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Rencontre avec Chemena Kamali, la nouvelle directrice artistique de Chloé

Chemena Kamali nous parle Chloé, de l'histoire de la maison, de Karl Lagerfeld et des 70's. Elle explique pourquoi la maison devrait toujours placer les femmes au centre de toutes ses activités.
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Chemena Kamali photographiée dans son bureau chez Chloé.Photo: Jody Rogac/ Courtesy of Chloé

Je rencontre Chemena Kamali à Paris un lundi de fin janvier. Je n’ai que quelques heures, trop brèves à mon goût, pour l’interviewer. Et je dois dire que l’Allemande est au meilleur de sa forme : exubérante, optimiste, aussi chaleureuse que réfléchie. Optimiste, la créatrice a de quoi l’être : pour le réveillon du Nouvel An, qui se trouve aussi être son anniversaire, elle a booké des vacances de dernière minute sur l’île de Saadiyat avec son mari Konstantin et leurs deux fils âgés de 5 et 2 ans. Ce soir-là, elle a eu 42 ans. Et parce qu’une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, elle a obtenu, le 9 octobre dernier, le job de ses rêves : elle est devenue directrice artistique de la prestigieuse maison Chloé.

Qui est vraiment Chemena Kamali, la nouvelle directrice artistique de Chloé ?

Chemena Kamali est originaire de Dortmund, près de Düsseldorf, en Allemagne. Son histoire avec Chloé remonte à loin. Elle commence comme stagiaire, avant de travailler sous l’aile des différentes directrices artistiques qui se succèdent à la tête de la marque : Phoebe Philo, Hannah MacGibbon ou encore Clare Waight Keller. Au cours des vingt dernières années, elle gravit les échelons petit à petit et accumule de plus en plus d’ancienneté. À partir de 2016, elle travaille également pendant six ans pour Anthony Vaccarello chez Saint Laurent. Aussi enrichissante que soit cette expérience, c’est toujours la maison Chloé qui brille dans sa tête. Lorsque l’offre se présente, il s’avère que tous les chemins ne mènent pas à Rome, mais bien à l’avenue Percier, le siège de Chloé dans le très chic VIIIe arrondissement de Paris.

La nouvelle directrice artistique de la maison me donne rendez-vous dans son bureau. Celui-ci est décoré d’une table en bois naturel épurée, d’un magnifique canapé tout en courbes de Vladimir Kagan dans le coin et d’une tonne d’images des collections Chloé passées, et plus particulièrement de la fin des années 1970, à l’époque de Karl Lagerfeld. Impossible de ne pas remarquer ces sublimes créations, avec leur attitude sensuelle, libérée et pleine d’entrain. Mais ce que l’on remarque aussi, c’est l’exubérance et la joie qui se dégagent des femmes qui les portent. Le désir de Chemena Kamali d’intégrer ces deux éléments à sa vision pour Chloé est déjà évident dans sa collection pre-fall, qui sera un avant-goût de la collection automne 2024 qu’elle dévoilera le 29 février. Une collection émouvante, dédiée à son père décédé récemment.

Au cours de nos deux heures passées ensemble, la créatrice revient sur l’héritage laissé par Karl Lagerfeld (ainsi que par Gaby Aghion, la fondatrice de Chloé), sur son amour pour l’esprit des années 1970, ainsi que sur la nécessité pour la maison de toujours placer les femmes au centre de son activité.

Rencontre avec Chemena Kamali, le futur de la maison Chloé

Racontez-moi un peu vos débuts chez Chloé.

