Entretien

JR : “On n'a pas fait un documentaire sur la prison mais un documentaire sur la force de l’art dans une prison”

Avec son nouveau documentaire Tehachapi, le street artiste JR nous plonge dans l'une des prisons les plus dangereuses des États-Unis.
JR  “On n'a pas fait un documentaire sur la prison mais un documentaire sur la force de lart dans une prison”
JR et Kevin Walsh, un ancien détenu, lors de la projection de Tehachapi au 50e festival de Telluride le 1er septembre 2023, dans le Colorado.© Vivien Killilea/Getty Images

Présenté au festival Telluride en 2023, Tehachapi, le nouveau documentaire de l'artiste JR, a nécessité trois ans de travail, avant de sortir en France ce mercredi 12 juin. Entre éloge du pardon et critique du milieu carcéral américain, ce film poignant dresse le portrait de certains détenus en quête de rédemption et prouve que l'art peut changer des vies.

L'action se déroule à Tehachapi, une prison américaine de sécurité maximale, sous le soleil brûlant du désert californien. Surnommée la “citadelle”, les détenus y sont parqués de manière déshumanisante avec des niveaux de 1 à 4 en fonction de leur dangerosité. JR, qui désire “rendre visible les invisibles”, a décidé de photographier individuellement chaque détenu, pour les représenter sur une immense fresque collée sur la cour de la prison. Non seulement l'artiste plasticien a obtenu un permis pour filmer autant qu'il le désire, mais il est parvenu à convaincre 28 détenus de la zone 4 à participer à ce projet inhabituel et à raconter leur histoire.

À l'aide d'une application, on peut scanner le visage d'un prisonnier pour écouter son histoire. D'ou viennent-ils ? Comment se sont-ils retrouvés entre ces murs ? Qui sont-ils ? Leurs témoignages, honnêtes et touchants, ont traversé les murs de la prison pour parcourir le monde entier. Ce sont d'abord les familles qui ont renoué avec ces détenus mais également les gardiens qui ont adopté un nouveau regard sur eux. Aujourd'hui, la majorité des membres de ce projet, pour la plupart condamnés à perpétuité, ont regagné leur liberté. Un changement s'est opéré : ils effacent leurs tatouages de skinhead ou leur croix gammée, fraternisent davantage et œuvrent pour le bien commun. Nous sommes partis à la rencontre de JR dans son atelier à Paris, pour en savoir plus sur cette histoire fascinante, dont le gouvernement californien cherche désormais à s'inspirer pour l'avenir de son milieu carcéral.

Comment est né ce projet ?
Tout a commencé avec un ami qui m'a demandé si je voulais faire quelque chose dans une prison. Normalement, il y a tellement de paperasse et de contraintes dans les prisons américaines que je ne pensais pas pouvoir le faire. J'avais déjà fait quelque chose dans le même esprit à New York mais jamais à cette échelle car on pensait que c’était impossible. Je lui ai dit que si je pouvais je collerais les visages des prisonniers sur tout le sol de la prison. Et mon ami me dit qu'il a le contact du gouverneur de Californie. Il a appelé le gouverneur qui, au départ, n'avait aucune idée de qui j'étais, jusqu'à ce qu'il se souvienne avoir été dans une fresque que j'avais réalisée à San Francisco, au Moma. Et il a dit : “je vais lui donner le permis pour toutes les prisons de Californie”. Ce permis te laisse entrer dans n'importe quelle prison en te laissant ton portable et toutes tes affaires. Ça n'a jamais été donné avant, toute la force de ce projet vient de ce permis. Je pouvais filmer et partager en direct mes images sur les réseaux sociaux. On le voit d'ailleurs dans le film, ça a eu un impact énorme dans le processus du projet. Pour choisir la prison, j’ai regardé sur Google Earth lesquelles avaient un sol en béton car sinon je ne peux pas coller. Je suis tombé sur Tehachapi, sans même savoir que c'était l'une des prisons les plus dangereuses des Etats-Unis.

Quel est votre rapport avec la prison ?
J’aurais pu m'y retrouver plusieurs fois moi-même, mais la plupart des détenus ont d'ailleurs commencé avec des graffitis et ont dérapé à un moment. Il y a une chose qui existait ici et qu'on n'a pas en France, c'est la “Three-strikes law” : vous faites trois délits mineurs, vous faites de la prison à vie. Tu voles un téléphone, tu voles une voiture et tu te bagarres et c'est la prison à perpétuité. Il y en a beaucoup dans mon groupe qui se sont retrouvés en prison à vie depuis qu’ils ont 17 ans car ils étaient sous cette législation. Et c’est assez dingue, c’est une loi connue en Californie qui a heureusement été arrêtée. D'ailleurs, la Californie détient l'une des plus grosses population carcérales des États-Unis.

