Interview

Chloë Sevigny se livre sans filtre : “À part mon nom, ce que j’ai de plus français ? Peut-être mon sens du style"

Cool mais pas superficielle, arty sans être poseuse, branchée tout en restant accessible: allergique aux étiquettes, l’actrice et réalisatrice new-yorkaise Chloë Sevigny mène sa carrière en toute liberté. Rencontre avec la cover girl du Vogue France de février 2024.
Chloë Sevigny porte une robe en laine Fendi des collants Calzedonia et un bracelet Bouton dOr petit modèle en or rose...
Photographe Larissa Hofmann. Réalisation Jasmine Hassett.

Chloë Sevigny incarne le cool, cette rare alliance de l’underground et du populaire, un épatant sens de la mode qui lui a permis de conquérir le New York des années 1990. Ce New York que l’enfant de Darien, Connecticut, a adopté dès ses 18 ans, et auquel elle est restée fidèle. N’ayant jamais cédé aux sirènes de Hollywood, Chloë Sevigny a toujours, cependant, enchaîné les tournages, entre cinéma d’auteur (de Jim Jarmusch à Melina Matsoukas) et séries blockbusters (de Big Love à The Girl from Plainville). Cette année, on la voit dans la deuxième saison de Feud, concept vintage créé par le showrunner Ryan Murphy. Réalisée par Gus Van Sant, la série revient sur la rupture entre Truman Capote et ses amies de la haute, les Swans. Chloë Sevigny y interprète C. Z. Guest, considérée comme l’une des femmes les mieux habillées des Etats-Unis – il n’y a pas de hasard... On retrouvera ensuite Chloë dans une nouvelle adaptation de Bonjour Tristesse, où elle joue Anne, la belle-mère de l’héroïne imaginée par Françoise Sagan. Quelques jours après notre séance photo organisée dans son périmètre new-yorkais, on discute longuement avec une artiste prolixe et enjouée, qui évoque aussi bien ses ambitions artistiques que ses enjeux personnels.

Cover gril du Vogue France de février 2024, Chloë Sevigny revient dans la série Feud: Capote vs. The Swans réalisée par Gus Van Sant

Tunique noire à volants en mousseline de soie brodée de galons blancs en coton et sequins et ornée de boutons bijoux, et babies en tissu Chanel. Collants Calzedonia.Photographe Larissa Hofmann - Réalisation Jasmine Hassett.

Vogue France. Avec Feud: Capote vs. The Swans, Gus Van Sant brosse le portrait, aussi ambivalent que passionnant, de Truman Capote... auquel vous êtes également sensible ?

Chloë Sevigny. "Adolescente, j’étais une très grande fan de Truman Capote. Et je le suis toujours! Malheureusement, ce genre de personnages, plus grands que nature, n’existent plus vraiment. Si Andy Warhol a photographié Truman Capote, c’était parce qu’il était une pop star doublée d’un écrivain extrêmement doué… L’auteur du célèbre De sang-froid, bien sûr, mais aussi du complexe Petit déjeuner chez Tiffany – auquel l’adaptation cinématographique ne rend pas justice.

Dans la série, vous incarnez C. Z. Guest, une socialite qui faisait partie de la bande des Swans, amies avec Truman Capote avant de s’en éloigner, suite à son texte La Côte Basque, publié dans Esquire en 1975, où il révélait leurs plus sombres secrets…

C. Z. Guest a été l’une des seules à rester loyale envers lui. Elle a été mannequin, entrepreneuse avertie, grande sportive, excellente cavalière, passionnée par les plantes jusqu’à écrire des livres sur le jardinage ! En comparaison avec la personnalité de ses amies, la sienne, plus tendre, dénote.

Autre projet à caractère littéraire : l’adaptation de Bonjour Tristesse, réalisée par l’écrivaine Durga Chew-Bose. Qu’avez- vous le plus aimé dans le premier – et légendaire – roman de Françoise Sagan ?