Chemena Kamali. "C’est ma troisième fois dans l’entreprise. La première, c’était il y a plus de 20 ans. J’ai fait mes études de premier cycle à l’université de Trèves en Allemagne avant de poursuivre mes études de master à la Central Saint Martins à Londres. Pour une fille comme moi, qui a grandi en Allemagne dans les années 1990, Karl Lagerfeld était vraiment une icône, un héros national. J’adorais ce qu’il faisait chez Chloé. Dans le cadre de mes études de premier cycle, j’ai dû effectuer un stage. Tous les autres étudiants envoyaient une vingtaine de candidatures dans toutes les grandes maisons de Paris, de Milan, de Londres, tandis que moi, je n’en envoyais aucune. Je voulais juste aller chez Chloé, pour travailler avec Karl Lagerfeld, mais aussi parce que c’était le début du mandat de Phoebe Philo.

J’ai emporté mon portfolio dans le train de Düsseldorf à Paris. Je savais où se trouvait le siège de Chloé, alors je me suis présentée à l’accueil et la réceptionniste m’a prise pour une folle : “Vous venez voir qui ? Vous avez rendez-vous ?” Et je lui ai répondu : “Non, mais je suis venue montrer mon portfolio, peut-être au directeur de l’atelier. J’aimerais postuler pour un stage.” On m’a dit : “Eh bien, il faut prendre rendez-vous. Personne n’a le temps de vous voir.” Je suis restée là à attendre et à supplier pendant des heures, et à la fin de la journée, j’ai eu mon entretien et j’ai pu montrer mon portfolio. Deux semaines plus tard, ils m’ont appelée pour me dire que je pouvais commencer.

Donc vous vouliez Chloé, et seulement Chloé. Comment c’était de travailler là-bas ?

J’ai commencé comme stagiaire, puis je suis passée styliste junior. Au début, je faisais beaucoup de recherches pour Phoebe Philo [directrice artistique de 2001 à 2006] et Hannah MacGibbon [adjointe de Phoebe Philo de 2001 à 2006, puis directrice artistique de 2008 à 2011]. Je restais debout des heures devant la photocopieuse, à passer en revue tous les anciens Vogue, des nuits et des week-ends entiers ! Dans ces numéros figuraient toutes les muses emblématiques des années 1970 : Charlotte Rampling, Lauren Hutton, Jane Birkin, Jerry Hall. C’était comme si ce monde s’ouvrait devant moi. Comme si j’avais enfin trouvé ma place. C’était l’un de ces moments décisifs, où l’on se connecte à quelque chose qui semble intuitivement juste.

Phoebe a toujours eu cet immense mur d’inspiration centré autour de la féminité effortless, hyper naturelle, de la fin des années 1970. Il ne s’agissait pas nécessairement des vêtements, mais plutôt de l’esprit de la femme de l’époque. Il y avait un sentiment de liberté. Des femmes comme Charlotte Rampling ont été le point de départ de ce mouvement. Mais ce qui a vraiment servi de base à ma collection de fin d’études à la Central Saint Martins en 2007, ce sont les magazines Vogue de novembre 1977, décembre 1978 et janvier 1979. J’aimais tout : les éditoriaux, les publicités, les couvertures, la palette de couleurs, toutes ces nuances de nude, de bruns, de caramel et de cognac. Les couleurs typiques des 70's. Les images étaient tellement géniales. Il y avait tellement de fluidité, de mouvement et d’énergie. La mode semblait plus naturelle, d’une certaine manière. Les filles étaient dans l’instant présent ; elles étaient moins dans la pose ou, au contraire, dans la passivité.

Vous avez rejoint la maison à une période charnière de son histoire. Comment s’est passée la collaboration avec l’équipe créative à l’époque ?

Ce qui m’a vraiment frappée, c’est que les femmes de l’atelier – Phoebe, Hannah, Blue Farrier et Sara Jowett – incarnaient les créations elles-mêmes. Elles se demandaient ce qu’elles voulaient porter, tout simplement. Elles ajustaient les vêtements elles-mêmes, de manière complètement intuitive, en fonction de l’attitude qu’elles voulaient exprimer : telle était la formule magique. J’étais fascinée par cette connexion de femme à femme, par le fait de concevoir des choses à porter avec une certaine facilité, sans trop compliquer les choses. Rien n’était conceptualisé ou intellectualisé. Elles puisaient leur inspiration partout : les marchés aux puces, les magazines, la musique, les concerts. C’était très ancré dans la réalité.

