Cinéma

Cécile de France : “Je peins mes rôles comme on peint des tableaux”

Rencontre à Cannes avec la comédienne solaire qui interprète la femme du peintre Pierre Bonnard dans Bonnard, Pierre et Marthe, le nouveau film de Martin Provost, au cinéma ce 10 janvier 2023.
Bonnard Pierre et Marthe
Carole Bethuel

Pierre Bonnard (Vincent Macaigne) ne serait pas l'artiste admiré que l'on connaît sans Marthe (Cécile de France), sa femme et muse adorée. Une silhouette à l'arrière-plan, un corps nu dans une baignoire, un chapeau dans une foule… Elle est là, sur presque tous les tableaux du peintre qui a partagé sa vie durant plus de cinquante ans. Une histoire d'amour au-delà des conventions (ils n'ont pas eu d'enfant, et se sont mariés la cinquantaine passée) merveilleusement racontée dans Bonnard, Pierre et Marthe, le nouveau film de Martin Provost, présenté à Cannes dans la sélection Cannes Premières, portée par Vincent Macaigne et Cécile de France. La comédienne, divine dans ce rôle lumineux, revient sur son rapport au corps, très présent dans l'œuvre de Bonnard, et son amour pour la peinture.

Rencontre à Cannes avec Cécile de France

Vogue. Que connaissiez-vous de Marthe Bonnard ?

Cécile de France. Très peu de choses. Peu de gens la connaissent, sauf peut-être les habitants de la région, car elle et Pierre ont vécu au Cannet. Elle ne cherchait pas la reconnaissance. Elle a fait une petite exposition en 1924 à Paris mais ce n’était pas pour se faire un nom. Elle avait une phobie sociale, et redoutait surtout d’être démasquée, car elle avait menti sur son vrai nom et cachait ses origines modestes, et une enfance très douloureuse. C’était un être blessé. Elle n’a pas fait de la peinture pour faire de la peinture, mais pour transcender sa douleur. Quand j'ai découvert ses tableaux, j'ai ressenti la vibration de son travail et la puissance des couleurs.

Cela a suffi à vous donner envie de l’incarner au cinéma ?

Oui, et pour plusieurs raisons. La première, pour Martin Provost qui a réalisé Séraphine et Violette notamment. C'est un grand portraitiste de femmes, et j’ai tout de suite voulu accompagner son désir, en lisant le scénario. La seconde, pour montrer la trajectoire d’une femme, un peu singulière, un peu sauvage, complètement énigmatique. Et enfin, pour cette très belle histoire d’amour. Pierre et Marthe sont indissociables, ils se nourrissent l’un de l’autre et l'œuvre de Pierre existe parce qu’ils étaient deux.

Carole Bethuel

Les musées mettent de plus en plus en avant les femmes artistes. Pensez-vous que le cinéma est encore frileux à les mettre en lumière ?

Non, je pense que ça bouge. Il faut être heureux des efforts et des mutations qui sont en train de se faire. Je trouve cela merveilleux d’avoir pu incarner ce rôle, qui n’aurait pas pu exister il y a quinze ans je pense.

Vous incarnez Marthe à plusieurs âges de sa vie. C'est l'un des jolis défis d'une actrice.

Oui c’est particulier car il y a quelque chose dans le corps - elle était malade mais, même vieille, elle avait toujours cette même vitalité, cette même fraîcheur, ce même corps en mouvement qui a tant inspiré Pierre Bonnard.

Quelle période de sa vie était la plus intéressante à jouer ?

Dans chaque période, il y a quelque chose de très intéressant, que ce soit dans le fait de retrouver quelque chose de juvénile, dans la manière de se mouvoir et d’être libre dans son corps… Au début, elle est un peu comme Audrey Hepburn dans My Fair Lady. C’était une fille très modeste, paysanne à l’origine. Et puis elle change au fur à mesure de sa vie, sa posture est plus digne. Je pense à la scène dans l’eau où les forces sont inversées. Et puis à la fin, c’est touchant, et fort, d’incarner une femme qui va mourir.


Vous reconnaissez-vous en elle ?

