Éditorial

Éditorial : La défection d'Igor Gouzenko

L'article suivant est un éditorial rédigé par le personnel de l'Encyclopédie canadienne. Ces articles ne sont pas généralement mis à jour.

Un coup frappé à la porte de l’appartement l’arrête net. Un autre coup, plus fort, plus insistant est suivi d’un martèlement. Une voix prononce plusieurs fois son nom. Enfin, le martèlement cesse et les pas s’éloignent dans l’escalier. Il savait qu’il allait avoir besoin d’aide.

Igor Gouzenko
Igor Gouzenko à la télévision en 1966. Plus de la moitié des condamnations en vertu de la Loi sur les secrets officiels résultent de la défection de Gouzenko.

« Il », c’est Igor Gouzenko, chiffreur à l’ambassade soviétique à Ottawa. Nous sommes le 6 septembre 1945, le lendemain de son départ définitif de l’ambassade, après des semaines à ramener chez lui des documents secrets cachés sous ses vêtements. Les agents soviétiques sont venus l’arrêter, mais trois de ses voisins canadiens le protègent lui et sa famille. Ils appellent la police et disent aux agents, lorsqu’ils reviennent, que la famille Gouzenko est partie.

Gouzenko affirme que l’Union soviétique conserve un important réseau d’espionnage au Canada, principalement dans l’espoir d’obtenir les secrets de la bombe atomique. De plus, prévient Gouzenko, les Soviétiques, loin d’être des alliés, se préparent à dominer le monde. Les révélations de Gouzenko font voler en éclat la naïveté du peuple canadien et sa défection marque le début de la Guerre froide entre les Soviétiques et l’Occident. Elle mènera à la création de l’OTAN et au pacte de Varsovie.

Dans son autobiographie This Was My Choice, Gouzenko dépeint la vie des Russes sous Staline. Les conditions de vie du jeune Igor sont inimaginables pour la plupart des Canadiens. La privation et la pauvreté font de nombreuses victimes chez le peuple soviétique. Ce dernier est accablé par la cruauté et le despotisme du gouvernement communiste. Son histoire est en effet faite de purges politiques, de camps de concentrations, d’exécutions massives et de torture.

511, rue Somerset

L'appartement à Ottawa où vivait l'espion soviétique Igor Gouzenko.

En grandissant, Igor apprend à se taire, à ne faire confiance à personne et à se conformer. Puis, étudiant à l’Institut d’architecture de Moscou, il est conscrit et envoyé à l’Académie de génie militaire Kuibishev de Moscou. Il s’y distingue et se retrouve ensuite à l’École supérieure de renseignement de l’Armée rouge. Alors qu’il est étudiant chiffreur, il comprend que le fait d’avoir accès à certains secrets le rend à la fois utile et dangereux pour le gouvernement. C’est alors que naît son projet de défection.

Gouzenko est transféré au quartier général des renseignements militaires soviétiques à Moscou, où il observe le réseau d’espionnage communiste, étendu dans le monde entier. En 1943, il est envoyé à Ottawa. Au Canada, il découvre une terre d’abondance, une terre qu’il refusera de quitter quand on lui demandera de retourner à Moscou. Il découvre aussi un vaste réseau d’espionnage dirigé par le colonel Zabotin.

Quand Gouzenko quitte l’ambassade le 5 septembre, il sait qu’il doit agir vite avant qu’on remarque sa disparition et celle des documents. Face à l’incrédulité et à la lenteur bureaucratique, lui et sa famille se trouvent ballottés d’un bureau gouvernemental à un autre. De guerre lasse, craignant pour leur vie, ils retournent à leur appartement. Cette nuit-là, tandis qu’il observe les hommes qui font le guet devant son appartement, Gouzenko sait que leur situation est désespérée. Il demande alors de l’aide à son voisin.

Il appert enfin que les fonctionnaires canadiens l’ont bien écouté, mais qu’ils ont pris le temps de vérifier ses allégations. Le 7 septembre, les Gouzenko reçoivent l’asile politique. En moins d’un mois, ils sont amenés au camp X, une école d’espionnage top-secrète à Whitby, en Ontario.

Édifices du Camp X
Édifices du Camp X, 1942, photographe inconnu. (Avec la permission des archives de Whitby, 29-000-001.) fr.

L’enquête du gouvernement dure des mois. S’appuyant sur la Loi sur les mesures de guerre comme justification légale, la GRC arrête 13 suspects le 16 février 1946. Sept d’entre eux sont déclarés coupables. Le 14 mars, 26 autres Canadiens sont arrêtés pour espionnage, dont le député Fred Rose. Onze sont reconnus coupables, dix, acquittés et cinq, libérés sans inculpation.

Parmi ceux qui sont mis en cause par les documents de Gouzenko, figurent Egerton Herbert Norman, un fonctionnaire des Affaires externes activement poursuivi par la « police rouge » américaine et Lester B. Pearson, alors secrétaire d’État aux Affaires extérieures, qui protège ardemment Norman. Gouzenko soutient que Pearson a des tendances communistes, ce que prétend aussi Elizabeth Bentley, un agent double soviétique qui retire ultérieurement son témoignage.

Aujourd’hui encore, les historiens débattent de la question de la loyauté de Pearson. Certains considèrent Gouzenko comme un héros à la cause de l’Occident, d’autres l’accusent d’être un mercenaire ou un traître. À ces derniers, Gouzenko répondra qu’il « avait un devoir envers les millions de personnes réduites à l’esclavage et muselées en Russie ». Au pire, il s’agit d’un opportuniste qui a amélioré son sort et celui de sa famille, même s’il n’a pas eu la chance de connaître la liberté que nous tenons pour acquise. Il a passé le reste de sa vie à Mississauga sous la protection de la police. Il est décédé en 1982.

En fin de compte, Gouzenko a rendu hommage au Canada, à la démocratie et à la liberté. Il a risqué sa vie et celle de sa famille pour adopter ce que nous considérons comme des droits innés.

Voir aussi Loi sur les secrets officiels; Canadiens d’origine russe.