Ce sentiment de complicité entre la marque et les femmes qui la portent a toujours été très prononcé, mais jamais autant que sous le mandat de Phoebe Philo…

Parce qu’on pouvait s’identifier à la femme Chloé. Elle n’était pas un fantasme lointain : on avait l’impression de la connaître, on voulait lui ressembler, on voulait être elle. Lors des défilés, en coulisses, les filles revenaient des autres défilés entièrement habillées en Chloé parce que c’est ce qu’elles portaient dans leur vie privée. C’était un moment emblématique pour la mode, cette façon intuitive de s’habiller. C’est ce que Chloé a toujours été et devrait toujours être. C’est ce qui est différent de beaucoup d’autres maisons. C’est unique.

J’imagine que tout ceci joue un rôle dans votre vision pour Chloé…

Lors de mes premières conversations avec Chloé et Richemont sur ce que je voulais faire, j’ai toujours dit : “J’aimerais vraiment revivre ces sentiments que j’ai ressentis lorsque je suis tombée amoureuse de la maison la première fois.” Je crois fermement qu’il y a beaucoup de femmes, dans le monde entier, qui ont ce désir, qui se souviennent de ces impressions et veulent les ressentir à nouveau. Chloé est vraiment une marque émotionnelle. Elle laisse une forte empreinte sur les femmes, quel que soit leur âge. À 72 ans, ma mère porte encore du Chloé. Elle me dit souvent : “Il n’y a aucune autre marque qui me procure cette sensation : les couleurs, la douceur des manteaux et des blouses…”

Je veux revenir à cette connexion émotionnelle, rediriger et ramener Chloé vers cette essence, cette âme très chaleureuse. Mon propre lien émotionnel, mon propre amour pour Chloé, est bien sûr lié à Paris, mais il ne m’a jamais quittée même lorsque je travaillais ailleurs.

Cette complicité, voire cette camaraderie, était présente dès le début, lorsque Gaby Aghion a fondé Chloé à la fin des années 1950, non ?

Lorsque Gaby a lancé Chloé, elle avait sans aucun doute en tête l’autonomisation des femmes – même si, bien sûr, l’autonomisation des femmes il y a cinquante ans était différente de ce à quoi elle ressemble aujourd’hui. Elle était l’une des rares femmes à avoir eu le courage de démarrer une entreprise de mode à l’époque. Il y avait tous les couturiers célèbres de Paris, qui proposaient une silhouette très différente, très sculptée et très structurée. Gaby, elle, souhaitait apporter une certaine légèreté, une certaine liberté aux vêtements pour que les femmes puissent travailler et vivre avec tout en étant à l’aise.

Elle était très en avance sur son temps…

Elle a été une pionnière, la première à faire du prêt-à-porter, chose qui n’a jamais vraiment été célébrée. Cette idée de liberté qui la guidait est toujours au cœur de notre travail. Parce qu’aujourd’hui, bien sûr, les femmes – du moins dans notre monde occidental actuel – peuvent être qui elles veulent être, s’adonner à n’importe quelle passion, et bénéficier de droits égaux à ceux des hommes. C’est particulièrement vrai dans le contexte de cette industrie, qui compte d’innombrables femmes directrices artistiques. Je pense qu’en fin de compte, le talent et les compétences ne dépendent pas du genre.

Votre nomination a coïncidé avec celle de nombreux autres directeurs artistiques, tous des hommes. On a naturellement parlé d’un déséquilibre dans l’industrie…

Aujourd’hui, le genre ne constitue plus nécessairement une barrière, mais je pense que les femmes, en particulier à un stade plus avancé de leur carrière, sont confrontées à des défis supplémentaires que leurs homologues masculins n’ont pas à relever. La décision de fonder une famille ou non aura un impact plus important sur la carrière d’une femme que sur celle d’un homme.