Je fais rarement le lien entre mes personnages et moi-même. Justement, je les peins comme un peintre peint un tableau. J’aime que ce soit de la création. J’aime puiser en moi évidemment, mais c’est plus dans ma sincérité et ma sensibilité au moment d’exprimer des émotions. Je ne vais pas forcément aller puiser dans ma vie.

© Memento Distribution

Comment avez-vous créé cette belle complicité avec Vincent Macaigne ?

Assez naturellement. Il était très impliqué dans la préparation de son personnage. Il a beaucoup dessiné, peint… Ça me touche toujours un acteur qui s’implique, qui veut être à la hauteur de son personnage. Il y a mis tout son cœur et toute son énergie donc ça m’a inspiré beaucoup de respect.

On vous voit de plus en plus dans des films en costumes…

J’en ai fait beaucoup, oui. Ce qui est génial c’est que le hasard a fait que trois films - Illusions perdues, Mademoiselle de Jonquière et celui-ci - ont été faits avec Pierre-Jean Larroque, qui est un costumier extraordinaire. À chaque fois c’est un bonheur, une chance, de pouvoir collaborer avec des génies comme lui. Les grands génies sont souvent des gens au grand cœur, humainement et artistiquement, alors c’est vraiment passionnant. Et je me dis à chaque fois “Je vais vivre une aventure extraordinaire…”

Marthe commence à peindre pour pallier à sa tristesse. Diriez-vous que l’art est thérapeutique ?

Oui, c’est le propre de l’humain. L'art, c’est quelque chose d’extraordinaire. C’est notre imaginaire. C’est notre force émotionnelle de pouvoir se raconter des histoires. Même chez les autres primates il n’y a pas ça. C’est une capacité cérébrale hors du commun dans le règne animal donc il faut la valoriser et s’en émerveiller.


Quel est votre rapport à la peinture ?

Je dessinais quand j’étais petite, et je peignais un peu comme tous les enfants. J’adorais ça. Et puis quand j’ai commencé à faire du théâtre, j’ai un peu tout laissé de côté. Du coup, sur le tournage, je me suis vraiment régalée. Le tableau des chiens, c’est moi qui l’ai fait, notamment. Edith Baudrand, qui a peint toutes les peintures du film et qui était notre professeure, m'avait donné comme exercice de peindre les deux chiens du couple, et finalement elle a beaucoup aimé le résultat alors on a gardé le tableau dans le film.


Quels artistes vous touchent particulièrement ?

C’est difficile parce que cela dépend de ce que vous traversez dans votre vie, de quel rapport vous avez avec un artiste à un moment donné. Pendant longtemps, j’étais assez fascinée par Max Ernst, maintenant plus du tout. C’est comme les films, c’est en fonction de ce que vous vivez, de ce que vous avez traversé émotionnellement. Là, en ce moment, je suis à fond sur Bonnard !

Pierre Bonnard - Fenêtre ouverte sur la Seine (Vernon), 1911-1912 - Huile sur toile - 78 x 105,5 cm - Nice, Musée des Beaux-Arts

Fine Art Images/Heritage Images via Getty Images

Qu’est-ce que vous aimez dans ses oeuvres ?

La puissance, l’exaltation des couleurs. Et le contraste entre l’intimité du foyer, l’intérieur de la maison qu’il aimait beaucoup (il avait cette complicité avec Marthe à propos des petites choses du quotidien qui se passaient à l’intérieur), et la force de l’extérieur. Je pense notamment à La fenêtre ouverte qui est une peinture où l’on ressent la puissance de l’été, la chaleur à travers des couleurs uniques au monde. Très peu de peintres ont réussi à faire vibrer la couleur aussi fortement. J’aime ce contraste entre la douceur du foyer et la puissance de la nature extérieure.


Qu’est-ce qui vous anime encore aujourd’hui dans votre métier de comédienne ?

Chaque nouveau projet, chaque fois que l’on me propose quelque chose, mon cœur bat. On grandit à chaque fois que ce soit là, par exemple, avec la peinture, les partenaires de jeu avec qui on travaille, les metteurs en scène, les lieux où l’on tourne aussi. Il y a vraiment un enrichissement, qui est un privilège en fait.

Bonnard, Pierre et Marthe de Martin Provost avec Cécile de France et Vincent Macaigne, au cinéma le 10 janvier 2024.

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