La manière dont la jeune héroïne, Cécile, s’examine avec une profonde honnêteté, et la dynamique père-fille, d’habitude peu étudiée dans la littérature ou au cinéma. Il ne s’agissait pas simplement d’incarner une belle-mère larguée au profit d’une femme plus jeune. Devons-nous continuer à perpétuer ce genre d’histoire ? Je n’en suis pas certaine, et la cinéaste avait une vision très novatrice du sujet, envisageant le lien entre ces femmes, leur influence mutuelle... C’est surprenant, et je crois que cela a aussi plu au fils de Françoise Sagan, Denis Westhoff, qui est venu nous rendre visite sur le plateau.

Pourquoi avoir choisi de mettre en scène, pour votre prochain film comme réalisatrice Lypsinka: Toxic Femininity, John Epperson, dont les performances drag ont bousculé la scène music-hall américaine des années 1990 ?

Je l’admire depuis toujours, et quand Scott Elliott, le directeur de la troupe The New Group, m’a demandé de filmer John, j’ai aussitôt accepté. J’ai utilisé des anciennes caméras bêta, afin de correspondre aux captations disponibles de John sur YouTube. Le budget était très limité, mais, étant une grande adepte de Kenneth Anger (essayiste et réalisateur américain, entre autres auteur de Hollywood Babylone, ndlr), j’ai misé sur l’éclairage, et j’ai veillé à suivre les deux inspirations de Lypsinka : Judy Garland et Joan Crawford. Deux actrices mythiques qui luttaient contre leurs démons, et dont la relation à la gloire était si distincte. Examiner comment une femme porte une robe, divertit son public, pense à sa carrière, à sa maternité et à sa place dans le monde, c’est passionnant…

En quoi être actrice vous a aidée à passer derrière la caméra ?

D’une part, parce que je sais naturellement communiquer avec les acteurs, vu que nous exerçons le même métier. D’autre part, je suis bourrée de TOC, j’ai toujours été obsédée par mes costumes, mes accessoires... et j’ai toujours voulu savoir ce qui se tramait sur un plateau. J’admire les comédiens qui laissent les autres s’activer autour d’eux et se concentrent uniquement sur leur jeu. On m’a souvent conseillé de faire de même. Hélas, j’ai besoin de contrôler toutes les petites choses qui m’entourent. Et je déteste les moments où ça stagne, où il faut attendre le mot “action!”

Robe cache-cœur en gabardine de coton et slingbacks Dune en cuir verni, Saint Laurent par Anthony Vaccarello. Ceinture fleur Vaquera. Collants Calzedonia.Photographe Larissa Hofmann - Réalisation Jasmine Hassett.

Le court-métrage Kitty racontait la transformation d’une petite fille en chaton, Carmen s’attardait sur les ressentis d’une actrice célibataire, White Echo raconte une bande d’amies s’essayant, entre autres, au spiritisme. Traiter de sororité, cela compte pour vous ?

Oui! D’abord, j’aime profondément les actrices. De Mia Farrow à Gena Rowlands, de Shelley Duvall à Uma Thurman, tant m’ont inspirée... Je les préfère largement aux acteurs, dont l’énergie
sexuelle peut parfois être pesante. Ensuite, le scénario de White Echo est en effet basé sur ma relation, ô combien précieuse, avec mes amies. Un des dialogues est directement tiré d’un échange avec l’une d’elles, il y a quelques années. Mon compagnon venait de me quitter, et mon amie me répétait: “Qui se soucie de lui? Ce n’est pas un véritable artiste !” Parce qu’en effet, il se sentait menacé par ce que j’étais. Il luttait sans cesse entre le travail dit commercial et la beauté du geste. Cela provoquait beaucoup de disputes car il estimait être plus “pur” que moi, qui essayais de concilier les deux avec le plus d’honnêteté possible.

Il est vrai que vous n’avez jamais cherché à tourner dans des films commercialement viables!

Au début de ma carrière, j’aimais jouer dans des films au succès confidentiel, non distribués par de grands studios. Tout ce qui m’importe, c’est la profondeur que je peux apporter à un personnage, quel qu’il soit. Dans les années 1990, c’était un peu une question de crédibilité ! Lors d’une discussion avec Luca Guadagnino (qui a fait tourner Chloë dans le film Bones and All
et la série We Are Who We Are, ndlr), il m’a confié que cette indépendance l’avait incité à me contacter. Donc, quelque part, ça a valu le coup…

Que signifie l’indépendance artistique aujourd’hui ?