Même si Karl Lagerfeld a dirigé la maison de nombreuses années, Chloé a toujours porté un regard féminin sur la mode féminine. C’est devenu un argument du discours sur l’absence de représentation des femmes à ces postes importants. Où est leur point de vue ?

C’est vrai, j’aimerais beaucoup avoir quelques points de vue féminins supplémentaires. On parle beaucoup de féminité aujourd’hui, mais finalement, qu’est-ce que la féminité moderne ? Pour moi, c’est lié à l’énergie féminine, au moi féminin, au fait d’être tout à fait authentique et de faire confiance à son intuition. On a parfois l’impression que les femmes dont on parle le plus souvent sont encore des fantasmes, des objets éloignés de la réalité.

Chloé, printemps-été 2003-2004 prêt-à-porter

Photo: Shoot Digital for Style.com

Chloé, printemps-été 2004-2005 prêt-à-porter

Photo: Marcio Madeira

Chloé, automne-hiver 2009-2010 prêt-à-porter

Marcio Madeira

Chloé, printemps-été 2015-2016 prêt-à-porter

Marcus Tondo / Indigitalimages.com

Revenons un peu sur l’histoire de Chloé. Quelles sont vos collections préférées ?

Entre 1975 et 1979, Karl Lagerfeld a fait quelques collections vraiment étonnantes que j’adore. Plus récemment, je dirais les collections printemps-été 2003 et 2004 de Phoebe, et automne-hiver 2009 de Hannah. J’ai aussi adoré la collection printemps-été 2015 de Clare Waight Keller. Et au printemps 2003, il y avait un collier tendance composé de pétales d’argent relié à un tee-shirt qui était en fait la première pièce de créateur que j’ai achetée dans ma vie, lors d’une vente d’échantillons pour les employés de Chloé.

En parlant de vos vêtements, j’ai entendu dire que vous aviez une incroyable archive de chemisiers vintage. Celui que vous portez en fait-il partie ?

Celui-ci est vieux, sans nom, sans étiquette. Je l’ai pris parce que j’aimais bien la poche, le volume, les petites épaulettes, mais oui, je collectionne les chemisiers. Je dois en avoir entre 600 et 700.

Les portez-vous vraiment tous ?

J’en porte environ 80%. Certains sont tout simplement trop exagérés, ou trop compliqués, ou trop déchirés, mais j’adore les chemisiers ! S’il y a bien une chose très Chloé, c’est ça.

La récente exposition Chloé au Jewish Museum de New York présentait tout un mur d’incroyables chemisiers de la maison datant de plusieurs décennies. Et pour parler un peu plus d’histoire, j’aimerais vous poser des questions sur Karl, d’autant plus que je vois des images de son époque sur le mur de votre bureau. Vous avez mentionné qu’il était en grande partie responsable de votre coup de foudre Chloé…

La période Karl a été cruciale et fondatrice. J’adore me replonger dans ce qu’il a fait à la fin des années 1970, lorsqu’il a réellement expérimenté une féminité sans effort, en y apportant du mouvement, de la légèreté et de la fluidité. J’y reviens toujours. J’étudie chaque collection. Il était très doué pour réaliser les ornements les plus complexes, mais il travaillait également sur des silhouettes incroyables pour les vêtements de tailleur et les vêtements d’extérieur. Les années 1977 à 1979 ont été cruciales pour façonner les codes les plus reconnaissables de Chloé, et tout ce qui a été fait après remonte d’une manière ou d’une autre à cette période où il était là.

Stella [McCartney, directrice artistique de 1997 à 2001] et Phoebe sont vraiment revenues vers ces années-là, surtout Phoebe, mais bien sûr en en proposant une version actualisée. Le début des années 2000, qui constitue également une période très importante et pertinente dans l’histoire de Chloé, reflétait vraiment cette génération de femmes plus modernes, plus optimistes, plus sexy et plus rayonnantes. Karl était aussi le reflet de sa génération : il a déclaré un jour dans une interview que pour concevoir les vêtements Chloé, il regardait vraiment comment s’habillaient les jeunes femmes dans la rue. Sa Chloé était axée sur le présent et sur l’avenir.

