Portrait

Céleste Brunnquell : “Il y a des choses qu’on permet à une actrice qu’on ne permet pas à d’autres personnes”

À l’affiche de En attendant la nuit, la jeune actrice révélée dans En Thérapie continue de naviguer entre les genres dans un cinéma français en ébullition, sur et en dehors des plateaux de tournage.
Cleste Brunnquell  77e Festival de Cannes  mai 2024
Céleste Brunnquell lors du 77e Festival de Cannes, le 22 mai 2024.© Stephane Cardinale - Corbis/Getty Images

Que dit le moyen de locomotion d'une actrice sur qui elle est ? On ne se risquera pas à offrir une quelconque analyse sur le sujet mais dans le cas de Céleste Brunnquell, qui débarque en vélo le jour de notre entretien, on se plaît à déchiffrer quelque chose sur sa mobilité d'actrice, sa volonté de rester libre de ses mouvements, en toute circonstance. En cette fin du mois d'avril quand nous la rencontrons, le Festival de Cannes n’a pas encore commencé qu’elle est déjà très occupée. Jurée de deux festivals, “en même temps, ce qui n’est pas simple”, Format Court au Studio des Ursulines à Paris et La Septième Lune au Méliès à Montreuil, elle se trouve aussi à l’affiche de trois films qui sortent à quelques semaines d’intervalle.

Tantôt assistante parlementaire dans Une affaire de principe d’Antoine Raimbault début mai, tantôt confidente et amoureuse de Maria Schneider dans le biopic consacré à l’actrice du Dernier Tango à Paris (en salles le 19 juin prochain), elle tient également l'un des rôles principaux de En attendant la nuit, la première fiction de la réalisatrice Céline Rouzet. “Passer de José Bové aux vampires, c’est une gymnastique particulière !”, nous confesse-t-elle en début d’interview. Dans ce teen-movie aux dents aiguisées, l’actrice de 21 ans incarne Camila Berthier, une adolescente issue d’une banlieue pavillonnaire de Besançon qui s'éprend de Philémon, un garçon qui vient tout juste d’arriver dans son village et a la particularité d’être un suceur de sang. Liés par ce secret, ils apprennent à se connaître et à s’aimer, tout en essayant de faire fi de la méfiance des habitants et des autres adolescents qui ne vont pas cacher leur hostilité vis-à-vis de Philémon. “Ce qui m’intéressait avec En attendant la nuit, c’est que je n’y voyais pas un film de genre. Le vampirisme y est plutôt montré comme une maladie, avec des poches de sang et des choses très concrètes. J’aimais bien que cette idée soit prise au premier degré.”

Dans cet univers trop propre sur lui des pavillons pour familles aisées, qui évoque fortement l’imaginaire du Edward aux mains d’argent de Tim Burton, le personnage campé par Céleste Brunnquell est un croisement entre ceux qu’on a pu croiser dans les années 90, lumineux et évanescents, tout en étant imprégné des angoisses et impuissances contemporaines. “Je joue avec ce que j’ai, je n’ai pas fait d’école et j’apprends constamment sur les tournages. Je ne suis pas du tout une technicienne. Et je crois que Camila me ressemble un peu dans le sens où j’essaye aussi de trouver l’espoir là où je peux. Trouver des choses belles, un peu miraculeuses. Mais il y a aussi quelque chose du domaine de la boulimie chez moi : soit je fais des nuits blanches en lisant des articles sur l’actualité du monde, soit je suis dans une forme de déni total.”

Âgée d’à peine 15 ans lorsqu’elle a foulé pour la première fois un plateau de tournage dans Les Éblouis de Sarah Suco, dans lequel elle incarnait, aux côtés de Camille Cottin, l'aînée d’une famille qui rejoint une communauté religieuse, cette fille d’un père architecte et d’une mère travaillant dans l’événementiel a fréquemment joué l’enfant de quelqu’un au cinéma et à la télévision. Le grand public l’a remarquée dans la série En Thérapie sur Arte, en adolescente-nageuse blessée par un accident de vélo et poussée à se confesser sur le divan du docteur Philippe Dayan. Les cinéphiles l’ont adorée l’hiver dernier dans La Fille de son Père, la comédie fantasque d’Erwan Le Duc sur un père (joué par Nahuel Perez Biscayart) et sa fille essayant d'aller de l'avant, après la fuite soudaine de la mère et compagne.

