Cinéma

Kinds of Kindness : pourquoi le nouveau film de Yorgos Lanthimos avec Emma Stone est si décevant

Cinq mois après la sortie de Pauvres Créatures en France, Yorgos Lanthimos revient déjà aux affaires avec son nouveau long-métrage, Kinds of Kindness.
Emma Stone  Jesse Plemons  Kinds of Kindness
Emma Stone et Jesse Plemons sont les têtes d'affiche de Kinds of Kindness de Yorgos Lanthimos.© Atsushi Nishijima/Searchlight Pictures

Yorgos Lanthimos l'a senti. Il n'y a aucun doute sur le fait que le cinéaste grec a compris, avec les succès de La Favorite et de Pauvres Créatures, tous deux récompensés aux Oscars, qu'il était devenu un artiste désirable. L'un de ces bricoleurs “à univers” dont Hollywood raffole tant, ne se privant jamais d'épuiser leur fragile créativité. L'excentricité fait fureur dans le cinéma, du moins tant que celle-ci ne dépasse pas le stade de l'ornement et de la musique vaguement grinçante — la réception calamiteuse de Megalopolis de Francis Ford Coppola au Festival de Cannes, sommet de cinéma orgiaque et bordélique, l'a prouvé.

Il fallait donc que Yorgos Lanthimos s'affranchisse avant d'être dévoré par la machine à rêves, prendre la tangente avant de se retrouver enfermé dans un musée de motifs et de tics, à la manière d'un Tim Burton dont le nom ne fait désormais s'émoustiller que les vendeurs de produits dérivés. La réponse à la joliesse et l'humanisme inattendu de Pauvres Créatures, sorti en janvier dernier, s'appelle donc Kinds of Kindness. Présenté en compétition au Festival de Cannes et auréolé d'un prix d'interprétation (mérité) pour Jesse Plemons, le 9e long-métrage du metteur en scène marque un retour à la verve ouvertement cruelle et énigmatique de ses premiers films, tels que Canine ou Alps.

Construit sous la forme d'une fable en trois mini-récits distincts, dans lesquels on retrouve la même troupe d'acteurs avec différents costumes (Emma Stone en tête d'affiche), Kinds of Kindness travaille une thématique commune autour de la soumission et de la dévotion à diverses figures de pouvoir du monde contemporain, de l'employeur au gourou. Le premier segment voit Jesse Plemons en employé d'une société où son patron, incarné par Willem Dafoe (peut-être l'acteur qui incarne le mieux la mue hollywoodienne du cinéma de Lanthimos par son visage creusé et inquiétant), dicte l'entièreté de ses journées, de son réveil à ses repas, jusqu'à sa vie sexuelle. Lorsque le soumis refuse d'organiser un accident de voiture, le patron le délaisse et le confronte à un immense vide existentiel. Le deuxième segment suit le quotidien d'un policier qui retrouve sa femme disparue lors d'un voyage et se convainc que c'est une autre personne qui est revenue à sa place. Il la met au défi de se couper un doigt et de le cuisiner pour lui. Le troisième raconte la quête d'une membre de secte pour trouver la nouvelle idole capable de ressusciter les morts.

Loin des extravagances formelles de Pauvres Créatures, Kinds of Kindness organise le retour de Yorgos Lanthimos à un cinéma de sale gosse, marqué par une atmosphère âpre, quelques pointes comiques absurdes (pour se souvenir de sa femme, le policier du deuxième récit regarde avec émotion une sex-tape produite avec des amis) et une volonté de ne donner aucun répit à des personnages totalement paumés et incurables dans leur aliénation. Voilà donc le réalisateur revenu à produire des gros monolithes, façon Mise à mort du cerf sacré avec Colin Farrell et Barry Keoghan en 2017, influencés par la minutie formelle de Stanley Kubrick et l'étrangeté manifeste des scénarios de Charlie Kaufman.

Certains ne manqueront pas de se réjouir de voir Yorgos Lanthimos refaire ce qui a fait son succès dans le premier acte de sa carrière. Chez nous, Kinds of Kindness produit surtout une réaction épidermique, un rejet quasi-immédiat qui ne fera que se confirmer pendant les interminables 165 minutes que dure le film. Aucun des trois récits ne donne l'impression d'offrir quelque chose de nouveau à raconter dans le cinéma du metteur en scène, qui ressasse ici cette longue obsession autour de l'être humain qui, en se donnant aux autres pour trouver un sens à sa vie, retournerait à l'état animal. À la fin d'un des segments, dans lequel Emma Stone raconte un rêve où les chiens ont pris le pouvoir sur les hommes, Yorgos Lanthimos va jusqu'à orchestrer un générique où les meilleurs amis de l'homme feraient des activités humaines totalement banales, se baladant en voiture dans des rues tandis que le reste de l'humanité souffre et végète sur la route.

Margaret Qualley, Jesse Plemons et Willem Dafoe dans Kinds of Kindness.© Searchlight Pictures

En dépit de certaines fulgurances et d'une envie de provoquer le spectateur avec des images choquantes, Kinds of Kindness agace par sa façon d'étirer ad nauseam des situations qui ne méritent jamais de durer plus de 50 minutes. Plus bankable que jamais, Yorgos Lanthimos a certainement bénéficié d'une grande liberté pour mettre en scène ce nouveau long-métrage mais il ne semble l'utiliser que pour redorer un blason qui n'avait pas besoin de l'être, prouver à ses fidèles de la première heure qu'il peut encore produire de la méchanceté et de la gratuité, et ce même en mettant en scène quelques-unes des plus grosses stars hollywoodiennes de son époque. Angoisse qui anime aussi, en France, le cinéma de Quentin Dupieux, comme l'a prouvé son dernier long-métrage, Le Deuxième Acte, présenté en ouverture du Festival de Cannes. Les cinéastes célébrés d'aujourd'hui doivent-ils à tout prix prouver qu'ils sont restés des marginaux, malgré des moyens décuplés et des stars qui se battent pour apparaître dans leurs productions, pour être cool ?

Yorgos Lanthimos a en tout cas la chance d'avoir des acteurs qui semblent se donner corps et âme à ses projets. Emma Stone, devenue en trois films la nouvelle collaboratrice chérie du cinéaste, semble s'amuser énormément dans cette série de situations abracadabrantesques, confirmant au passage un goût pour les fictions monstrueuses après la mini-série The Curse, produite avec Nathan Fielder et Benny Safdie. Nouvel arrivant dans son cinéma, le toujours impeccable Jesse Plemons n'est pas loin de voler la vedette à la comédienne oscarisée, avec ce visage à la fois innocent, un peu bouffi et mystérieux, qui incarne à la perfection le sentiment d'intense perplexité que nous laisse le film.

Kinds of Kindness, un film réalisé par Yorgos Lanthimos, avec Emma Stone, Jesse Plemons, Willem Dafoe et Margaret Qualley, 2h44. À découvrir au cinéma à partir du 26 juin 2024.

Article initialement publié lors du Festival de Cannes, le 18 mai 2024.