Parlons de votre prochain défilé… ou plus précisément de votre première collection pour Chloé automne-hiver, qui sera dévoilée quand nous aurons vu votre défilé d’inauguration. Pouvez-vous nous parler un peu de la pré-collection, de ce que vous vouliez en faire ? Personne ne l’a encore vraiment vue, et sans vouloir trop en dévoiler, j’ai beaucoup aimé la façon dont vous avez travaillé les éléments contradictoires de Chloé : le dur et le doux, l’utilitaire et l’hyper délicat, les robes diaphanes, les capes, les bottes très longues, les jeans taille haute, les grands sacs souples, dépourvus de toute marque…

Nous l’avons présentée en décembre à des clients exclusifs, nous l’avons gardée dans un cercle intime car je voulais que cette collection soit un début intuitif de la garde-robe de ma Chloé, avec des vêtements ancrés dans une idée très sincère de la réalité. Pour parler plus spécifiquement des vêtements, j’avais envie d’un nouveau départ en termes de légèreté, de mouvement, de flou, un jeu fort de proportions, de belles pièces à porter à l’extérieur, des pièces intemporelles et emblématiques du vestiaire Chloé qui soient très reconnaissables. Avec la pré-collection, il ne s’agit pas seulement de composer avec des pièces et des catégories, en gardant en tête un look et une attitude. Je commence toujours le processus créatif en travaillant chaque détails des tenues : pour styliser la collection avec différents éléments et construire une gamme virtuelle, pas seulement avec le prêt-à-porter : avec les sacs, les accessoires, les bijoux, les ceintures, tout. Il s’agit d’une approche très holistique.

La collection pré-automne se reflétera-t-elle dans votre collection automne-hiver 2024-2025, votre défilé d’inauguration ?

La collection du défilé sera certainement une évolution de la pré-collection. Nous allons intégrer certains looks et éléments au contexte du défilé, donc le lien entre ces deux collections est très fort.

Et si vous deviez décrire ces débuts sur le podium en cinq mots, quels seraient-ils ?

Chloé, Chloé, Chloé, Chloé, Chloé !

Bonne réponse, et si évasive en même temps ! Est-ce que vous et votre équipe essayez les vêtements comme tout le monde le faisait lorsque vous avez commencé à travailler pour cette maison ?

Nous essayons tout pour avoir notre propre ressenti. Je demande toujours aux femmes autour de moi : “Voudriez-vous porter ça ?” Et si la réponse est “Non”, c’est sans appel. Il y a toujours ce genre de confrontation avec la réalité. Je pense que c’est pour cela que la pré-collection est une bonne chose pour commencer, parce qu’on n’a pas la pression du message à faire passer dans le défilé : il s’agit simplement de vêtements sincères et honnêtes.

Vous avez parlé de sacs. Lorsque nous vous avons photographiée pour le numéro [américain] de mars 2024, nous avons eu notre premier – et notre seul ! – aperçu de ce que vous avez fait en termes de stylisme. Vous portiez le nouveau Camera Bag de la collection pre-fall, avec un trench en cuir de la même collection. Puisque le Paddington joue un rôle si important dans l’histoire du it-bag – et constitue un succès encore plus grand pour la maison – qu’avez-vous à en dire ?

Ils sont extrêmement importants pour moi, car encore une fois, ce n’est pas une question de catégories. Pour moi, les sacs, les accessoires, les manteaux en cuir, les chemisiers, tout cela forme un ensemble. Quand je travaille mes looks, j’intègre immédiatement les sacs : L’intention, la fonction, l’attitude, la proportion. La particularité du succès des sacs Chloé est qu’ils ne portaient aucun logo : ils n’ont jamais été des objets précieux. Toujours souples, en cuir végétal, à patine grainée non traitée. Ils vieillissent super bien. J’adore cette nouvelle teinte cognac que nous avons créée, et qui a exigé bien des tests pour réussir. Mais il est important que nos sacs, vous n’ayez pas peur de les poser par terre quand vous êtes au café. Nous préparons une version actualisée du Paraty, car je voulais réintroduire un sac emblématique du passé, mais avec une mise à jour, un lifting en gros. Il est hyper chic.

