Pop & Psy

Comment Hollywood a changé notre vision du corps et nous a donné envie d'être (trop) musclés

La représentation du corps masculin dans les blockbusters a pu contribuer au développement pour certains d'une addiction au sport : la bigorexie.
Comment Hollywood a chang notre vision du corps et nous a donn envie d'être  muscls
© Getty Images / montage Inès Mukadi

“I want muscles !” Dans son tube de 1982, la légendaire Diana Ross n’y va pas par quatre chemins. La chanteuse des Supremes le dit ainsi : si certaines femmes “se satisfont d’un homme qui les comprennent”, ce qu’elle veut, c’est du muscle. Le titre exprime dès les années disco ce qui est aujourd’hui devenu une obsession pour beaucoup d’hommes (et de femmes) : un corps musclé. Evidemment, il ne s’agit pas de remettre ici en cause les vertus de l’activité sportive, qui reste primordiale pour la santé physique et mentale. Ceci dit, de plus en plus d’hommes développent une addiction pour le sport. On appelle cela la bigorexie.

Batman vs Musclor

Jusqu’aux années 1990, le bodybuilding était une pratique de niche. Les physiques spectaculaires restaient exceptionnels, comme celui d’Arnold Schwarzenegger plusieurs fois Mister Univers dans les années 1970. Au-delà de sa carrière de culturiste, “Schwarzy” reste associé à sa filmographie musclée (dont 6 Terminator). Mais aujourd’hui, ses successeurs à l’affiche des blockbusters sont eux priés d’aller travailler leur 6-pack. La silhouette musculeuse s’est ainsi imposée comme un standard à l’écran. Si on compare le Batman de la série des années 1960 avec sa dernière interprétation par Robert Pattinson, force est de constater que l’homme chauve souris passe à présent plus d’heures à soulever de la fonte qu’à batifoler avec Robin. La plupart des hommes dans les médias, des séries Netflix aux réseaux sociaux (coucou Tibo InShape), semblent être amateurs de crossfit. Idem au rayon jouet, où les Action Man sont passés en quelques décennies d’un corps sportif à des biceps si turgescents qu’on doute de leur capacité à bouger les bras. Le corps non musclé, normal, voire adipeux, devient une exception parmi ces représentations, au point d’en faire une tendance de niche, le “dad bod”. Et ces nouveaux standards esthétiques ont des conséquences sur nos psychés.

Toujours plus

La bigorexie est ainsi décrite depuis quelques années par les spécialistes de la santé mentale. Ce trouble est à mi-chemin entre une addiction et un trouble du comportement alimentaire. Il appartient à la famille des Body Dysmorphic Disorder (BDD). Ces troubles ont tous en commun une grande insatisfaction corporelle, une sorte de super complexe qui n’est pas objectif pour un tiers observateur (par exemple, passer plusieurs heures par jour à se penser trop petit pour quelqu’un qui fait 1,80 mètre). Dans le cas de la bigorexie, l’impression d’avoir un corps trop fin devient obsédante et déclenche une compulsion sportive. Elle va se traduire par la fréquentation assidue de la salle de sport, en quête d’une prise de masse musculaire. Mais cela ne va faire qu’accentuer le mal-être, avec un sentiment d’échec et une perte de contrôle. C’est similaire à ce que peut éprouver une personne atteinte d’anorexie mentale : plus elle est maigre et plus elle se trouve grosse, cela formant un cercle vicieux.

Les hommes atteints du “complexe d’Adonis” s’obligent également à suivre un régime très strict et riche en protéines, compléments alimentaires, avec alternance de périodes “de sèche” et de “prise de masse”. La moitié d’entre eux va également détourner des stéroïdes anabolisants afin d’augmenter leur prise de muscle*. Ce dopage peut avoir des effets secondaires graves : risques de cancer et de maladies cardio-vasculaires. Les hormones ont également un effet sur l’esprit : la surcharge de testostérone est ainsi responsable d’une hausse de l’agressivité, d’anxiété et de symptômes dépressifs… Et tout cela renforce l’inadéquation entre corps réel et idéal. C’est ce qu’on voit dans la série 13 Reasons Why (Netflix), quand le personnage d’Alex va développer une obsession pour son corps et se procurer de la testostérone auprès de l’équipe de football du lycée. Cela va aggraver son mal être et avoir des conséquences dramatiques. Comme souvent, cette représentation dans la pop culture est loin d’être anecdotique : les études montrent qu’aux USA,  près de 2% des adolescents détournent des anabolisants dans le but d’augmenter leur masse musculaire**.

Body-positivons

Les hommes concernés par la bigorexie n’osent pas en parler à leur entourage ni à des professionnels : demander de l’aide est encore trop souvent perçu comme un aveu de faiblesse. Le rôle des stéréotypes de genre a la vie dure, comme celui qui voudrait nous faire croire que, pour un homme, il suffit de devenir une montagne de muscles pour être heureux. De nombreuses femmes ont été soumises à des diktats imposant des silhouettes maigrissimes comme standards ces 40 dernières années. Et aujourd’hui, beaucoup en reviennent. Ainsi, une des héritières actuelles de Diana Ross, Lizzo, chante à tue-tête des tubes en faveur de l’acceptation de soi et combat pour plus de représentations des diversités. Et cela fait du bien à tout le monde.

Le docteur Jean-Victor Blanc est médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine (AP-HP) et enseignant à Sorbonne Université. Avec son concept Culture Pop et Psy, décliné en livre et en festival, il décrypte comment la pop culture nous aide à appréhender la santé mentale et à balayer certaines idées reçues. Pour GQ, il analyse les troubles psychiques présentés au cinéma, dans les séries et les médias. Jean-Victor Blanc est également l’auteur des livres “Pop & Psy : comment la pop culture nous aide à comprendre les troubles psychiques” (éd. Plon) et “Addicts : comprendre les nouvelles addictions et s’en libérer” (éd. Arkhê).

*González-Martí, Adicciones. 2018
**Mitchison, Psychol Med. 2021