Vous qui êtes davantage un plasticien, pourquoi avoir utilisé le médium cinématographique pour ce projet ?
Je le fais depuis longtemps car mes créations sont éphémères. C’est cela qui m’a poussé à filmer dès le départ depuis 2004-2005, j’ai compris très vite que c’était le processus qui comptait donc je l’ai documenté. Mon premier film était en 2010, et on essaie d’en faire régulièrement. On le voit d’ailleurs dans le film avec Agnès Varda (Visages villages, ndlr), c’est le processus qui fait tout. Bien sûr, il y a une image à la fin, mais le processus de ces collages démesurés créent un changement. C’est cela que l’on observe et que l’on mesure. Dans ce documentaire, on le voit de manière très claire.

Quand on regarde le film, tous les détenus prennent part au projet. Certains ont-ils refusé de le faire ?
Ils se sont choisis entre eux. Je leur ai dit que s’il y en a autour de cette table qui pensent que leurs victimes pourraient être choquées de les voir participer à ce projet, je leur déconseille de le faire mais c'était à eux de choisir. Il y en a six ou sept qui se sont levés et qui sont sortis de la salle. Le projet est devenu tellement connu dans cette prison que les gens voulaient faire partie de cette aventure. Leur famille ont vu le projet sur les réseaux sociaux dès le deuxième jour. Le mot s’est répandu et la force des réseaux sociaux, dans un endroit ou il n’y en a pas, a été énorme.

Ne pensez-vous pas que les détenus qui vous ont aidé restent une minorité au sein de la prison, à vouloir faire ce changement de vie ?
Il y a de tout. Il y en a qui n’ont pas encore changé, d’autres qui ont changé et ça ne se voit pas, d’autres qui ont changé mais qui resteront là-bas à vie. Il faut savoir que dans tout le groupe qu’on a eu, 100% sont passés au niveau 3 (le niveau inférieur, donc moins strict). 60 à 70% sont en liberté depuis ce projet. L’impact du projet a été dingue, non pas parce que j’ai fait des beaux collages, mais parce que ça a recréé un lien entre l’administration, les prisonniers et les victimes. Le fait qu’ils puissent partager leurs histoires a fait qu’ils ont commencé à se reconsidérer. Ça a accéléré un processus énorme, ils passent devant un board tous les ans. Après ce projet, tel gardien a dit que tel détenu avait changé, qu'il a changé de niveau, puis il est observé, et au bout de 2-3 ans, il peut sortir. Maintenant à chaque fois que je vais là-bas, il y a des gens du gouvernement californien qui viennent et qui observent parce qu’il sont en train de voir un modèle qu'ils peuvent copier pour d'autres prisons, alors que nous, on venait juste faire un petit projet artistique et coller des images.

Vous dormiez où pendant le tournage ?
On dormait dans la ville à côté de Tehachapi, la plupart des gens qui travaillent dans la prison vivent dans cette ville. On était dans un petit hôtel où dorment souvent les familles venues rendre visite aux détenus. On a l’impression d’être perdu dans une petite ville des Etats Unis et pourtant on est à deux heures et demie de Los Angeles. Entre Sunset Boulevard à deux heures et cette prison au milieu du désert, on passe d’un monde à l’autre.

Vous appréhendez la réaction des gardiens et de l’administration ?
Un peu car on veut qu’ils soient contents. Certains détenus ont vu le film, mais pas encore l’administration, on espère qu’ils vont apprécier. Mais on veut aussi montrer la réalité. Eux, c’est normal, ils n’ont pas envie de montrer à quel point c’est une prison violente. Lorsqu'on collait, il y avait tout de même du sang par terre. Ils voulaient qu’on coupe les caméras à chaque fois qu’il y avait l’alerte. Tout le monde doit alors se mettre à terre. Et tout le monde respecte la sonnerie car ils savent qu’ils tirent à balles réelles sinon. Et nous on devait être habillés d’une autre couleur pour être toujours différenciés. Au bout d’un moment, ils nous ont laissé faire car ils ont compris ce qu’on faisait : c’est pas un documentaire sur les prisons, c’est un documentaire sur la force de l’art et il se trouve que le décor est la prison.

Comment avez-vous réussi à établir ce lien si fort avec eux ? Vous êtes-vous préparés ?
La première fois que je les ai rencontrés, il y avait une énergie un peu lourde. Aujourd’hui encore, quatre ans plus tard, ce qui les a le plus marqué dans ce projet c’est quand je leur ai serré la main. Les gardiens ne voulaient pas que je fasse ça, mais une fois que je m'étais lancé ils ne m’ont pas arrêté. Comme il n’y a plus de contact humain dans cette prison, c’était comme un signe de confiance totale entre eux et moi. Même si l’atmosphère restait tendue, ce geste a marqué quelque chose dans leur tête.