C’est peut-être évident mais votre nouveau rôle va bien au-delà du stylisme : vous devez dépeindre un tableau plus large du monde avec la marque…

Absolument. La mode a radicalement changé ces dernières années, ce qui a redéfini le rôle du directeur artistique. Il ne s’agit pas seulement de vêtements, vous devez tout prendre en considération : votre communauté, les femmes qui incarnent la marque, à qui vous voulez parler et la façon dont vous voulez parler avec elles, dans une approche à 360 degrés. Les marques sont devenues des plateformes culturelles, et nos consommatrices et clientes sont bien mieux informées : elles attendent beaucoup plus des marques ou des maisons de mode qu’avant. Nous avons la responsabilité d’être extrêmement authentiques et honnêtes. Pour nous, la bonne marche à suivre ne consiste pas à hurler ou à être partout, à parler à tout le monde et à tout faire en même temps. Il s’agit plutôt de faire ce qui semble bien – et encore une fois, cela se résume à l’intuition.

Parlons des deux aspects de cette construction d’univers : vous avez réalisé une campagne teaser de femmes d’âges différents associées à la griffe, et il semble que, surtout après vos précédentes remarques sur votre mère, vous remettiez en question l’idée selon laquelle la maison est réservée aux jeunes ; que la célèbre fille Chloé à laquelle on pense toujours est en constante évolution…

L’idée de la fille Chloé constituait vraiment un récit très puissant dans la maison : il y avait la marque, et puis il y avait la fille. Ça me parlait quand j’avais 20 ans, mais elle a évolué – elle n’est pas juste ça. Ce qui ne signifie pas pour autant que l’idée de la fille Chloé n’est plus d’actualité, mais que la fille et la femme Chloé coexistent – ​​et c’est possible parce qu’en fin de compte, il s’agit davantage d’un esprit de la jeunesse que de l’âge lui-même. Il s’agit de garder cet esprit en tête et dans votre cœur, quel que soit votre âge.

C’était totalement le cas dans la campagne, où l’on passe du plus jeune des mannequins nouveaux-venus à quelqu’un comme Jerry Hall.

Je voulais revoir ces femmes, les muses et les visages emblématiques de l’histoire de la maison, nous avons donc rappelé Jerry Hall, qui était la muse de Karl lorsqu’il était chez Chloé. (Elle m’a raconté les histoires les plus folles quand on l’a filmée – des histoires vraiment officieuses, parce que tout le monde sortait ensemble…) Elle vivait dans l’appartement de Karl, faisait partie de ce cercle d’amis proches. Elle était pour lui une grande source d’inspiration.

Une autre femme que je voulais faire revenir était Jessica Miller [qui figurait dans la campagne Chloé au printemps 2004]. Jessica est un esprit libre dans l’âme : elle incarne vraiment la femme Chloé parce qu’elle est extrêmement chaleureuse, compréhensive, drôle et sexy, et elle le sait. Elle a cette vibe, cette énergie, ce petit côté effronté.

Il y a aussi Natalia Vodianova, qui était extrêmement jeune lorsqu’elle a travaillé pour la maison – je pense que Chloé a été l’un de ses premiers défilés. Elle a vraiment réalisé ses rêves : elle est devenue mère et fait un travail incroyable avec son association caritative. Et nous avons fait appel à Liya Kebede de ces années-là, puis à quelques nouveaux visages, comme Kristin Lindseth, qui représentent davantage la génération Chloé d’aujourd’hui.