Je ne sais plus trop si cela existe vraiment. Aujourd’hui, les films les plus indies sont diffusés sur les plateformes de streaming parce qu’ils doivent être visionnés par le plus grand nombre, malgré tout. Et rien n’est si contradictoire : Claire Denis, une de mes héroïnes, Jean-Luc Godard ou Leos Carax ont fait appel à de grandes stars alors qu’ils pratiquent le cinéma dit d’auteur. Ce sont des esprits si libres !

Il y a 28 ans, vous avez été révélée grâce à un film underground, devenu culte depuis: Kids, et vous avez très vite frayé avec le milieu de l’art contemporain…

C’est probablement le film le plus populaire dans lequel j’ai joué ! J’ai toujours côtoyé cette contre-culture liée au skateboard, disruptive, rebelle... Kids est devenu un classique et j’en suis très fière. Larry Clark était aussi un excellent photographe, qui a exposé à New York durant les années 1990. Il connaissait plein d’artistes comme Mike Kelley ou Cindy Sherman. À l’époque, je vivais à Soho et je me revois découvrir dans des galeries voisines le travail de Gerhard Richter ou de Félix González-Torres. J’étais totalement obsédée par Sophie Calle ! Pourtant, quelques années plus tôt, j’étais, comme plein d’ados, attirée par Gustav Klimt, l’impressionnisme, le mouvement dada... À la fois direct et obtus, le langage de l’art contemporain m’a instinctivement fascinée. Un langage dans lequel évolue mon époux (le galeriste Siniša Mačković, ndlr). La programmation de sa galerie expose un corpus captivant mais longtemps négligé pour de mauvaises raisons, liées à la couleur de peau ou au genre.

D’ailleurs, bien avant que les sujets autour du genre soient abordés, vous vous êtes illustrée dans un autre rôle très fort, dans Boys Don’t Cry : celui de la petite amie de Brandon Teena, jeune homme trans assassiné en 1993.

C’est vrai, je ne crois pas qu’à l’époque, beaucoup de gens parlaient des personnes trans et des obstacles auxquelles elles pouvaient être confrontées... C’était tabou. Mais le cas de Brandon Teena a été très médiatisé car il était si beau, et son destin si tragique ! La réussite du film tient d’abord au travail de Christine Vachon, une pionnière qui avait produit Kids et a financé des films qui embrassaient la communauté queer, notamment ceux de Todd Solondz et Todd Haynes. Elle a encouragé Kimberly Peirce, dont Boys Don’t Cry était le premier long-métrage. Toute cette sensibilité m’a portée... comme elle a aussi porté le public.

Avant tout le monde aussi, on vous a vu jouer dans des séries. Pourquoi ce choix du petit écran, longtemps méprisé ?

Très tôt, j’ai été captivée par Les Soprano, Six Feet Under et la créativité de HBO. Laquelle m’a proposé le rôle de Nicki dans Big Love. Avant d’accepter, je me suis documentée sur ces communautés polygames et j’ai été sidérée par le fait que cela se passe aux États-Unis, à deux pas de chez nous. Les filles sont retenues en captivité, sont mariées à l’âge de 12 ans. Elles ne savent même pas qui est le président américain ! C’était trop passionnant pour que je ne me lance pas dans cette aventure. Et, pour être totalement honnête, jusqu’ici, je vivotais d’un salaire à
l’autre. Je voulais m’acheter un appartement, gagner ma vie correctement, devenir adulte et donc de connaître ce qu’était un travail régulier, puisque s’engager sur une série comme Big Love engage durant plusieurs saisons.

Chloë Sevigny se livre sur son rôle de mère et sa nouvelle vision de la vie

Chemise à franges en organza et fragment de robe en georgette de soie Prada. Bague Éternelle Macri Capri et bague Éternelle Macri AB en or jaune, or blanc et diamants, et bague Rolo en or jaune, or blanc, perle baroque et diamants, Buccellati.Photographe Larissa Hofmann - Réalisation Jasmine Hassett.