Durant leurs témoignages, qui sont vraiment poignants, avaient-ils des indications de votre part ?
Non, quand ils rentrent dans cette salle pour donner leur témoignage, personne n’allait les interviewer. C’est à eux de partager ton histoire, c’est comme une bouteille qu'on jette à la mer. Chacun dit ce qu'il veut, personne n'est questionné. En revanche, il faut que s'imaginer qu’il y a quelqu’un à l’autre bout du monde qui n’a aucune idée de qui cette personne est, de quel gang elle vient, de quel contexte elle es issue. Je leur disais que la photo, ça n'était pas grand chose, mais que ce témoignage était le plus important. Ils passaient 20, 30, 40 minutes à témoigner et souvent ils revenaient en pleurant. Leurs familles les ont écoutés et c’est pour cela que leurs enfants ont reconnecté avec eux la plupart du temps, car ils n’ont jamais parlé de cette manière-là. Les gardiens, qui les considéraient comme des animaux sans s’en cacher, ont également écouté ces détenus qu’on peut écouter grâce à l’application dédiée (JR Mural, ndlr). N’importe qui dans le monde peut écouter leurs histoires et je le fais pour toutes mes fresques.

JR saisit alors un livre sur une grande étagère et ouvre une page au hasard, puis scanne avec son application et me fait découvrir le témoignage d'une femme sur une fresque de San Francisco.

Pourquoi avoir réalisé ce projet aux États-Unis et pas en France, ou un pays plus difficile en termes de conditions carcérales ?
Je n’ai pas choisi, je vis là-bas depuis 14 ans. Ça s'est passé là-bas car l’opportunité s’est présentée à moi. Pour m’être renseigné, je sais qu’en France un permis comme cela ne peut pas être donné. On ne peut pas laisser quelqu’un avec son portable en train de filmer et monter une grue avec des échafaudages dans la cour. On ne peut pas faire de FaceTime avec l’extérieur, il y a d’ailleurs une vidéo qui est devenue virale sur Internet dans laquelle je fais un Facetime depuis la prison avec Snoop Dogg. Il l’a postée sur les réseaux et ça a permis d’avoir encore plus de visibilité. Mais ça a fait peur au gouvernement, donc à partir de ce moment-là je n’avais plus le droit de faire de FaceTime, c’était la limite !

Que pensez-vous du climat ambiant en France par rapport aux jeunes en perdition et qu'est-ce qui vous a marqué là-bas ?
Si les peines sont beaucoup plus lourdes aux États-Unis, ce qui m’a frappé dans ces pénitenciers, et je ne peux parler que des prisons américaines, c’est le niveau des débats, qui est assez élevé. Par exemple dans le film, on peut voir Kevin qui a une croix gammée sur le visage et de l'autre côté Will, un Afro-Américain qui dit "c’est mon frère Kevin”, alors qu'il a une croix gammée sur le visage. Il me répond “non Kevin, il n'est pas comme ça. Il boit dans le même verre que moi, c’est mon frère”. Ils arrivent à lire derrière les tatouages, à se voir pour ce qu’ils sont, pas pour ce qu’ils représentent. C’était quelque chose qui existait avant même notre arrivée dans la prison, et ça m’a fasciné. Je pense que ce film pose une question : est-ce qu’on a le droit à une seconde chance ? Est-ce que quelqu’un peut changer ? Ce sont des questions que l’on peut tous se poser, en France, aux États-Unis, ou ailleurs. Ça me donne de l’espoir pour ce qui est possible de faire en prison et ailleurs.

Dans ce documentaire, on comprend réellement que “l’art peut changer des vies”. Est-ce que ça a déjà été (autant) le cas avec un autre projet ?
Avec ce projet, on a pu le mesurer pour la première fois. Dans les autres tu peux toujours penser à d’autres facteurs. Pour ce projet-ci, on était dans un lieu si clos, on savait que c’était uniquement ce projet qui avait permis ce changement. Le fait que ce soit dans une prison m’a permis d'avoir un outil de mesure incroyable, de pouvoir comprendre le modèle et l’impact de l’art avec une data précise.

Finalement ce qu’il y a de plus beau et de plus important, c’est davantage le processus créatif que l’image créée ?
Oui et c’est le cas dans tous mes projets, comme celui à la frontière du Mexique : c’est le fait que les gens soient venus, se soient parlés à travers le mur. Ce sont toutes ces choses autour du projet qui créent du lien dans un endroit il n’y en a pas. L’art n’est qu’une excuse, mais essentielle ! Il faut que l’image soit belle, impressionnante, etc. Les gens viennent au départ pour ça mais se retrouvent à sortir de leur zone de confort, à recréer du lien avec qui il n’y en a pas.

Tehachapi de JR est à voir en salles à partir de ce mercredi 12 juin 2024.