Ce sont toutes des femmes extraordinaires. Elles arrivent sur le set et on ressent une vraie connexion. Suvi Kopponen, qui va participer à une deuxième campagne que nous venons de tourner, est arrivée et a dit : “Oh mon Dieu, Chloé a toujours été mon job préféré, on s’est tellement amusé. C’était si tendre et doux, et tout le monde se souciait les uns des autres, c’était une maison tellement féminine.”

Ce qui a aussi été un élément important de la maison a été son engagement en faveur du développement durable, avec son statut B Corp, un véritable accomplissement.

Je l’ai hérité de Gabriela [Hearst, directrice artistique de 2020 à 2023], et je suis extrêmement fière de l’avoir fait – c’est extrêmement important pour aller de l’avant. Cela a été une réussite incroyable et a nécessité beaucoup de travail, c’est vraiment ancré dans tous les aspects de l’entreprise, et il est de ma responsabilité de poursuivre cette évolution. Par exemple, lorsque nous choisissons des tissus, nous veillons ce qu’ils soient à faible impact. Ou si nous recherchons quelque chose pour une tenue mais que nous ne trouvons pas de version à faible impact, je travaille en étroite collaboration avec le département tissus pour le développer avec un impact minimal. Il y a beaucoup de sensibilisation sur le sujet. C’est ancré à 100 % dans notre façon de travailler. Les usines avec lesquelles nous travaillons respectent toutes nos valeurs, nos normes, et cela se vérifie chaque jour et à chaque saison – cela a été pris très au sérieux par la maison. Ce doit être une évidence aujourd’hui.

Je sais, Chemena, que vous avez pris un peu de temps avant de vous lancer chez Chloé. Vous et votre famille viviez en Californie. Comment cela s’est-il passé ?

À Los Angeles, il y a un tel sentiment de liberté et une forte énergie artistique, mais il faut y vivre pour le comprendre. Ce n’est pas comme séjourner à la Sunset Tower ou au Château Marmont et penser que vous êtes à Los Angeles – c’est quand vous apprenez à connaître vos voisins, que vos enfants vont à l’école et que vous êtes connectée à la vie quotidienne. Et puis vous conduisez énormément, donc vous écoutez beaucoup de musique. Nous vivions à Laguna Beach, à 45 minutes de l’océan : on se réveille très tôt avec cette lumière incroyable, on se couche assez tôt aussi et on est détaché de l’Europe à cause du décalage horaire : à 14 heures, il n’y a plus des messages, plus d’e-mails, donc il y a une vraie déconnexion.

Je pense qu’il y a quelque chose de très Chloé dans cet état d’esprit californien. Bien sûr, il y a toujours cette sophistication et ce raffinement à la française chez Chloé – qui trouve ses racines à Paris – mais une autre partie de mon récit sera toujours cette liberté et ce côté défait que j’aime chez la fille Chloé : elle n’est pas parfaite, et ce côté défait est enraciné dans le fait que non seulement je viens de passer un an à Los Angeles, mais qu’avant cela, j’y ai vécu quatre ans quand j’étais adolescente. Cela a été l’une de mes inspirations de tout temps : cette sensualité liée à la nature, à la beauté naturelle, aux cheveux, à la peau et au soleil, et à cette utopie côtière.

C’est pourquoi j’aime regarder le travail de tous ces photographes des années 1970 comme Hugh Holland, Mimi Plumb, tous ceux qui captaient la culture de la jeunesse des seventies. Comme nous y avons vécu l’an passé, toutes mes inspirations initiales sont ancrées dans cette décennie. Et j’ai eu le temps de creuser davantage, car généralement on n’est là que quelques semaines et puis on revient. J’ai également revu mes films préférés, comme De grandes espérances avec Ethan Hawke et Gwyneth Paltrow, ou Heat avec Robert De Niro – je ne sais pas pourquoi je suis obsédée par ce film, mais j’adore la bande originale – ou Virgin Suicides. J’adore le point de vue féminin de Coppola. Vivre là-bas m’a mise dans un très bon état d’esprit pour ce périple qui a commencé à mon retour à Paris.