En attendant la nuit lui a donc offert une joie inattendue : celle de tourner avec un groupe d’acteurs de sa génération et de pouvoir s’affirmer sans avoir à trop dépendre de figures adultes. “Tourner avec des gens de mon âge m’a permis de partager un même rythme avec d’autres personnes. Les situations du film m'ont paru très réelles. Avec le groupe, on ressentait l’ennui de l’été, on vivait ensemble au bord de la rivière, sans avoir rien à faire. Parfois, on se demandait si c’était filmé ou non.” Une forme de soulagement pour celle qui peut s'amuser des étrangetés du monde du cinéma. “Sur un tournage, une actrice est souvent hyper protégée et, en même temps, très isolée. Par principe, parce qu’on ne sait pas forcément comme les acteurs fonctionnent, on les isole du reste de l’équipe et il faut faire soi-même le premier pas pour se sociabiliser.”

Trouver de la normalité dans un début de carrière fulgurant

Plutôt pudique au moment où elle doit retracer son parcours, l’actrice ne manque pourtant pas d’assurance dans ses choix de carrière et recherche en permanence de la nouveauté et de l'inattendu. Depuis son premier long-métrage en 2019, elle a déjà croisé le chemin d’une dizaine de cinéastes et se plaît à aller vers ceux qui se lancent dans le grand bain du septième art ou qui déploient un parcours plus atypique. Elle doit notamment l'un de ses plus beaux rôles à un premier long-métrage, Fifi de Jeanne Aslan et Paul Saintillan, sorti l'été dernier au cinéma. “Pour En attendant la nuit, ce qui m’a plu, c’est que Céline Rozet venait du documentaire et de la radio. Je me demandais ce qu’elle pourrait injecter de ses expériences dans un film de vampires.”

Mathias Legoût Hammond et Céleste Brunnquell dans En attendant la nuit.© Manuel Moutier

À l’instar d’autres acteurs de sa génération, comme Paul Kircher, Céleste Brunnquell s’est régulièrement interrogée sur la vie qu’elle aurait menée si le cinéma n’était pas subitement arrivé dans sa vie, un jour où elle suivait un cours au Théâtre de l’Atelier. Elle s'est rêvée documentariste ou géographe. Elle a tenté à deux reprises de reprendre ses études, s'est inscrite aux Beaux-Arts de Bruxelles, sans trouver la conviction d'aller jusqu'au bout de son cursus. “Être à l'école ne me plaît pas, et c'était déjà le cas quand j’étais au lycée. Je m’ennuyais beaucoup et je n’avais aucune rigueur. Maintenant, je n’ai même plus le temps, c’est moins grave.”

Même si elle ne se considère pas comme une actrice débordée qui a vit au travers de ses projets, elle observe, fascinée mais sceptique, comment le cinéma lui a ouvert les portes d'univers qui lui sont longtemps restés inconnus, et les opportunités qui ont accompagné cette découverte. “Quand tu commences à devenir comédienne, tu acquiers des privilèges auxquels tu ne pouvais même pas t’attendre. On se retrouve invitée dans des lieux prestigieux, on reçoit des cadeaux… Il faut faire attention à ça et continuer à comprendre l’effort des choses. Il y a des choses qu’on permet à une actrice qu’on ne permet pas à d’autres personnes. On le voit aussi dans les liens étroits qui existent entre le cinéma et la mode. Je pense que c’est là où on peut devenir hors-sol.” Qu'ont dit ses parents de tout cela ? “Je crois que ça les a émus. Au début, ils ne comprenaient pas trop, ça les dépassait un peu, ils m’ont totalement fait confiance sur ce sujet. Je m'efforce aussi de conserver une forme de normalité dans ma vie.”

Grandir dans la grande famille dysfonctionnelle du cinéma français

En février dernier, elle a reçu sa deuxième nomination au César de la meilleure révélation féminine pour sa prestation dans La fille de son père. Une reconnaissance qu'elle a accueillie de façon plus positive et moins agitée que celle acquise quatre ans plus tôt pour Les Éblouis. “La première nomination aux César, je ne me rendais pas du tout compte de ce que cela représentait. Je pensais n'éprouver aucun stress par rapport à cela. Puis, au moment des essayages de ma robe, j’ai vomi partout ! C’est là que j’ai compris que j'avais accumulé dans le déni une énorme dose de stress. Ensuite, j'étais juste terrifiée à l'idée de remporter le César et de vomir à nouveau sur scène devant tout le monde. Heureusement, ça s'est mieux passé cette année !”

