Expositions

Aux Magasins Généraux, Inès di Folco Jemni nous ouvre les portes de son Salon des Songes

Jusqu'au 7 avril, Inès di Folco Jemni transforme les Magasins Généraux en cinq salons, où règne un mot d'ordre : s'approprier l'intimité. Mi-terrain de jeu, mi-espace où subjectif et collectif sont réconciliés, son exposition-résidence Le Salon des Songes fait dialoguer rêves, rites et réalité. Rencontre avec cette artiste, pour qui la création est une passerelle entre les mondes.
Inès di Folco Jemni
© Welane Navarre

Anna Labouze et Keimis Henni, co-directeurs artistiques des Magasins Généraux, nous ont prévenu : “La peinture d'Inès di Folco Jemni ressemble à un rêve”. Dès lorsque l'on entre dans l'établissement, des touches vives de couleur pleuvent. Un espace délimité par d'immenses tissus, légèrement ballottés par le passage des visiteurs. Des subtiles notes de musique, des meubles détonnant avec la froideur des murs, sans oublier l'immense fresque couverte de traces de craie enfantines. Loin de l'exposition traditionnelle, on entre dans le salon de la peintresse avec une hâte : se blottir dans l'un des fauteuils qui composent l'espace.

Jusqu'au 7 avril prochain, Inès di Folco Jemni nous invite dans son exposition intitulée Le Salon des Songes. Après avoir décroché son diplôme des Beaux-Arts en 2018, elle met le cap sur Marseille, où elle s'empare de la galerie SISSI pour son premier accrochage en solo. Cette année, les Magasins Généraux élargissent les horizons pour la peintresse. Elle divise l'immensité de l'établissement, en cinq salons où on est invité·es à s'immerger dans son univers. Au sein de ces derniers, on s'évade en restant bien au chaud. On s'immerge dans les albums, films et livres qui ont bercé la genèse d'immenses tapisseries, tout en (re)découvrant la douceur du coloriage. Vogue France est parti à la rencontre de cette artiste à rebours des conventions muséales, qui nous convie à une célébration du soi trop souvent négligée. Entretien.

© Welane Navarre

Rencontre avec Inès di Folco Jemni, prêtresse de l'onirique

Vogue France. Comment définiriez-vous votre art ?

Inès di Folco Jemni. Je dirais que mon art est l’espace d’un dialogue entre mes rêves, mes ancêtres et moi-même. J'ai grandi avec des parents qui avaient une immense bibliothèque. Enfant unique, j'ai commencé à me perdre dedans, et à les illustrer dans ma tête. Mon art, c'est une utopie que je construis d’abord pour moi, nourrie par la diversité de mes origines, de mes références et de mes voyages. J’ai commencé à parcourir le monde pour m’inspirer, chercher des motifs, des paysages, pour les retranscrire ensuite dans mes peintures. C’est l’endroit où tout ce que j’aime se réunit. Tout est possible, tout cohabite.

Quelles sont vos plus grandes inspirations ?

Le plus grand choc artistique que j’ai eu en étant enfant, c’est en découvrant Louise Bourgeois et ses grandes araignées sculptées, dans un film qui portait sur son enfance. C’est là que j’ai découvert que l’on pouvait faire de l’art pour se soigner, et qu’on pouvait sublimer l’histoire personnelle par ce biais. Je pense qu’elle est l’une de mes plus grandes influences. Ce film, c'était une chance de me confronter à la vie d'une artiste, à la fois terre-à-terre et complètement fantasque. Elle était à la fois une outsider complète, qui s’est battue pour s’extraire de sa famille, de son histoire qui l’a traumatisée, et transformer sa douleur en art.

Aussi, Kerry James Marshall est le plus grand peintre américain contemporain pour moi. La première fois que j’ai vu l’une de ses expositions, c’était en 2015 en Belgique. Et j’y ai vraiment compris en quoi c’était important d’imager les minorités dans leur vie quotidienne, surtout dans leurs moments de joie… On est incités à toujours représenter les mêmes corps dans les mêmes états, de façon tout à fait démunies. En tant qu’artiste, ce n’est pas forcément bénéfique et intelligent de jouer ce rôle-là : il y a de la beauté dans le fait de représenter des gens heureux et épanouis dans la vie quotidienne.

D’où vous vient l’idée de créer des salons ?

