CINÉMA

Tár : Cate Blanchett trouve le rôle de sa vie dans le film brillant de Todd Field

Dans Tár, Cate Blanchett livre une prestation sidérante en cheffe d'orchestre soupçonnée de harcèlement sexuel. Un film immanquable.
Cate Blanchett dans Tr
Cate Blanchett figure parmi les grandes favorites à l'Oscar de la meilleure actrice qui sera décerné en mars prochain à Los Angeles.© Focus Features

Tár démarre sur une avalanche de noms propres et de références qui auraient, en temps normal, toutes les raisons de faire fuir les non-initiés à la musique classique. Après un générique de fin placé dans les premières secondes du film, un visage apparaît à l'écran, l’héroïne, une brillante cheffe d’orchestre du nom de Lydia Tár (extraordinaire Cate Blanchett). Célébrée partout où elle se rend, trimballant un curriculum vitae surchargé en collaborations et récompenses prestigieuses, elle mène une vie réglée comme du papier à musique. Ses costumes sont taillés sur mesure, ses voyages calculés à la minute et ses discours de présentation appris par cœur par une assistante, solidement campée par la Française Noémie Merlant, qui la suit dans ses faits et gestes. 

Cet ensemble de cérémonies et de manies permettent au spectateur de mesurer, en à peine quelques minutes, l’aura du personnage qu’il s’apprête à suivre dans ses triomphes et tourments deux heures et demie durant. Cette rigueur d’écriture et cette nécessité de pénétrer au cœur même d’un milieu artistique profondément élitiste relèvent pratiquement de la condition sine qua non pour comprendre ce qui se jouera plus tard dans le film. Car, dès lors que la machine est lancée et que le spectateur peut apprécier la maestria de Cate Blanchett dans la peau de ce personnage génial et robotique malgré lui, Todd Field insère un grain de sable qui prendra très vite les formes inquiétantes d’une tornade. 

Elle aura les traits d’une chevelure rousse, sans visage. C’est tout ce à quoi le spectateur aura le droit sur cette inconnue qui hantera Lydia Tár, jusqu’à l'accompagner dans sa chute. Tout au plus sait-on qu’elle est sans doute son ancienne étudiante, qui s’est donnée la mort après des mois de missives laissées sans réponse. L'incident tragique fait ressurgir les soupçons de harcèlement sexuel qui pèsent contre Tár dans l’école où elle enseigne avec rigueur — il faut assister à ce dialogue exquis de cruauté entre la cheffe d’orchestre et un étudiant qui ne supporte pas la misogynie de Sebastian Bach. Le doute autour de son attitude s'amenuise encore lorsqu'elle donne sa chance à une jeune violoncelliste sur la base de ses beaux yeux et de ses bottes bleues. Les alliés de Lydia Tár se murent dans le silence, par peur de voir son courroux s'abattre sur eux. 

Lydia Tár (Cate Blanchett) commande d'une main de fer son orchestre à Berlin, quitte à créer un climat de terreur.© Focus Features

Il serait bien dommage de réduire Tár à une sorte de pensum sur la “cancel culture”, tant Todd Field semble bien décidé à ne pas bâtir son scénario autour de pistes de réflexion quelconques sur l'époque, ou pire des opinions jetées à la face d'un spectateur qui devrait se presser de les cueillir et de les approuver. C’est là que l’installation fastidieuse de la routine de Lydia Tár en début de film s’avère primordiale dans le déroulement du récit. Si l’héroïne est exécrable, toxique, obsédée par un bruit parasite qui gâche son quotidien, sa quête d’un pouvoir absolu, d’un dialogue quasi-divin avec la musique à la manière de son mentor Leonard Bernstein, revêt aussi quelque chose d’assez touchant. 

En multipliant les pas-de-côté, comme ces scènes qui flirtent avec l’épouvante et qui, en temps normal, pourraient apparaître un brin artificielles, Todd Field creuse un film d’une noirceur abyssale, aussi glacial que la maison dans laquelle Lydia Tár vit avec sa compagne (Nina Hoss) et leur fille. Il révèle également son angoisse suffocante à elle qui, dans cette incomplétude qu'elle se refuse, empoisonne la vie de tous ceux de son entourage, sans éprouver la moindre empathie. 

Nulle autre que Cate Blanchett n’aurait pu incarner avec ce niveau de précision et de férocité un tel personnage, offrir sincèrement cette impression de voir une actrice se glisser dans la peau de la femme qu’elle incarne, tout en se délestant des oripeaux de la traditionnelle “performance” hollywoodienne. En un personnage, l’actrice doublement oscarisée compose une pléiade d’expressions et de visages qui traduisent, sans en dire trop, le délitement progressif de Lydia Tár et la manière dont, petit à petit, elle se déracine du monde non pour atteindre les cieux mais pour tâter du bitume et quitter le sanctuaire qu'elle s'était bâtie pour elle seule. De cheffe d’orchestre à cheffe de guerre, il n’y a qu’un pas — elle-même raconte à sa fille qu’il n’y a pas de démocratie dans la musique symphonique —, et de vampire à figure vampirisée, la distance est à ceci près équivalente. 

Tár est un film impitoyable, salement incommode mais heureusement exigeant. De cette exigence que l’on a vu disparaître dans le cinéma d’auteur américain, égaré en postures morales et manichéisme facile, et qu’il faudrait davantage chérir. Il aura fallu seize ans à Todd Field pour retrouver les commandes d’un long-métrage et il est légitime de penser qu’avec le fabuleux Tár, l’attente en aura valu la peine.

Tár, un film écrit et réalisé par Todd Field, avec Cate Blanchett, Noémie Merlant et Nina Hoss, 2h38, sorti le 25 janvier au cinéma.