Elle était assise dans la salle de l'Olympia lorsque Judith Godrèche est montée sur scène au cours de la cérémonie pour confronter la “grande famille du cinéma français” au tabou des violences sexistes et sexuelles qui parasitent ses tournages et ses coulisses depuis des décennies. “J'ai été en larmes tout au long de son discours. Elle a eu beaucoup de courage de prendre la parole. Parler devant une assemblée, avec face à soi des personnes qu'on peut connaître de longue date, c’est compliqué. C'était très étrange parce qu'en même temps qu'il y avait une standing ovation, on pouvait sentir qu'une forme d’omerta persistait.”

Tout comme Judith Godrèche, Céleste Brunnquell est arrivée dans le monde du cinéma au début de l'adolescence et a pris la lumière dès ses premières apparitions sur grand écran. Des similitudes dans le parcours qui encouragent à une forme d'identification et d'empathie naturelle. “’Mon premier tournage à 15 ans s'est fait dans le plus grand respect mais j’y ai repensé récemment. C’était la première fois que je me retrouvais deux mois, loin de chez moi, seulement entourée par des adultes. Pour moi, c’était la joie et la liberté ultime mais c’est vrai qu’à cet âge-là, c'est impossible de donner son consentement. Je me dis que j’aurais pu permettre des choses. C’est difficile de le dire mais, quand tu es adolescente, tu as envie d'attirer l’attention, d’être aimée par les autres et de prouver que tu es plus grande que ce que tu es. Je ne sais pas comment cela se serait passé pour moi si je m’étais retrouvée face à un metteur en scène qui abuse de son pouvoir.”

Le message porté par Judith Godrèche émeut d'autant plus Céleste Brunnquell qu'elle perçoit encore aujourd'hui les nombreuses défaillances du cinéma français, sans avoir été concrètement confrontée à ce type d'abus. “J'ai eu la chance de ne pas croiser des gens trop malveillants depuis mes débuts. Mais il y a une réalité, c'est qu'il n’y a pas de temps sur les tournages. Parfois, il faut faire des choses pour ne pas mettre en retard tout le monde. Tu peux te retrouver toute seule à devoir décider si tu dois enlever ton haut ou non, alors que cela n’a pas été discuté ou décidé auparavant. Je n’ai pas eu affaire à des gros trucs mais ce sont des choses qui, malgré tout, font cogiter. Et pour certaines personnes, elles paraissent totalement normales.”

Ne souhaitant pas s'étendre trop longuement sur ses expériences de tournage passées, elle songe à la solitude dans laquelle les comédiennes peuvent être laissées au sortir de journées de tournage harassantes. “J’ai pu tourner des scènes difficiles et ne pas être accompagnée psychologiquement après. Ça m'est arrivé de rentrer toute seule dans ma chambre, à l’autre bout de la France, avec des trucs qui me travaillent.” Céleste Brunnquell a “envie de croire que les choses peuvent s’améliorer”, même si elle note que les évolutions en matière de sensibilisation se remarquent sur certains tournages, et moins sur d'autres. “Je fais souvent de tournages de films à petit budget, où il y a plus de parité. Il y a plus de jeunes aussi, qui sont souvent plus sensibilisés par rapport à cela. Même si tous les tournages ne sont pas parfaits. Je me suis déjà retrouvée sur des tournages avec un tout petit plus d’argent et là on ne se retrouve qu'avec des mecs, plus âgés. Ces sujets-là n'y sont simplement pas abordés.”

Les prochains mois pour elle seront placés sur le thème du retour aux origines. Elle retrouvera Camille Cottin dans Rembrandt, le nouveau long-métrage de Pierre Schoeller. Au début de l'année 2025, elle regagnera les planches du Théâtre de l'Atelier, où tout a commencé, dans une nouvelle adaptation de la célèbre pièce de Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde. Elle y donnera la réplique à Vincent Dedienne. “On parlait de normalité et de rester connecté avec le réel, je pense que c'est très bien pour ça le théâtre ! Le réel, on l'a en face de soi tous les soirs. Ça fait peur mais c'est aussi très excitant.”

En attendant la nuit est à découvrir dès maintenant au cinéma.