J’ai eu envie de retranscrire dans le réel l’idée de faire cohabiter mes inspirations, mes expériences dans leur matérialité. Imaginer des salons, c’est prendre à la lettre le concept d’avoir un espace mental dans lequel on se sent safe et accueilli, un espace dans lequel les gens prennent le temps d’exister, d’être assis avec des proches. Ne pas faire une exposition où tout va vite me tenait à cœur, je voulais que les gens soient libres de leurs corps un maximum.

Inès di Folco Jemni - Le Salon des Ancêtres© Marc Domage

Dès l’arrivée aux Magasins Généraux, on remarque ces grandes toiles, suspendues dans les airs, qui semblent être votre canevas de prédilection.

Les gigantesques toiles, c’est le matériau qui me permettait de faire des expérimentations, comme si j’avais une feuille de papier géante. Je peux en prendre une, la mettre au mur, y faire des tâches, jeter beaucoup de liquide qui fait sa vie, qui peut revenir après quelques jours. Puis, j’aime bien leur aspect multi-dimensionnel. Dans l’exposition, il est possible de découvrir l'envers des toiles, de voir les tâches qui ont traversé les mailles du tissu. De cette manière, la peinture a quelque chose de très abstrait : elle éveille la curiosité, elle affine la profondeur des toiles. Cela diffère de notre regard habituel sur des toiles enchâssées entre les murs. Lorsqu’elles flottent, les toiles ont quelque chose d’un songe, comme des images qui seraient sorties de mon imagination.

Savez-vous si c’est la première fois qu’une artiste, rompue aux techniques de peinture, a une exposition résidence aux Magasins Généraux ?

Oui, c’est la première fois !

Qu’est-ce que cela vous fait ?

Je suis très heureuse : c’est la première fois que j’ai autant d’espace pour une exposition. J’ai appris énormément de choses, rencontré énormément de personnes dont beaucoup qui découvraient pour la première fois mon travail. J’ai l’habitude d’être avec des gens qui me connaissent déjà, donc là, je sors vraiment de ma zone de confort. Ça m’a aidé aussi à être un peu moins timide… (rires)

Comment on parvient à s’emparer d’un espace aussi grand que celui des Magasins Généraux et surtout, à créer quelque chose de domestique avec des murs froids du musée ?

Dans mes toiles, j’utilise une palette de couleurs très vive et chaleureuse, ce qui peut donner un côté réconfortant à l’intérieur même des peintures. Aussi, mes toiles sont suspendues et flottent dans les airs. Cela fait respirer le lieu comme si on ouvrait des fenêtres entre les murs. Ensuite, on a choisi les meubles avec beaucoup de plaisir à chiner, à trouver des choses qui nous rappellent des souvenirs. C’est peut-être cela aussi : pas seulement une volonté de mettre des meubles pour que cela fasse beau, mais pour recréer des instants d’enfance, les convoquer. Et c’est fou que cela fonctionne, que les gens nous disent qu’ils peuvent souffler.

Inès Di Folco Jemni, La Sieste© Martin Argyroglo

En parlant d’aspect domestique, vos toiles suggèrent l’évasion, le voyage. Comment approchez-vous cette tension avec l’aspect sédentaire du salon ?

Je pense que ce n’est pas forcément impossible de réconcilier les deux. Lorsqu’on se sent bien chez soi, on peut aller partout, on peut s’évader… C’est ça, la rêverie : pas un endroit où je fuis une situation, mais au contraire, quelque part où je me sens en sécurité.

On se réconcilie beaucoup avec l’enfance devant vos toiles, par cette exhortation à l’imaginaire ou même par les cartels à l’adresse des plus petits. Qui était Inès di Folco Jemni enfant ?

Quand j’étais enfant, j’étais très souple d’esprit : j’ai vite saisi que je pouvais passer le pas d’univers divers, que ce soit par mes amis, les quartiers où j’ai grandis, mes influences familiales… Mon enfance m’a munie des clés pour comprendre qu’il y a différents mondes, différentes cultures, différents flux de conscience…

Si il y a un message que vous aimeriez adresser aux enfants par vos toiles, quel serait-il ?