En 2020, vous avez donné naissance à votre premier enfant. Cela a forcément changé le cours de votre existence ?

Totalement, mais cela n’est en aucun cas une validation ou un passage obligatoire. Si j’ai toujours pensé que j’aurais des enfants, rien ne s’est passé pendant longtemps et je me suis interrogée. Est-ce que j’aimerais être mère ? Pourrais-je réussir à l’être ? Ce rapport à la parentalité est très personnel, donc complexe : j’ai des amis qui se passent très bien d’enfants, d’autres qui en rêvent mais ne trouvent pas la bonne personne avec qui le concevoir ou rencontrent des problèmes de fertilité. Je me sens parfois mal à l’aise de dire tout ce que cela signifie pour moi alors que c’est un
souhait inassouvi de tant d’autres. Ou que d’autres, n’en ressentant pas le désir, se sentent coupables, ostracisés... Sur les réseaux sociaux et particulièrement Instagram, on nous montre comment nourrir parfaitement son bébé, ranger parfaitement ses jouets, etc. Mon fils ne tolère que trois aliments en tout et pour tout. On a l’impression qu’il ne veut rien manger, et c’est très embarrassant, mais que puis-je faire ? Je continue d’essayer, voilà tout.

Je me garderais bien de juger l’alimentation de votre fils !

Vous êtes française, et il semble que dans votre pays, la parentalité est envisagée très différemment. En Amérique, il y a tellement d’attentes liées à notre société capitaliste qu’on doit toujours faire mieux, car on est sans cesse jugés. Heureusement, j’ai eu la chance d’être une enfant des années 1970 et je me retrouve à répéter ce que ma mère m’assénait quand j’étais plus jeune !

Par exemple ?

Le respect qu’on doit montrer à autrui. Un jour, j’ai fait appel à une baby-sitter sur un tournage, et, très énervé, mon fils s’est comporté comme un petit morveux qu’il n’est pas et j’ai dû élever la voix – ce que je ne fais pratiquement jamais. Je n’aurai pas d’autres enfants, il est le seul et unique, il n’a que 3 ans et nous sommes très attachés l’un à l’autre. Comment puis-je ne pas trop le gâter? Je m’efforce donc de l’éduquer avec discipline... et une solide capacité à négocier !

Chloë Sevigny... Hormis votre nom, qu’avez-vous de plus français en vous ?

Mon sang, même si cela remonte à loin. Ou peut-être mon sens du style ? J’ai l’impression d’être moins portée que mes compatriotes sur la plastique, l’impeccabilité. D’être plus naturelle… Ah, je sais! Comme les Français, je suis très douée pour lâcher prise. Ils ont gardé cette culture du café que nous n’avons pas en Amérique. Ici, c’est “go, go, go !” du matin au soir. Quand je séjourne en France, je peux rester assise à papoter avec des amis pendant des heures... et ça me va très bien.

Chemise et jupe midi en toile de coton, Max Mara.Photographe Larissa Hofmann - Réalisation Jasmine Hassett.

Vous avez le rire facile... L’humour, c’est une stratégie de survie ?

Absolument. L’autre jour, on m’a demandé quel était mon plus grand souhait actuel et j’ai répondu: “Plus d’humour!” Je rêve de talk-shows outranciers et hilarants, avec de grands esprits à la Truman Capote, justement. Mais c’est comme s’il n’y avait plus de place pour ça. Ces derniers temps, les gens sont tellement sur les nerfs... Tout le monde veille scrupuleusement à n’offenser personne. Et c’est dommage qu’il n’y ait plus de place pour les excentricités, vous ne trouvez pas ?"

Photographe Larissa Hofmann
Réalisation Jasmine Hassett
Talent Chloë Sevigny
Coiffure Jimmy Paul
Mise en beauté Fara Homidi
Manucure Megumi Yamamoto
Set design Gerard Santos
Production AP Studio

Le numéro de Vogue France de février 2024 avec Chloë Sevigny, en kiosque le 24 janvier et en ligne

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