Et c’est probablement agréable d’être dans une ville qui n’est pas à ce point impliquée dans l’univers de la mode alors que vous êtes justement sur le point de retourner dans la mêlée !

Vous savez ce qu’il y a d’incroyable à Los Angeles ? Il n’y a aucun jugement : les gens font simplement ce qu’ils ont envie de faire. Ils portent ce qu’ils veulent, ils ne pensent pas à qui ils vont croiser ni à quoi que ce soit. Et j’aime ça, j’aime que les gestes et les attitudes soient gratuits, et c’est pourquoi je pense que j’ai pu y être productive à ce point.

Revenir, faire ce métier, c’est aussi sortir des coulisses, monter sur le devant de la scène. Je suppose que rien ne vous prépare à cela, à part le fait de simplement se lancer, mais qu’est-ce que vous ressentez, si ce n’est pas une question idiote ?

Ça reste quand même très abstrait. Honnêtement, je n’y ai pas beaucoup réfléchi. Peut-être que je me dis un peu “On en parlera plus tard”, parce que j’ai l’impression d’avoir été tellement occupée avant d’en arriver là, à tout restructurer, à travailler sur la sortie d’une pré-collection et sur un défilé en quelques semaines. J’ai été tellement accaparée que cette question a été un peu repoussée dans mon esprit. Mais du statut de stagiaire à celui de directrice artistique, j’ai vraiment aimé chaque étape du processus. Et vous pouvez demander à tous ceux qui ont travaillé avec moi, j’ai toujours été assez ouverte sur mon amour pour Chloé – j’ai toujours dit à quel point j’aimais la marque et son histoire.

C’est donc étrange, mais aussi naturel d’une certaine façon, car j’ai franchi les portes trois fois : je travaillais déjà dans ce salon d’essayage il y a dix ans avec Claire, et ce samedi encore, j’ai amené mes enfants ici parce qu’ils voulaient venir travailler avec moi, et comme c’était le week-end, il n’y avait personne ici. Je me suis dit : “C’est fou : il y a dix ans, je travaillais dans ce salon d’essayage avec l’équipe de Claire, et maintenant toutes ces années plus tard, mes enfants courent partout à l’intérieur.”

Une dernière chose, Chemena, et cela m’est venu en discutant avec des collègues de Vogue Runway qui sont toujours en train de sonder le terrain : ils sentent qu’il est temps à la bohème de faire son retour. Qu’en pensez-vous, puisque cela faisait aussi partie intégrante de l’ambiance de Chloé lorsque vous avez atterri pour la première fois dans cette maison ?

Vous savez d’où ça vient à mon avis ? Je pense qu’il y a ce désir de défait, de liberté, de douceur et de mouvement, et quand on regarde l’histoire de la marque, elle est enracinée dans les années 1970, lorsque les gens voulaient se libérer des conventions, des modes de vie et de la sexualité traditionnels. En termes de mode, à un moment donné, la bohème a été galvaudée ; elle avait dépassé son apogée et était devenue trop commerciale. L’industrie s’en est lassée et elle a disparu – mais c’est une question intéressante, car cette envie vient du désir de ressentir à nouveau cet esprit. C’est à nouveau le moment de s’y remettre : les gens veulent être eux-mêmes, vivre comme bon leur semble, en définissant leur vie par eux-mêmes.

Il se passe tellement de choses dans le monde – tant de dureté et de laideur – et je pense qu’il y a ce désir de douceur, douceur au sens français, lorsque les gens aspirent à quelque chose de chaleureux, de doux, qu’ils veulent de la beauté. C’est quelque chose d’important pour que ma Chloé puisse avancer. En fin de compte, vous devez faire cesser le bruit ambiant quand vous assumez un rôle aussi conséquent et vraiment faire ce qui vous semble bien."