et l’indépendance de [ses] systèmes d’information”, inscrites dans la loi République Numérique de 2016. D’autres propositions sont directement inspirées de rapports parlementaires, comme celui du député Philippe Latombe sur la souveraineté numérique.

Conclusion

La souveraineté numérique, bien que cruciale pour l’autonomie stratégique de l’Europe, est négligée dans la campagne actuelle pour les élections européennes en France. Seuls Volt France et le Parti Pirate ont réellement abordé ce sujet, et ont mis en avant l’importance des logiciels libres et de l’open source comme pilier de cette souveraineté. Leurs propositions convergent vers un renforcement de l’utilisation du logiciel libre dans les administrations publiques, l’éducation et le secteur privé pour garantir une Europe plus autonome et moins dépendante des géants technologiques extra-européens.

Il est essentiel que d’autres partis prennent également position sur ces enjeux pour enrichir le débat et proposer une politique numérique européenne cohérente et dynamique. Les mesures proposées, telles que l’adoption généralisée de solutions et technologies ouvertes, le soutien financier accru aux PME du secteur de l’open source, et la formation axée sur les technologies libres, sont fondamentales pour construire un écosystème numérique robuste et ouvert. Cela implique aussi et avant tout une volonté politique affirmée doublée d’une vision systématique, et notamment une collaboration étroite entre tous les acteurs de l’écosystème numérique européen ouvert. La prochaine législature européenne a ainsi une opportunité, mais également une responsabilité, de repenser profondément notre approche du numérique afin de construire un avenir numérique plus résilient et autonome pour l’Union européenne.

Stéfane Fermigier, co-président du CNLL et fondateur d’Abilian
 


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