J’aimerais les aider à ne pas perdre cette spontanéité, cette liberté que l’on a lorsqu’on est jeune. Il faut apprendre à se défendre, repérer les moments où les adultes cherchent à nous intimider, à nous impressionner. Ce sont ces situations qui nous déconnectent petit à petit de son esprit d’enfant parce qu’on a envie d’être respecté par les plus grands. Donc, j'aspire à ce qu’ils gardent cette douceur, cette innocence, tout en sachant reconnaître les abus, les intimidations. Je pense que je continuerai toute ma vie à travailler avec eux : avoir des expériences fortes avec l’art alors qu’on est encore tout petit peut vraiment changer notre rapport au monde.

Au-delà des traits de pinceaux, vous déployez plein d’autres instruments artistiques, comme les paillettes ou des pigments bruts.

Je n’ai jamais rien jeté ! (rires) Dans mon travail, j’utilise même parfois des choses de même quand j’étais petite : j’ai changé mille fois d’atelier mais j’ai gardé toutes les choses que j’achetais à l’époque pour d'autres projets. Au final, mon atelier était une espèce de jungle, où j'étais libre d’improviser, d’avoir recours à des matériaux qui ne me contraignent pas qu’à peindre.

Quelle importance ont les rites et les spiritualités dans votre pratique artistique ?

Ils occupent une place très importante dans mes œuvres parce que je me suis rendue compte que j’avais toujours en tête la recherche d’une certaine spiritualité : j’avais besoin d’assister et de vivre certains rites de passage, que ce soit par des rituels avec les amis ou par mes voyages… On ne célèbre jamais le fait d’avoir réussi à vivre sur plusieurs générations, à survivre à différentes épreuves, que ce soit des examens, des transformations du corps ou autre… Ce sont ces expériences du sacré au quotidien que j’ai envie de transformer en peinture. J’admire le fait que ce rapport sacré au quotidien perdure, alors qu’il se fait de plus en plus rare en Europe.

Si beaucoup conçoivent l’imaginaire et le politique comme deux notions qui s’opposent, elles semblent au contraire se réconcilier dans vos toiles.

M'emparer de la question de la représentation a été une clé pour résoudre cette question. J’ai grandi dans l’absence totale de représentations que je voyais : personne ne me ressemblait, en tout cas peu d’artistes. On est vraiment dans un moment où les gens se rendent compte que leurs histoires comptent. Il est possible de raconter des récits, des façons de faire en dehors de l’Europe. C’est même ça l’Europe : une multiplicité de nations, de gens, de façons de faire… Dans ma vie, j'ai dû m'adapter à des situations où j’étais en minorité et je pense que c’est important de comprendre que cela peut être l’inverse.

© Maximin Costa

Vous dites adopter une perspective décoloniale à l’égard des savoirs : comment cela se manifeste dans votre processus créatif ?

C’est une démarche qui est notamment nourrie par mes lectures : par exemple, mes recherches sur les plantes, sur le marronage, sur la façon dont l’esclavage a pu influencer différentes trajectoires. Tout cela se retranscrit dans mes toiles. C’est important pour moi qu’on puisse raconter ces récits par de l’histoire visuelle, et pas seulement pour les livres. Je trouve que l’image, et la fiction de règle générale, est un moyen de sortir des sentiers battus, de s’adresser à des personnes plus à la marge de ces enjeux.

L’exposition est connue pour reproduire l’intimité d’une maison : pour vagabonder, pour se détendre, lire un livre, écouter de la musique, dessiner… Alors que l’exposition touche à sa fin, comment les gens se sont appropriés le lieu ?

Je me réjouis que les visiteurs aient pu passer beaucoup de temps devant l’exposition : qu’ils aient pu laisser leurs enfants dessiner, colorier pendant qu’ils regardaient les œuvres. Plus encore, j’ai vu les enfants avoir un moment où ils étaient actifs dans l’exposition. Ils étaient beaucoup plus spontanés alors que les adultes attendaient plus leurs tours. Mais j’étais ravie de voir que tout le monde puisse écouter les musiques que j’aime, lire les livres que j’ai lus… Je voulais faire entrer le monde dans mon univers, partager vraiment c’est quoi être une artiste en montrant les recherches, les voyages et les risques qui m’ont fait vibrer. Et je crois que le monde a bien réussi à l’investir !

Inès Di Folco Jemni, Rêve océanique© Martin Argyroglo

Inès di Folco Jemni : Le salon des songes, une exposition à découvrir dès maintenant jusqu'au 7 avril, aux Magasins Généraux, 1 rue de l'Ancien Canal, 93500 Pantin. Plus d'informations sur Magasinsgénéraux.com.

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